Programmes de SES : où sont les élèves ?

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Avec le Lycée Blanquer, ce n’est pas seulement le Bac mais aussi les programmes des différents enseignements qui sont modifiés. Nommés durant l’été, des experts ont travaillé pour produire des programmes de Seconde et de Première (la Terminale viendra plus tard) et les proposer au conseil supérieur des programmes (CSP) qui les a adoptés à la fin du mois d’octobre. Ils font l’objet d’une consultation durant 15 jours.

Que penser des programmes de sciences économiques et sociales (SES) ? Ils ont été l’objet d’une attention particulière et on peut même dire qu’ils ont été élaborés sous influence. Mais si leur conception pose déjà des problèmes, le contenu proposé soulève aussi de nombreuses questions tant sur le plan pédagogique que sur les finalités même de cet enseignement. On a l’impression qu’on a oublié les élèves en cours de route…

Sixième génération

Les sciences économiques et sociales sont une discipline relativement jeune puisque cet enseignement a été créé en 1967. Le projet présenté par le CSP constitue la sixième génération de programmes. L’histoire des SES a été assez mouvementée et a fait l’objet de nombreuses remises en cause et attaques. Ces critiques venaient de différentes origines : à la fois de certains milieux patronaux qui considéraient que les SES ne donnaient pas assez le goût d’entreprendre et étaient trop critique et d’autre part d’un certain nombre d’universitaires qui voyaient dans les SES un enseignement pluridisciplinaire ne rentrant pas dans les cases des savoirs savants et manquant de rigueur. On ne va pas refaire ici toute l’histoire de ces différents débats (l’auteur de ces lignes l’a déjà faite…) mais rappeler simplement le dernier en date.

En juin 2016, un aménagement est opéré sur le programme de Seconde jugé de manière unanime trop lourd à enseigner. Il est décidé de ne plus rendre obligatoire le chapitre consacré au marché. Aussitôt, plusieurs membres du conseil national éducation économie (CNEE) emmenés par Michel Pébereau, s’élèvent contre cette décision et crient au scandale alors qu’il ne s’agissait que d’un aménagement minime (le chapitre n’était pas supprimé et le thème était travaillé de nouveau en Première). Cette agitation conduit la ministre de l’époque, Najat Vallaud-Belkacem à nommer une commission mixte rassemblant des membres du CNEE et des membres du CSP. Après bien des atermoiements et des manœuvres d’obstruction, cette commission se met au travail durant le début de l’année 2017. J’ai été invité par le CSP à faire partie de cette commission.

Une quarantaine d’heures d’auditions, de nombreux échanges ont abouti à un rapport qui a été voté par les deux instances. Durant le même temps, l’Académie des Sciences Morales et Politiques (ASMP, dirigée par Michel Pébereau) a organisé deux colloques et produit un rapport à l’opposé des positions de la commission mixte. Le texte du CSP/CNEE n’a jamais été remis officiellement à Jean-Michel Blanquer et ses préconisations n’ont pas été suivies par le CSP dirigé par Souad Ayada. Au contraire, deux membres de l’ASMP ont été intégrés au groupe d’experts. On peut donc émettre quelques doutes sur l’élaboration des programmes de SES, avec une injonction inédite du ministre et cette manière de nier les travaux précédents.

Des programmes sous influence

Car, en fait, s’il y a eu des préconisations pour construire les programmes, ce sont celles de Jean-Michel Blanquer lui-même ! Dans une lettre adressée à la présidente du CSP le 3 juillet 2018, il fait quelques recommandations. Pour les SES, il indique « en classe de seconde, comme en tant qu’enseignement de spécialité du cycle terminal, cet enseignement doit contribuer à l’amélioration de la culture économique des jeunes Français. Si l’approche pluridisciplinaire, qui s’appuie notamment sur les sciences sociales, à tout son sens, il convient de renforcer les approches microéconomiques, nécessaire – pour comprendre les mécanismes fondamentaux de l’économie. » Ce type de recommandation de la part d’un ministre est tout à fait inédit.

