Le programme de seconde en sciences économiques et sociales sera allégé à la rentrée 2016. Retour sur le déroulement et les raisons d’un allègement qui, critiqué par une frange du monde patronal, a conduit la Ministre à solliciter les avis du Conseil supérieur des programmes et du Conseil national éducation-économie sur l’ensemble des programmes de SES au lycée. Ce qui n’a pas empêché 5 représentants patronaux de démissionner du Conseil national éducation-économie.
Acte 1 – Une demande d’allègement portée par l’APSES et ayant bénéficié d’un large soutien syndical
L’allègement du programme de seconde est une demande portée par l’APSES depuis 2011. Face à des élèves de seconde qui découvraient un nouveau champ disciplinaire, le plus souvent en classe entière et dans le cadre d’un enseignement d’exploration d’une heure et demie par semaine seulement, traiter les 8 questions au programme s’est rapidement avéré impossible, et ne permettait pas de mettre en oeuvre des pratiques pédagogiques diversifiées mieux à même de placer les élèves en situation de réussite.
Dans le cadre du bilan de la réforme des lycées initiées par le Ministère, l’APSES, soutenue par de nombreux syndicats, a donc adressé en janvier une lettre à la Ministre demandant à faire passer de 8 à 6 le nombre de chapitres devant être traités en une année scolaire.
Les discussions avec les services du Ministère ont permis d’établir un projet d’allégement. Le Conseil supérieur de l’éducation du 30 juin 2016) a très largement validé ce projet, par 38 voix pour et 3 contre (10 abstentions et 4 n’ayant pas pris part au vote), et le programme allégé a été publié au JORF du 4 juillet 2016.
Acte 2 – Des critiques virulentes de la part d’une partie du patronat
Début juin, un article du Monde dévoile le projet d’allègement : la question « Comment se forment les prix sur un marché ? » ne sera plus obligatoire. Comme l’expliquent les Echos, les « milieux économiques » y voient un « prisme idéologique », de la part d’enseignants qui seraient marqués par une « culture déconnectée de la réalité économique et, pour beaucoup d’entre eux, marquée par la pensée marxiste » et seraient « très éloignés du monde de l’économie privée qu’ils ne comprennent pas car ils n’ont souvent jamais mis les pieds dans une entreprise » ! Des critiques qui reviennent dans un article du Figaro, où un patron du CAC 40 affirme que « l’enseignement de l’économie est profondément biaisé en France ». Le Ministère a beau répéter que le thème « entreprise et production », qui reste obligatoire, « a vocation à faire découvrir les notions d’entreprise, de production marchande, de valeur ajoutée, et de faire découvrir l’organisation des entreprises et leur rôle économique », et Philippe Watrelot rappeler sur AlterEco+ en quoi ces critiques patronales relèvent des plus grossières caricatures, la polémique ne cesse pas. Le MEDEF publie un communiqué de presse intitulé « Programme d’économie de seconde : halte à la braderie! » Xavier Huillard, PDG de Vinci et président de l’Institut de l’entreprise, think tank patronal qui oeuvre depuis longtemps pour un enseignement de SES qui soit recentré sur la microéconomie et la promotion de l’entreprise et de l’économie de marché, publie à son tour une tribune dans le Figaro, où il laisse entendre que l’allégement aurait dû concerner la sociologie (pourtant largement marginalisée dans le programme, mais toujours suspecte…) plutôt que l’économie. C’est enfin l’académie des sciences morales et politiques – dont la section Economie, comme son nom ne l’indique pas, est composée quasi exclusivement d’anciens ou actuels dirigeants d’entreprises et représentants du MEDEF – qui adopte une motion pour s’élever contre le projet d’allègement. En coulisses, on sait également qu’une partie des membres du Conseil national éducation-économie (CNEE), une instance chargée d’animer une réflexion sur l’articulation entre le système éducatif et les besoins du monde économique et composée notamment d’enseignants, de chefs d’entreprises, de représentants d’employeurs et de salariés, se plaint de ne pas avoir été consulté sur l’allègement du programme.
Acte 3 – La saisine du Conseil supérieur des programmes et du Conseil national éducation-économie par la Ministre
Face à cette fronde, le Ministère décide malgré tout de publier l’arrêté allégeant le programme de seconde, mais le 19 juillet, la Ministre saisit conjointement le Conseil supérieur des programmes (CSP) et le CNEE d’une demande d’avis sur les programmes de SES des 3 niveaux du lycée, à rendre fin janvier prochain. Elle demande dans le même temps à ces deux institutions de “prendre l’attache, pour la conduite de ce travail, de l’Académie des sciences morales et politiques” (ASMP).
