Réforme des programmes de SES : « un risque de marginalisation de cette discipline au lycée »
Cinq universitaires, dont Thomas Piketty et Christian Baudelot, dénoncent, dans une tribune au « Monde », une réforme du programme des sciences économiques et sociales qui trahit le projet de formation interdisciplinaire et citoyen des origines.
Cette réforme fait courir un risque majeur à l’enseignement des SES qui, pris dans la plus forte concurrence entre disciplines instaurée par la réforme Blanquer, aura peu de chance d’attirer beaucoup de lycéens. Les programmes de SES qui se dessinent remettent profondément en cause ce qui constituait sa profonde originalité, thématique et pédagogique, et qui était d’abord inscrite dans les grandes questions économiques et sociales. Le risque d’affaiblissement et de marginalisation des SES au lycée général nous conduit – en tant que chercheurs et universitaires (économistes, sociologues) – à alerter les pouvoirs publics et nos concitoyens des dangers inhérents à cette réforme d’une discipline dont la formation compte plus que jamais dans la vie publique.
Cet enseignement n’est pas le produit de gauchistes écervelés des années 1960, comme le laissent entendre ses adversaires
Rappelons d’abord que cet enseignement n’est pas le produit de gauchistes écervelés des années 1960, comme le laissent entendre ses adversaires institutionnels, l’Institut de l’entreprise, Michel Pébereau et beaucoup d’autres. Bien au contraire. C’est en 1965-1967, sous la présidence du général de Gaulle, qu’un enseignement de sciences économiques et sociales a été institué. Le noyau réformateur qui en fut à l’origine était notamment animé par deux enseignants de l’Ecole normale supérieure, un géographe, Marcel Roncayolo, et un historien, Guy Palmade, inscrits en thèse et adoubés par Fernand Braudel qui présidait la 6e section de l’EPHE (future Ecole des hautes études en sciences sociales, EHESS, en 1975). Il a convaincu du bien-fondé d’ajouter un « et sociales » à l’enseignement de l’économie au lycée général.
Un « esprit des SES »
Est ainsi né un « esprit des SES ». Nul n’a mieux exprimé cet esprit que Marcel Roncayolo, récemment disparu. Il déclarait au Monde en 1967 : « Cette section (B ou ES) doit être ouverte sur la réalité et donner aux élèves une véritable culture générale moderne. Elle doit leur permettre de mieux comprendre et de critiquer de façon objective le monde où ils vivent, en les sensibilisant aux problèmes économiques et sociaux, en leur donnant un vocabulaire de base et un système de références (…). Il ne s’agit pas d’enseigner des doctrines ou des modèles, mais avant tout de partir du concret, de l’observation quotidienne, pour saisir les mécanismes économiques en s’appuyant sur des exemples précis (la consommation et le budget familiaux, l’entreprise…) » (Le Monde du 1er juin 1967).
Cinquante ans plus tard, ce projet est toujours aussi tonique et plus que jamais d’actualité. Il ne demande qu’à être poursuivi et développé dans le sens imprimé par ses fondateurs.
La réforme des SES de 2010 a déjà produit de sérieux dégâts en proposant des contenus assez désespérants aux élèves comme à leurs enseignants. Comment bien enseigner une matière en seconde avec un horaire hebdomadaire d’une heure et demie ? Comment se satisfaire d’un enseignement de seules « notions » ?
Des programmes largement idéologiques
Les programmes proposés vont aggraver ce mal. Ils sont largement idéologiques, en évacuant méthodiquement les sujets qui peuvent fâcher les avocats de la « start-up nation » : le chômage structurel, la pauvreté croissante, les inégalités et les phénomènes de ségrégation spatiale, sociale et ethno-raciale, jusqu’à la « catégorie socioprofessionnelle » qui disparaît des manuels…
Par ailleurs, comment expliquer, alors que les questions contemporaines du XXIe siècle ont plus que jamais besoin d’analyses plurielles, que les nouveaux programmes de seconde et de première cloisonnent si étroitement d’un côté l’économie de l’autre la sociologie ? Comment peut-on se résoudre à n’enseigner en première qu’une seule doctrine, celle de la théorie microéconomique et du marché parfait, alors que pour saisir les questions économiques, il faudrait au contraire ouvrir davantage la science économique à la sociologie, mais aussi à la science politique, au droit, à l’histoire, à l’anthropologie ? Le moment de spécialisation disciplinaire peut arriver plus tard, en licence, master ou doctorat, ou jamais.
Développer le sens critique
Les sciences sociales, qui incluent évidemment la science économique, doivent permettre d’éveiller la curiosité des lycéens, développer, dans la rigueur, leur sens critique et plus généralement leur capacité à appréhender leur environnement économique et social.
Nous avons des propositions pour faire revivre cet esprit des SES et pour conserver à cet enseignement toute sa rigueur scientifique. Les « sciences dures » ont réussi, par l’instauration de travaux pratiques, à former leurs élèves à l’expérimentation, étape fondatrice de la démarche scientifique. L’enseignement des SES gagnerait à mieux former les élèves aux enquêtes dans le cadre de travaux pratiques où ils pourraient réaliser et participer eux-mêmes à des enquêtes en vraie grandeur sur des sujets qui les concernent.
Il est nécessaire de réformer les contenus des enseignements afin de les adapter aux progrès des connaissances et aux évolutions des mentalités. Mais ces réformes n’ont de sens que si elles s’inscrivent dans le cours de l’histoire. Le gouvernement prend la responsabilité, avec sa réforme, de faire mourir une des grandes innovations éducatives qui permettait aux lycéens de grandir en réflexivité et en citoyenneté.
Christian Baudelot, Stéphane Beaud et Christine Détrez sont sociologues ; Florence Jany-Catrice et Thomas Piketty sont économistes.