C’est exactement le contraire de ce que préconisait la commission à laquelle j’ai eu l’honneur de participer. On y prônait le rééquilibrage avec plus de sociologie et de science politique ainsi qu’une approche par objets et on y déplorait la lourdeur des programmes actuels ainsi que la difficulté à construire des débats et à problématiser. C’est l’inverse qui a été retenu et cela se manifeste d’abord par le choix d’intégrer aux experts deux membres de l’ASMP qui avaient produit un rapport préconisant de renforcer la micro-économie. Dire, comme le fait la présidente du CSP, que le projet de programme s’appuie sur ce travail préalable relève donc du mensonge !

Il ne m’appartient pas de porter un jugement sur les autres membres du groupe d’experts. Ce sont des universitaires, des membres de l’inspection et des collègues en poste (pas assez nombreux à mon goût). Ils sont tout à fait estimables. On peut cependant s’interroger sur les rapports de force qui s’expriment au sein d’un tel groupe avec des universitaires qui peuvent s’appuyer sur leur expertise académique pour prendre l’ascendant. Or, les enseignants de terrain sont eux aussi des « experts ». Ils sont experts de ce que peuvent apprendre des élèves de 15 à 18 ans !

On peut aussi s’interroger sur les délais délirants dans lesquels s’élaborent ces programmes. Rassemblés durant l’été, les experts ont dû rendre leurs travaux à la fin du mois de septembre. Malgré la qualité des personnes impliquées, comment ne pas voir les risques d’erreurs, d’oublis ou d’approximations ? C’était déjà le cas avec la précédente génération de programmes et on a bien vu qu’il a fallu alléger après une seule année. On sait aussi que les délais sont très courts (et à la limite des règles imposées par les textes) pour ceux qui vont élaborer les manuels. Pourquoi une telle course contre la montre ? Parce que la réforme doit aboutir à un nouveau bac en 2021, c’est-à-dire avant les élections présidentielles… On sacrifie la concertation au calendrier politique.

Des oublis et des obsessions

Qu’y a-t-il dans ces programmes ? Déjà, une inconnue. Les projets de programmes ne concernent que la Seconde et la Première. Il est donc difficile de reprocher des oublis dans le programme dans la mesure où l’on pourra toujours arguer de leur présence en Terminale. Toutefois, on notera que la consommation a disparu du programme de Seconde. L’activité économique semble s’y limiter à la production de richesses. Le chômage n’apparaît pas non plus. On remarquera surtout l’absence de l’État dans le programme de Première avec un programme essentiellement tourné, comme le demandait instamment le ministre, vers la micro-économie.

Neuf fois le mot « marché » dans le programme de Première… C’est à la limite de l’obsession ! D’autant plus que ce thème fait déjà l’objet d’un chapitre en Seconde. Bien sûr, nous vivons dans une économie de marché, on ne peut le nier. Et il est important que les élèves en comprennent le fonctionnement et aussi les limites à travers des modèles et des exemples concrets. Mais est-il nécessaire d’y consacrer autant de temps ?

D’autres tribunes ont insisté sur le caractère idéologique de ce programme et son manque de pluralisme. On y retrouve en tout cas la marque des attaques récurrentes à l’égard de la discipline et qui se sont amplifiées au cours des dernières années : méfiance à l’égard de l’interdisciplinarité, volonté de privilégier l’entreprise et le marché, démarche fondée sur les fondamentaux.

Ce n’est pour autant ni une nouveauté ni une rupture, mais la poursuite de l’évolution déjà à l’œuvre avec les précédents programmes. La cinquième génération avait marqué une séparation très nette entre les chapitres d’économie et de sociologie, bien loin du projet interdisciplinaire et de culture générale du départ. Les « regards croisés » apparaissaient alors comme une survivance et une concession à un temps révolu. Cette nouvelle génération de programme renforce cette tendance. Mais comme on s’attendait à pire encore, cela explique la faible réaction de certains enseignants !