La saisine du CSP apparaît parfaitement légitime au vu des missions du Conseil et de sa composition. Celle du CNEE est plus surprenante : c’est la première fois que cette instance aura à se prononcer sur les programmes scolaires d’une discipline particulière, qui plus est d’enseignement général, et l’on perçoit mal pourquoi les SES auraient à cet égard droit à un traitement de « faveur », sauf à se rappeler que par Arrêté du 28 mars 2015, le Ministère de l’Education nationale renouvelant les membres du CNEE avait notamment accueilli 3 anciens ou actuels dirigeants de l’Institut de l’entreprise : Jean-Pierre BOISIVON (ancien délégué général du think tank patronal), Xavier HUILLARD (son actuel président), et Michel PEBEREAU (ancien président).
Mais surtout, demander au CSP et au CNEE de « prendre l’attache » de l’ASMP apparaît comme une provocation. Il faut en effet se rappeler du pseudo-rapport que l’Académie avait rendu en 2008 à Xavier Darcos, manifestement à charge contre l’enseignement des SES. Rappelons ce qu’il exprimait alors : « L‘enseignement des SES dans le secondaire français est gravement défectueux. En l‘état, le contenu des enseignements n‘a qu‘un rapport lointain avec la science économique, telle qu‘elle est pratiquée non seulement dans les universités et les centres de recherche, mais aussi dans les organisations gouvernementales et internationales, et (a fortiori) dans les entreprises.«
On passera sur le fait qu’on ne voyait pas pourquoi les méthodes de la recherche internationale en économie devaient valoir pour des lycéens qui découvrent entre 15 et 18 ans un nouveau champ disciplinaire, pour ne relever qu’un passage symptomatique du rapport. Ce dernier s’offusquait notamment qu’un manuel ose présenter les limites du financement par les marchés financiers, alors que l’ « on [savait], depuis les travaux d‘Arrow et de Debreu, qu‘en l‘absence d‘asymétries d‘information, des marchés financiers complets peuvent réaliser une allocation efficace des risques entre les agents)« . Tout cela écrit quelques semaines avant la faillite de Lehman Brothers et la propagation de la crise des subprimes…
Le rapport, poursuivant sur une lecture partiale des manuels, continuait : « La vision que ces quelques ouvrages donnent de l‘économie et de la société française est affectée d‘un biais vraiment pessimiste. Leur ton est négatif, et assez compassionnel. Le choix des textes et des illustrations parait trop souvent relever de présupposés – dans certains cas assez idéologiques -, notamment vis à vis du marché. » Au delà de l’objectif idéologique de présenter une version irénique de l’économie de marché, la référence au ton « compassionnel » visait directement l’approche sociologique de l’enseignement des SES. Les auteurs du rapport ont ainsi du mal à cacher leur peu de considération pour cette discipline lorsqu’ils proposent que « l‘enseignement des autres sciences sociales, lui aussi redéfini, [puisse] faire l‘objet d‘un enseignement distinct ».
La composition de l’ASMP laisse présager de ses conclusions
Au regard de la composition actuelle de l’Académie, on peut, sans risques, présager que les conclusions du rapport de 2008 seront reprises. Car sa section “économie politique, statistiques et finance”, se caractérise par le fait qu’elle ne comporte qu’un seul économiste en activité alors même qu’elle comporte 5 actuels ou anciens dirigeants d’entreprise dont une partie significative a occupé des postes d’influence au sein d’organisations patronales. Surtout, la quasi-totalité de ces membres se sont déjà distingués par des prises de position récurrentes contre l’enseignement de SES:
– Le Vice-président de l’ASMP est Michel Pébereau, polytechnicien, énarque, inspecteur des finances et ancien président de BNP-Paribas, ancien conseiller de Valéry Giscard d’Estaing et directeur de cabinet de René Monory quand ils étaient ministres des Finances, et « visiteur du soir » du président Sarkozy, professeur à l’IEP de Paris et membre du conseil d’administration de la FNSP. Il a longtemps présidé l’Institut de l’entreprise (IDE), think tank patronal crée en 1975, où il s’est appliqué systématiquement à transformer le contenu des enseignements d’économie au lycée dans un sens plus favorable à l’entreprise conformément à ce qu’il déclarait en 2006 dans une conférence : « Il serait peut-être bon d’effectuer un travail pédagogique de fond sur nos lycéens, comme cela a été fait par les entreprises depuis vingt ans auprès de leurs salariés, afin de les sensibiliser aux contraintes du libéralisme et d’améliorer leur compétitivité, en adhérant au projet de leur entreprise. »
– Le Secrétaire perpétuel de l’ASMP est Xavier Darcos, agrégé de lettres classiques, qui, à peine nommé Ministre de l’Education nationale sous le premier gouvernement Fillon en 2007, multipliait les déclarations à l’encontre de la série ES, série qu’il jugeait « sans débouché évident », à l’encontre même des données issues des services statistiques de son Ministère, qui montraient la diversité des débouchés et les forts taux de réussite des bacheliers ES dans le supérieur, y compris dans les filières prestigieuses.
