TRIBUNE. Cinq sociétés savantes et associations de recherche et d’enseignement en sciences sociales réagissent au contexte d’attaque contre l’université, jugeant que « les discours et les réformes portées par le gouvernement et le Parlement ne peuvent qu’inquiéter sur l’état de notre démocratie ».
Ces derniers mois, individuellement ou collectivement, des enseignantes chercheuses et enseignants chercheurs sont pris à partie dans l’espace public en raison de leurs travaux de recherche, avec une grande violence, certains menacé·es de mort – comme Éric Fassin, le 17 octobre dernier. Sans aucun fondement, ils et elles sont accusé·es par les plus haut·es dirigeant·es politiques du pays d’attiser par leurs recherches les divisions et conflits du corps social, voire d’alimenter le terrorisme. Ils et elles sont menacés par des Parlementaires de devoir légalement se conformer à des « valeurs de la République » à la fois floues et réifiées ou de faire l’objet de missions d’information parlementaires pour des « dérives intellectuelles idéologiques ». Ils et elles sont aujourd’hui menacé·es d’être soumis·es à une enquête sur « l’islamo-gauchisme » à l’université, par la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche elle-même, reprenant à son compte un anathème absurde et une notion forgée par l’extrême-droite dépourvue de toute assise scientifique. Ce climat de défiance et de violence vis-à-vis de la recherche scientifique ne peut que susciter de profondes inquiétudes sur l’état de notre démocratie. Nous, sociétés savantes et associations professionnelles, affirmons notre soutien et notre entière solidarité envers nos collègues menacé·e·s.
Est-il besoin de rappeler le principe fondamental d’autonomie du champ scientifique à l’égard du politique ? En dehors d’y destiner des moyens publics, les acteurs politiques n’ont pas à intervenir dans la logique d’élaboration et de diffusion des savoirs scientifiques, sous peine de remettre en cause la valeur scientifique de ces savoirs. Et le Conseil constitutionnel a rappelé, en 1985, le caractère primordial du principe des libertés académiques, principe « d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leur fonction d’enseignement et dans leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent […] les principes de tolérance et d’objectivité » conformément « aux traditions universitaires » et à la loi1. L’autonomie du champ scientifique constitue en effet la condition d’une élaboration libre de savoirs susceptibles – par leur scientificité et leur pluralité – de nourrir le débat public et de contribuer à l’émancipation de chacun·e et de tou·tes et au progrès de nos sociétés. Des chercheuses et chercheurs en sciences sociales nourrissent notamment ces débats par des enquêtes et transmettent par leurs enseignements des constats de domination et de discrimination sur la base du genre, de la classe ou de la race – celles et ceux-là même qui se trouvent attaqué·es. Ces enquêtes et constats sont discutés, évalués et reconnus ou réfutés par leurs pairs, en fonction de critères épistémologiques et méthodologiques débattus, formalisés et partagés au sein d’une communauté scientifique qui dépasse largement l’ici et le maintenant de la France en 2020. Ces recherches montrent que ces dominations et ces discriminations continuent d’organiser notre société, en contradiction avec les principes réaffirmés comme notre socle commun – en particulier l’égalité.
Dès lors, les récentes attaques, et leur virulence, à l’encontre de ces chercheurs et chercheuses sont inadmissibles. D’autant plus dans un contexte où l’Enseignement supérieur et la Recherche sont depuis plusieurs années fragilisées par les politiques menées. La loi de programmation de la recherche, adoptée cet automne malgré le rejet de l’écrasante majorité de la communauté scientifique et les critiques de multiples institutions, ne contribue qu’à ébranler davantage des structures déjà fortement éprouvées : sous-financement massif et chronique ; précarisation accrue des travailleurs·euses pourtant bien souvent déjà au bord de la rupture ; mise en concurrence généralisée des personnels, des établissements et des étudiant·es au profit d’un système de plus en plus inégalitaire ; généralisation d’une logique de financement par projet aux effets inégalitaires et redoublant les tâches bureaucratiques au détriment des activités de recherche : l’université est portée à bout de bras par des personnels éreintés, mais pour combien de temps encore ? Ces réformes mettent aussi à mal les principes pluriséculaires d’auto-organisation des universités et des carrières universitaires.
Les discours et les réformes portées par le gouvernement et le Parlement ne peuvent qu’inquiéter sur l’état de notre démocratie. Non seulement ils ne renforcent et ne défendent pas les principes qui fondent la production et la diffusion des savoirs scientifiques ainsi qu’une formation de qualité ouverte à toutes et tous ; mais pire, ils les sapent. Non seulement le gouvernement et le Parlement ne protègent pas et ne défendent pas les enseignant·es-chercheur·es dans l’exercice de leurs fonctions publiques ; mais pire, par leurs silences ou leurs attaques, ils accroissent les menaces qui pèsent sur eux, y compris pour leur intégrité physique. Nos associations professionnelles jugent ces faits inacceptables. Ils sont le signe d’une grave remise en cause de l’autonomie scientifique et d’une instrumentalisation dangereuse du débat public et du débat scientifique.
Signataires :
Le CE de l’AFS (Le comité exécutif de l’Association française de sociologie)
ASES (Association des sociologues de l’enseignement supérieur)
APSES (Association des professeurs de sciences économiques et sociales)
AECSP (Association des Enseignant·es et Chercheur·es en Science Politique)
ANCMSP (Association nationale des candidats aux métiers de la science politique)
1Décision n°83-145 DC du 20 janvier 1985. Texte in extenso « sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions de la présente loi, les principes de tolérance et d’objectivité »