Encyclopédiques et déséquilibrés

Les préconisations de la commission mixte fondées sur un travail de quatre mois et une quarantaine d’heures d’auditions recommandaient un allégement des programmes et regrettaient leur caractère encyclopédique. Le projet de nouveaux programmes répond-il à cette exigence ? Rien n’est moins sûr ! Les SES seront enseignées pour une heure et demie en seconde, 4 heures en Première et 6 heures en Terminale. Mais les programmes semblent toujours aussi lourds, d’autant plus que les dédoublements d’effectifs ne sont plus systématiques.

Certes, il n’y a plus une liste de « concepts à maîtriser » comme c’est le cas actuellement (85 notions en Première, 77 en Terminale) mais les attendus demeurent très élevés. Et surtout on reste dans une logique du « Comment ? » plutôt que du « Pourquoi ? » concernant les mécanismes présentés. Autrement dit, même si les chapitres sont présentés sous forme de questions, on ne peut réellement parler de problématisation. La question qui se pose est donc toujours celle du sens de ce que l’on apprend et de la manière dont on entre dans les apprentissages. Nous reviendrons sur ce point essentiel.

Avant cela, il faut aussi constater qu’un autre constat fait lors des auditions sur le déséquilibre entre l’économie et les autres sciences sociales ne semble pas résolu. Les programmes restent déséquilibrés avec un poids démesuré donné à l’économie et, pour le dire clairement, à une certaine conception de l’économie.

Quelle pédagogie ? Quelle conception des apprentissages ?

Pour moi, la seule problématique qui vaille devrait être pédagogique : Qu’est-ce que les élèves apprennent ? Pourquoi faire ? Comment les faire rentrer dans les apprentissages ?

Lorsque les SES ont été créées, elles se voulaient un enseignement de culture générale destiné à permettre aux élèves et futurs citoyens de se doter d’une culture en sciences sociales et de concepts destinés à mieux comprendre les enjeux du monde contemporain.

L’approche par « objets » privilégiée dans les premiers programmes consistait à partir d’une question vive (le chômage, l’entreprise, les inégalités…) pour sensibiliser les élèves et leur donner l’envie d’en savoir plus et ainsi convoquer les différentes sciences sociales, leurs mécanismes et leurs concepts pour mieux comprendre un phénomène complexe. C’est cette démarche qui était préconisée par la commission mixte pour redonner du sens aux apprentissages.

Or, les programmes proposés vont plutôt dans le sens inverse et confirment le positionnement pris depuis une dizaine d’années. On fait l’hypothèse que les élèves ne sont pas capables de comprendre la complexité et cet aller-retour avec les concepts qui est pourtant une des clés de l’apprentissage et de la motivation à apprendre. On insiste au contraire sur le passage par des « fondamentaux » dans une conception linéaire des apprentissages. Comme si avant de toucher à un instrument de musique et se confronter à la complexité d’un morceau de musique, il fallait obligatoirement faire trois ans de solfège !

Plutôt que de se poser des vraies questions d’actualité qui font sens et, à cette occasion, se demander quel peut être l’apport des différentes sciences sociales, on se demande « quelle est la démarche d’un économiste, d’un sociologue, d’un politiste ? ».

On évolue donc aujourd’hui de plus en plus vers un enseignement cloisonné et techniciste qui perd le sens de ce que l’on apprend (et donc aussi sa dimension citoyenne). J’avais coutume de dire que dans le nom de la discipline que j’enseigne c’est le « et » qui était le mot le plus important. C’est aujourd’hui de moins en moins vrai. On va encore plus vers un enseignement d’« économie – sociologie » (et de science politique malgré les tentatives d’OPA d’une nouvelle discipline).

