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Denis Clerc, un économiste au service de l’humain

Le Monde par Pascal Riché 26 mars 2025

Le fondateur du mensuel « Alternatives économiques » a soutenu sa thèse de doctorat le 21 mars à l’âge de 82 ans. Le couronnement d’une vie consacrée à la pédagogie et engagée contre les inégalités.

« Papi, ton micro ! » Dans une grande salle baignée de lumière de l’université de Lille, donnant sur un campus décrépi, ce vendredi 21 mars au matin, une soutenance de thèse inhabituelle a lieu. Le doctorant a passé son diplôme d’enseignement supérieur en… 1967. Denis Clerc a 82 ans, quatre enfants, dix petits-enfants et même, depuis quelques jours, une arrière-petite-fille.

Petit, un peu cambré sans sa veste sombre, il détache chacun de ses mots, les cherche parfois. Son travail porte sur « Les économistes non-conformistes en France au XIXe siècle » : neuf hommes et une femme pour la plupart tombés dans l’oubli : Pierre Leroux (1797-1871), Auguste Ott (1814-1903), Flora Tristan (1803-1844), Charles Dupont-White (1807-1878)… Le doctorant a ressuscité cette constellation de penseurs prémarxistes qui, à rebours de la pensée libérale dominante de l’époque, rêvaient d’organiser la société autour de coopératives ouvrières et de réduire ainsi la misère. Il en parle comme d’amis. Il mentionne avec amertume la dispute entre deux d’entre eux, le journaliste Louis Blanc (1811-1882) et le médecin Philippe Buchez (1796-1865) qui s’opposaient sur le rôle de l’Etat : « Sans cette dispute, on aurait vu apparaître une véritable école de pensée. » Le jury – où figurent ses directeurs de thèse, les économistes Florence Jany-Catrice et Richard Sobel – l’interroge avec bienveillance. Dans la salle, derrière sa famille, sa tribu est là : les économistes et les journalistes qui ont participé, depuis 1980, à l’aventure d’Alternatives économiques, le mensuel qu’il a fondé pour vulgariser l’économie et l’extraire des griffes de la doxa libérale.

Cela fait des décennies que Denis Clerc rêve de ce jour-là. Il rayonne. Pourtant, des raisons d’être fier, il en a déjà à revendre. Double agrégé (en techniques de gestion et en sciences sociales) ; auteur de plus d’une vingtaine de livres dont un best-seller, le manuel Déchiffrer l’économie (La Découverte, 19e édition, 2020 ; première parution chez Syros en 1982) et vendu à 150 000 exemplaires ; membre tour à tour de divers organismes publics tournés vers le social, dont le Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (CERC) présidé par Jacques Delors, qu’il admire profondément ; président de l’association Economie & humanisme ; hébergeur de réfugiés ; promoteur de l’économie sociale et solidaire…

La rédaction d’une thèse est une montagne qui, à mi-pente, en décourage plus d’un. Mais les ascensions ne font pas peur à Denis Clerc : il l’a déjà prouvé lorsqu’il a lancé, seul, Alternatives économiques en 1980.

L’histoire dit tout du personnage. Nous sommes à la fin de l’ère Giscard ; « le meilleur économiste de France », Raymond Barre, est à Matignon. Dans le creuset du Parti socialiste unifié (PSU), des économistes réfléchissent à la création d’un journal économique militant, Nouvelle Donne. Le projet échoue faute de financements. Mais l’un des participants, professeur de lycée à Dijon, ne renonce pas. Alors moustachu, Denis Clerc s’est déjà frotté à la presse : il a signé des articles dans Témoignage chrétien et animé une revue, Germinal, engagée en faveur d’une autre agriculture. « On l’a écouté, mais on n’y croyait pas trop », reconnaît Jean Pisani-Ferry, un des économistes de ce petit cercle originel.

