« La monnaie est objet polymorphe et ambivalent »

Chronique.

« Qu’est-ce que la monnaie et comment est-elle créée ? » C’est l’un des sujets du nouveau programme de sciences économiques et sociales des élèves de 1re. A question fondamentale, réponse… qui l’est moins dans la fiche pédagogique d’accompagnement. La monnaie ne ferait que faciliter l’échange. Sa dimension sociale, politique et son ambivalence sont tues. Et la question qui fâche, celle de savoir si les banques centrales ont encore un pouvoir sur la monnaie, est tout aussi soigneusement évitée. Or, si la monnaie n’était que cela et si son contrôle par les banques centrales était sans faille, pourquoi ces dernières craindraient-elles de voir émerger celle de Facebook ? L’économie n’est jamais plus politique que lorsqu’elle prétend ne pas l’être…

La fiche pédagogique Eduscol, validée par le ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse, fixe les objectifs d’apprentissage : faire connaître les fonctions et les formes de la monnaie, faire comprendre la création monétaire, ainsi que le rôle des banques centrales en la matière. La monnaie y est définie d’une façon purement fonctionnelle : on dit à quoi elle sert, mais pas ce qu’elle est, du moins pas vraiment. Elle ne serait qu’un ensemble de moyens de paiement facilitant les échanges, qui viendrait rompre le troc. On ne reprochera pas à Eduscol de reproduire ce qui est écrit dans beaucoup de manuels, à cela près que ceux mentionnés dans la bibliographie indicative de la fiche présentent une tout autre vision : celle d’un objet polymorphe et ambivalent.

« La monnaie ne fait pas que faciliter l’échange, elle le rend possible, elle en est constitutive »

Un objet polymorphe, car la monnaie est un bien social et politique, au moins autant qu’économique. La monnaie est ce qui nous relie les uns aux autres dans l’échange. En cela, elle ne fait pas que faciliter l’échange, elle le rend possible, elle en est constitutive. A travers l’échange, la monnaie réalise la valeur des choses. Elle est une capacité et un pouvoir, que les Etats veulent symboliques du leur sur les pièces et les billets à leur effigie.

Un objet ambivalent, car la monnaie est un bien privé, exclusif et rival dont l’usage est appropriable, tout autant qu’un bien public, collectif et de réseau, dont on ne peut faire usage que si beaucoup d’autres le font aussi. Ambivalente, la monnaie l’est aussi car, bien que vouée à l’échange, elle peut être désirée pour elle-même et devenir alors un pur objet d’accumulation, détourné de sa finalité première. Ce désir d’accumulation est peut-être le propre du capitalisme, plus encore celui d’un capitalisme dominé par la finance, où l’argent va à l’argent sans même plus avoir besoin d’en passer par la production et la vente de marchandises. La monnaie a donc ce pouvoir ambivalent de nous relier dans l’échange, quand la confiance nécessaire à son usage est là, mais de rompre ce lien quand elle devient une fin en soi, et que se répand la défiance dont les crises sont mâtinées.

Inquiétudes autour du libra

Qui crée la monnaie ? La fiche Eduscol du ministère stipule que la monnaie scripturale est « principalement » émise par les banques commerciales. Cela n’est pas faux, à cela près qu’elle ne l’est pas « principalement », mais tout entière. Ce ne sont plus les Etats qui frappent la monnaie autre que les pièces, ni même les banques centrales en dehors des billets, qui représentent moins de 10 % de la monnaie en circulation dans l’économie, mais bien les banques commerciales qui, en effet, créent la monnaie scripturale, c’est-à-dire celle inscrite sur des comptes bancaires. Souvent présentées comme des intermédiaires financiers qui transforment les dépôts en crédits, les banques font aussi à l’inverse des dépôt avec des crédits : quand une banque octroie un crédit à son client emprunteur, elle crédite son compte de dépôts du montant correspondant et met ainsi en circulation de la monnaie.

« Pas si facile pour la banque centrale d’influencer comme elle l’entend la masse monétaire… »

La banque centrale est ensuite présentée comme l’institution chargée de cadrer ce processus de création monétaire et capable de le réguler en influençant la « masse monétaire » et les taux d’intérêt. Y parvient-elle vraiment ? Une relation importante est éludée : celle entre la base monétaire (monnaie de la banque centrale) et la masse monétaire (monnaie des banques commerciales). En théorie, les deux sont reliées plus que proportionnellement : les banques commerciales sont censées créer d’autant plus de monnaie que la banque centrale émet beaucoup de la sienne. En pratique, il en va différemment, au moins depuis la crise : par exemple, selon les statistiques monétaires de la BCE, la base monétaire (agrégat M0) a triplé depuis 2007, tandis que la masse monétaire au sens large (agrégat M3) ne s’est accrue que de 30 %. Pas si facile, donc, pour la banque centrale, d’influencer comme elle l’entend la masse monétaire… Quant à l’impact sur l’économie réelle de ces 30 % de monnaie en plus et du niveau actuel très bas des taux d’intérêt, la banque centrale ne le maîtrise guère davantage.

Si les banques centrales s’inquiètent aujourd’hui de la possible introduction du libra, la monnaie numérique de Facebook, c’est précisément parce que la monnaie est un objet politique, qui offre à celui qui l’émet un pouvoir sur la société. Et si le libra venait à se développer, le contrôle de la banque centrale sur la monnaie en circulation serait encore plus faible qu’il ne l’est déjà. Faut-il laisser Facebook s’arroger le pouvoir de la monnaie ? Des pétitions (comme celle de Finance Watch) circulent pour « stopper le libra ». C’est ce que voudront aussi les banques centrales. Sans doute invoqueront-elles la volonté de la société civile et tairont la vraie raison : ne pas perdre totalement le contrôle.

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