Et, surtout, à force de singer l’enseignement supérieur, on méconnaît ce que sont des élèves de lycée et ce qui les motive à apprendre. Ou pas…

L’occasion manquée des évaluations

On le sait, le système éducatif est souvent piloté par l’aval. Ce sont souvent les épreuves du baccalauréat qui influencent la pédagogie pratiquée en amont. Or, dans les programmes présentés à la consultation, il n’est pas dit grand-chose sur les modalités d’évaluation. On indique simplement quelles « compétences » pourraient être évaluées en Première. Mais rien sur les épreuves proposées en Terminale.

C’est une occasion manquée et qui montre bien que la question des objectifs de cet enseignement n’a pas été véritablement pensée. Car, en général, quand on construit un cours, on définit d’abord ce que l’on veut évaluer avant de le faire. Ce qui est valable pour chaque enseignant dans sa classe devrait l’être encore plus pour les concepteurs de programme !

D’une certaine manière, dans le futur lycée Blanquer, ce sont les élèves qui évaluent les programmes et les enseignements en votant avec leurs pieds et en décidant de ne pas poursuivre d’une année sur l’autre. Car avec la fin des séries, on remet notre titre en jeu chaque année dans le lycée Blanquer ! La question de l’attractivité des programmes et de leur intérêt pour les élèves n’est donc pas secondaire. Et la question devient : « Est-ce que le programme de Seconde donne envie de continuer en Première ? » et « est-ce que le programme de Première donne envie de continuer en Terminale ? »

Quelle finalité ?

Parmi les questions posées dans le questionnaire officiel sur les programmes, on nous demande ce que l’on pense des affirmations suivantes :

• Le projet de programme permet un travail transversal entre les disciplines

• Il initie les élèves aux grands enjeux du monde contemporain

• Il contribue à la formation civique des élèves

J’ai essayé de montrer dans cet article que les réponses sont, pour moi, plutôt négatives à ces trois questions. On aurait pu (beaucoup) mieux faire.

Mais ce que montre surtout, avec plus d’acuité que pour d’autres disciplines, l’évolution du programme de SES c’est le changement de paradigme qui gouverne aujourd’hui les enseignements au lycée.

Jusque-là, le lycée tentait de combiner deux logiques : celle de la formation du citoyen en offrant des enseignements contribuant à la culture générale et celle de la préparation à l’enseignement supérieur. C’est aujourd’hui la deuxième logique qui l’emporte. Le lycée doit être l’antichambre du supérieur et ParcourSup en est le dispositif principal dans lequel s’inscrit la réforme du bac et du lycée.

Or, les sciences économiques ET sociales souffrent d’un défaut originel, souvent reproché, celui de ne pas correspondre à un seul enseignement universitaire. Cette discipline a toujours permis une orientation large bien au-delà des seules études d’économie ou de sociologie. Cela ne semble plus correspondre à la logique à l’œuvre avec ses « attendus » universitaires. Et les programmes ressemblent de plus en plus à ce que les étudiants subissent à l’université (Micro1, Micro2, Macro1, Macro2…).

Cette évolution me semble dangereuse. Je continue à penser que les disciplines scolaires peuvent et doivent avoir une autonomie par rapport aux disciplines universitaires. Le lycée doit former le citoyen autant que le bachelier (et futur étudiant). Et puis, il faudrait réfléchir aux véritables « attendus » pour réussir à l’université. Ce n’est pas dans le gavage de concepts ou l’apprentissage de mécanismes que se situe la solution mais plutôt dans l’accès à l’autonomie, la capacité à argumenter, à questionner les sources et les données, à travailler en groupe et sur des projets… C’est là, me semble-t-il, que se situe la clé de la réussite dans le supérieur plutôt que dans une orientation précoce…

Bien loin des querelles byzantines (et souvent biaisées) qui traversent le petit monde des SES où on s’interroge sur la référence aux disciplines savantes et on se pose des questions épistémologiques, j’ai voulu ici placer la pédagogie et l’élève au centre de l’analyse. Même si le mot « pédagogie » semble, de plus en plus, être un mot tabou aujourd’hui…

Philippe Watrelot est professeur de SES et professeur en temps partagé à l’ESPÉ de Paris

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