Son obsession, la pédagogie

Denis Clerc retourne chez lui à Dijon et quelques mois plus tard, en novembre, ses camarades reçoivent une feuille de chou de seize pages, imprimée sur un papier recyclé grisâtre. Alternatives économiques est né. La ligne est autogestionnaire : « Nous pensons que d’autres formes d’organisations de la société sont souhaitables et possibles. Qui engendreraient moins d’inégalités. Qui respecteraient davantage l’autonomie des hommes », clame l’éditorial. Les articles sont critiques mais très pédagogiques. « C’était nouveau dans la presse militante, qui à l’époque ne s’embarrassait pas d’être rigoureuse », admire Jean Pisani-Ferry. Sous plusieurs signatures, les sujets portent sur le bilan de Barre, les plans sociaux chez Boussac, la dictature en Argentine… En réalité, Denis Clerc a tout écrit, de la première à la dernière ligne, piochant des pseudonymes parmi les noms d’anciens amis, y compris – il fallait bien une femme – celui d’une camarade de lycée dont il avait été secrètement amoureux. Ses enfants ont été réquisitionnés pour coller les étiquettes d’adresses.

Avec l’argent des premiers abonnements, Denis Clerc se lance dans le numéro deux. « Il disait toujours : on ne dépense pas plus que ce qu’on gagne », admirent ses amis. Progressivement, des économistes rejoignent l’aventure, bénévolement. « Alter Eco » devient le camp de base d’une pensée hétérodoxe. En 1985, le bimestriel passe en mensuel et devient une société coopérative ouvrière de production. La rédaction reste longtemps 100 % masculine : il faudra attendre 1992 pour voir deux journalistes femmes être embauchées.

Une fois par mois, pour la conférence de rédaction, Denis Clerc vient à Paris avec de très bonnes bouteilles de bourgogne : « Sa façon de nous rémunérer », ironise l’un des pionniers. Quand le bouclage approche, si la copie manque, c’est lui qui bouche les trous, jonglant avec ses pseudonymes. Le journal est keynésien : Clerc veille à éviter tant le sectarisme que les utopies irréalistes. Il adore s’appuyer sur la comptabilité nationale, pour rester ancré au sol. « La première fois qu’on s’est rencontrés, il m’a expliqué que taxer les milliardaires ne suffirait pas », s’amuse la philosophe Dominique Méda.

Son obsession, c’est la pédagogie. La limpidité. Et cela marche : les abonnements décollent. Dans les lycées, de nombreux profs de sciences économiques et sociales le prescrivent à leurs élèves. Jusqu’en 1999, avant de passer la main au journaliste Philippe Frémeaux (1949-2020), Denis Clerc dirige l’entreprise avec passion, faisant du journal une pièce importante du paysage médiatique, avec une diffusion de près de 100 000 exemplaires. Son management est « soupe au lait », témoignent les anciens d’« Alter éco » : il démissionne régulièrement en criant, avant de revenir au bout d’une demi-heure. « Mais il n’humiliait jamais les gens », tempère Jean-Pierre Chanteau, premier secrétaire de rédaction. Quand sa colère se tourne contre lui-même, elle est plus terrible encore. Il y a trois ans, mortifié par une erreur commise dans une de ses chroniques, il a posé le stylo. Titre de son ultime chronique : « Faute impardonnable ».

Pourquoi cet homme, au lieu de profiter de sa retraite, aux côtés de sa femme de toujours, la psychologue Marie-France Hétier, dans leur belle maison blottie au fond d’une reculée jurassienne, a-t-il ressenti le besoin de se lancer dans une thèse ? « Ce travail m’a mangé », raconte-t-il dans le salon-cuisine de son pied-à-terre dijonnais. « J’ai lu, j’ai lu, c’est invraisemblable ce que j’ai lu. Au détriment de mon jardin à Arbois, des sorties au cinéma… » Tous ses amis connaissent l’explication : une blessure mal refermée. « Il avait une revanche à prendre, une thèse avortée », dit son ami Daniel Lenoir, un des premiers compagnons de route d’Alternatives économiques. « Il y a dans cette histoire un petit côté Edmond Dantès ruminant dans son château d’If », confirme Christophe Fourel, premier responsable du développement du journal, qui a recueilli les mémoires de Denis Clerc dans un livre d’entretiens (Défricher l’économie, Le Bord de l’eau, 2020).

