Tribune parue dans Le monde le 20 février 2020 et co-signée par l’APSES :

La sociologie, c’est l’inverse du fatalisme

Répliquant au constat des « dérives » de la sociologie dressé par Jean-Michel Blanquer dans un livre avec Edgar Morin, des sociologues, dont Didier Fassin et Bernard Lahire, soulignent que l’étude des inégalités ne se confond pas avec leur acceptation.

Si la chose peut apparaître évidente, il semble bien parfois qu’elle ne le soit pas, et qu’il faille ici la répéter : pour agir sur les inégalités sociales aujourd’hui, il faut les comprendre, les expliquer, mais aussi faire connaître et enseigner ces analyses.

La persistance, voire l’accroissement des inégalités sociales, est un fait dont une multiplicité d’études provenant de disciplines scientifiques différentes ne permet pas de douter. Identifier les processus qui aboutissent à cette situation de polarisation croissante des sociétés constitue dès lors un enjeu majeur, sur le plan à la fois scientifique et politique.

Economie, histoire, démographie, géographie, anthropologie, sciences de l’éducation, épidémiologie analysent, comme la sociologie, les multiples processus construisant ces inégalités qui se manifestent dans les revenus et patrimoines, la scolarisation, le monde du travail, l’urbanisme, l’écologie, la santé… Comment agir sur les inégalités salariales sans prendre en compte les inégalités de territoire, les inégalités face à l’orientation scolaire, les inégalités entre les femmes et les hommes ? Comment mettre en place des politiques de santé publique justes et efficaces sans comprendre pourquoi les hommes des catégories les plus modestes ont une espérance de vie de treize ans inférieure à celle des classes les plus aisées ?

Dans Quelle école voulons-nous ? La passion du savoir (Odile Jacob, 119 p., 9,90 euros), un livre d’entretiens avec le philosophe Edgar Morin, le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer déclare bien connaître la sociologie pour avoir été formé « à la lire et à l’enseigner », l’interpelle et dresse le constat de ses « dérives » (s’enfermer dans un « pessimisme de principe » de dénonciation des inégalités qui ne ferait que les renforcer). Il oppose la sociologie des inégalités sociales d’un côté, et l’imagerie et les processus neurologiques de l’autre, en oubliant tous les travaux en sciences sociales qui montrent l’inanité d’une partition stricte entre le biologique et le social.

Ces travaux attestent de l’incorporation des inégalités sociales de santé et de l’inscription des conditions matérielles d’existence dans les corps et dans les cerveaux comme en témoignent, par exemple, les différences de récupération qui se lisent dans l’imagerie neurologique en fonction de la position sociale et de genre après un accident vasculaire cérébral.

Les inégalités sociales, loin d’être l’obsession d’un petit groupe rétrograde de sociologues français, sont actuellement au coeur de la recherche mondiale dans les multiples disciplines déjà citées. Qu’il suffise ici de mentionner le dynamisme et la réception internationale des travaux français sur les inégalités sociales diffusés par les traductions d’ouvrages ou publiés dans les revues scientifiques internationales, les nombreux congrès de différentes associations internationales de sociologie consacrés à cette thématique ainsi que les centres d’études des inégalités dans les universités les plus prestigieuses des Etats-Unis ou d’Angleterre (Harvard, Stanford, la London School of Economics…).

Les sciences sociales font donc, aujourd’hui encore plus qu’hier peut-être, leur métier de cette question des inégalités et des processus historiques et sociaux qui les construisent. Si le déterminisme social est puissant, il n’est ni automatique ni total. Car, comme le dit une phrase de Pierre Bourdieu que nous sommes nombreuses et nombreux à utiliser en cours, « ce que l’histoire a fait, l’histoire peut le défaire », le déterminisme social n’est pas un fatalisme.

« Il faut nous laisser travailler »

Enseigner ces inégalités, c’est alors, déjà, transmettre un domaine très dynamique de la recherche mondiale et toutes les disciplines au lycée n’ont pas cette spécificité -, celui des sciences économiques et sociales (SES). Mais c’est aussi, et peut-être surtout, permettre aux élèves et aux étudiants d’interroger leurs prénotions.Leur transmettre des explications scientifiques de la réalité sociale,c’est leur donner la possibilité, en tant qu’individu et citoyen, de prendre de la distance par rapport à leur propre situation, et de réfléchir aux manières de l’améliorer individuellement et collectivement. C’est donc l’exact inverse du fatalisme, l’exact inverse de la morosité.

Mais pour que nous puissions poursuivre les travaux qui nous permettront d’améliorer encore notre réponse aux questions du ministre de l’éducation nationale, il faut nous faire « confiance . Il faut nous laisser travailler, respecter la frontière entre la science et la politique, et ne pas chercher à discréditer notre travail par cette méfiance et ces incompréhensions d’un autre âge. Nous pourrons alors poursuivre des recherches, et des enseignements, que la réduction des crédits et des postes, les attaques contre les autonomies scientifique et pédagogique et la transformation à marche forcée des mondes de l’enseignement et de la recherche français ne mettent déjà que trop en péril.

Note(s) : Nathalie Bajos, Inserm; Stéphane Beaud, université de Poitiers; Muriel Darmon, CNRS, présidente de l’Association française de sociologie (AFS); Didier Fassin, Princeton Institute for Advances Studies, Collège de France; Sari Hanafi, Université américaine de Beyrouth, président de l’Association internationale de sociologie (ISA); François Héran, Collège de France; Bernard Lahire, Ecole normale supérieure de Lyon; Solène Pichardie, présidente de l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses);Ingrid Voléry, université de Lorraine, présidente de la 19e section, « Sociologie, démographie », du Conseil national des universités (CNU); Laurent Willemez, université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, président de l’Association des sociologues enseignants du supérieur (ASES); Agnès van Zanten, CNRS

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