Quant aux Membres de la Section IV Économie politique, statistique et finances, voici ce qu’il en est :
– Denis Kessler, diplômé d’HEC Paris, agrégé de sciences sociales puis agrégé de sciences économiques, ancien vice-président du MEDEF, Administrateur de BNP Paribas SA, Dassault Aviation, PDG du groupe Scor (réassurance), et qui, en 2007, s’agissant du modèle social français, appelait à « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ».
– Michel Pébereau (cf. supra)
– Bertrand Collomb, ancien élève de l’École polytechnique et de l’École des mines de Paris, ancien PDG de Lafarge dont il est désormais président d’honneur, administrateur de Total, de DuPont, ancien président de l’Association française des entreprises privées.
– Jean-Claude Casanova, agrégé de droit et de sciences économiques, diplômé de l’IEP de Paris, conseiller de Raymond Barre lorsqu’il était premier ministre, président de la Fondation nationale des sciences politiques, co-fondateur avec Raymond Aron de la revue libérale Commentaire.
– Marcel Boiteux, normalien agrégé de mathématiques, diplômé de l’IEP de Paris, ancien directeur des études économiques à la direction générale d’EDF, puis directeur général d’EDF.
– Yvon Gattaz, ancien PDG de Radiall et ancien président du CNPF (l’ancêtre du MEDEF), président de l’Association Jeunesse et entreprise, qui s’est distinguée par des prises de position récurrentes contre l’enseignement des sciences économiques et sociales, systématiquement accusé de marxisme, demandant à ce que les programmes soient recentrés sur l’enseignement de l’entreprise et de la micro-économie (voir par exemple cet article d’Yvon Gattaz paru dans les Echos : réhabiliter l’entreprise au lycée)
– Jean Tirole, ancien élève de l’école Polytechnique et de celle des Ponts et Chaussés, lauréat 2014 du prix de la Banque de Suède en sciences économiques. En 2015, il s’est personnellement engagé contre le projet de création d’une nouvelle section “Economie et société” au sein du Conseil National des Universités, projet porté par l’Association française d’économie politique pour tenter de rétablir du pluralisme dans l’enseignement de l’économie et la recherche dans le supérieur. Jean Tirole voyait dans ce projet de section interdisciplinaire (car ouverte aux chercheurs en sociologie, histoire, etc.) une promotion du « relativisme des connaissances, antichambre de l’obscurantisme » ! (voir la lettre ouverte de l’AFEP à Jean Tirole sur ce sujet).
Gageons que les travaux du Conseil supérieur des programmes et du Conseil national éducation-économie s’effectueront, eux, sans parti-pris.
Ajout du 03 novembre 2016 : La démission de 5 représentants patronaux du Conseil National Education Economie
Malgré la co-saisine du CNEE par la Ministre, 5 « personnalités qualifiées » représentantes du Monde patronal (Michel Pébereau – ex-BNP Paribas-, Xavier Huillard – Vinci -, Henri Lachemann -ex-Scheider Electric, vice-président du Comité-, Françoise Gri -DG Pierre et Vacances, exPdg IBM et Manpower-et Jean-Pierre Boisivon – Président du conseil d’orientation et de réflexion de l’assurance, ex DG de l’Essec) ont démissionné du CNEE. Voir par exemple cet article des Echos : « Les patrons claquent la porte de l’emblématique conseil école-entreprise », ou l’interview de Françoise Gri dans l’émission de France Inter consacrée à la question. Cette totale dramatisation de l’enjeu de l’allègement des programmes de seconde (car l’offre et la demande seront abordées par les enseignants de SES dans les chapitres sur la consommation et les entreprises) est cependant à mettre en relation avec un contexte de fin de mandat : l’objectif est avant tout, pour Michel Pébereau et les autres représentants patronaux de mettre une nouvelle fois à l’agenda la question des programmes de SES et les infléchir dans le sens qu’ils souhaitent : une promotion de l’entreprise et de l’économie de marché).