Le fil rouge algérien

L’affaire remonte à plus d’un demi-siècle, en 1968. Un professeur de l’université de Dijon, Claude Ponsard, prend Denis Clerc comme assistant. Une carrière universitaire, son rêve, s’ouvre à lui. Ponsard sera son directeur de thèse, ne reste plus qu’à trouver un sujet. La place du marché dans le système socialiste ? La réforme agraire au Mexique ? En mai, l’université française est en ébullition. Denis Clerc, qui vient d’adhérer au PSU, se rend à une réunion d’étudiants. On y dénonce les « mandarins » qui exploitent des jeunes enseignants. Il prend la parole et, imprudent, donne l’exemple de son professeur. L’affaire revient aux oreilles de ce dernier, qui le chasse. C’est violent : « Je suis marié, j’ai déjà deux enfants. Je perds mon revenu, ma perspective de thèse, mon sursis militaire », raconte-t-il, encore ému. Renvoyé à ses obligations militaires, il part enseigner en Afrique du Nord, en tant que volontaire du service national actif. Dans l’Algérie depuis peu indépendante, il s’emploie à former à l’économie des cadres de la nouvelle administration. « C’est là que j’ai appris à faire de la pédagogie pour les adultes, et cela m’a plu », retrace-t-il. Denis Clerc fait une croix sur l’université et décide de devenir un « passeur d’idées ».

L’Algérie est un des fils rouges de sa vie. C’est elle qui l’a vu naître, et c’est elle qui a déterminé son engagement à gauche, à la fin des années 1950. L’histoire de sa naissance est une friandise pour psychanalyste. En 1942, son père, un militaire, est en poste à Sidi Bel Abbès, sous les ordres de Vichy. En novembre, les Anglo-Américains débarquent à Mostaganem. Lors de la bataille pour les repousser, sur la plage, René Clerc voit un de ses camarades être fauché par un obus. Bouleversé, l’adjudant retire sa vareuse et couvre le cadavre de son ami, « pour éviter les mouches », dira-t-il. L’habit porte son nom : la Croix-Rouge le tient pour mort. Apprenant la (fausse) nouvelle, son épouse accouche avec deux mois et demi d’avance de l’enfant qu’elle porte : c’est Denis. Comme elle n’a pas encore assez de lait pour nourrir le prématuré, ce sont des Algériennes qui vont, avec l’aide d’un tire-lait, permettre sa survie. « Peut-être que mon affection pour le peuple algérien, et plus tard mon opposition à la guerre, vient de ce lait », s’interroge Denis Clerc.

Douze ans plus tard commence la guerre d’Algérie. A la lecture des journaux, l’adolescent va basculer vers les idées progressistes, une pente peu naturelle dans sa famille catholique. « La guerre d’Algérie est le seul sujet sur lequel je me suis disputé avec mon père », affirme-t-il. Le lycéen adhère aux Jeunesses étudiantes chrétiennes puis, étudiant à Besançon, il rejoint l’UNEF, le syndicat en pointe contre la guerre. Fidèle à sa religion, il lit Témoignage chrétien et réalise un stage de formation, en 1961, à Economie & humanisme, une association fondée pendant la guerre par des dominicains sociaux. C’est là qu’il découvre l’économie avec émerveillement. Pendant une très grande partie de sa vie, il se définira comme « catho de gauche ». Il ne le fait plus, mais pour son ami Daniel Lenoir : « La dimension éthique et spirituelle est centrale pour le couple engagé qu’il forme avec Marie-France. C’est le moteur de leur détermination. »

« Détermination », le mot résume bien Denis Clerc. S’engager dans l’écriture d’une thèse à 80 ans suffirait déjà à le souligner ; mais le faire alors qu’on se sait poursuivi par une maladie têtue est hors norme. Une forme d’Alzheimer qui ne le laisse pas tranquille. « Heureusement, Marie-France m’aide beaucoup. Quand j’écrivais la thèse, plus de 100 fois elle a trouvé le mot ou la date que je cherchais vainement. » De ce point de vue, ajoute-t-il, c’est « une thèse à deux » qu’il a écrite. Dans la salle lumineuse de la soutenance, ce vendredi 21 mars à 12 h 30, Marie-France Hétier est la première qu’embrasse tendrement le tout nouveau docteur, chaudement félicité par son jury.

Pascal Riché

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