Jacques Lautmann est le troisième du trio porteur en 1967 derrière Guy Palmade Inspecteur général et Marcel Roncayolo, récemment décédé. Il a ensuite été impliqué de près dans la création du CAPES 1969, de l’agrégation 1976, du concours Lettres-sciences sociales rue d’Um,1981 et de la création d’une voie ouverte aux bacheliers ES à HEC.

La filière ES du lycée dévoyée par les économistes

Le Conseil supérieur des programmes vient, semble-t-il, d’approuver des programmes pour la filière ES qui suppriment l’interdisciplinarité des sciences sociales et accroissent très sensiblement la microéconomie hors contexte,  au détriment relatif de la part accordée à la macroéconomie et à ses relations avec les choix politiques.
C’est le reniement du projet interdisciplinaire pédagogique approuvé et porté par Alain Peyrefitte ministre de l’Éducation nationale en 1967. Après deux ans d’expérimentation qui avaient précédé son arrivée rue de Grenelle, il décide de créer, entre la voie littéraire qui privilégie la transmission culturelle et la voie scientifique où les mathématiques sont le socle pour toutes les options, une troisième voie orientée vers la compréhension des sociétés humaines d’hier et d’aujourd’hui.

Dernier vivant du trio porteur à l’origine, il me faut rappeler l’esprit des premiers programmes destinés des lycéens, non des étudiants post baccalauréat.  Les chapitres d’économie devaient ouvrir à la compréhension des relations avec les décisions politiques ( monnaie, budget, fiscalité)  et leurs incidences sociales majeures, l’élargissement des domaines d’intervention de l’Etat ou des collectivités ; montrer notamment que des techniques appuyées sur la comptabilité nationale permettent aux gouvernements d’infléchir le cours des choses. Contrairement aux ragots colportés depuis 50 ans, l’entreprise n’était pas absente, abordée aussi comme un collectif de femmes et d’hommes pour qui contribution et rétribution ne se mesurent pas uniquement dans une comptabilité des moyens humains. Le versant sociologique et sociopolitique proposait quelques éléments sur trois niveaux, la famille, creuset de socialisation et relais de la discipline du vivre en société, les organisations dans une société complexe, et enfin le pouvoir d’Etat, démocratie, égalité des citoyens devant la loi et le suffrage, hiérarchie sociale pluricritères versus totalitarisme. Dans son allocution d’ouverture, lors de la première session d’instructions développées, destinée aux professeurs, historiens ou géographes pour la plupart, volontaires pour assurer ce nouvel enseignement, Alain Peyrefitte reprenait l’expression « Humanités modernes » expliquant que la connaissance historique d’Athènes du V° siècle av J.C.et de la Rome de Cicéron plus  l’adhésion à la laïcité de la République, c’est à dire le bagage ordinaire de la grande majorité des députés d’avant hier, ne pouvait plus suffire.

Des économistes influents de l’enseignement supérieur ont immédiatement déclaré que les bacheliers de cette filière, trop peu formés en calcul différentiel ne pourraient jamais suivre un cursus de sciences économiques. Ce n’était pas le projet mais peu importe ; Ils furent entendus dans des cercles politiques plus soucieux de mettre directement en cause la partialité de gauche, observée ou supposée, des professeurs. Pourtant, à Sciences-po Paris l’accueil fut différent : dès  la création du CAPES spécifique en 1969, une préparation fut organisée qui s’imposa vite comme la meilleure.
    La cabale hostile se développa assez pour que le ministre Olivier Guichard crée une Commission d’évaluation de ces programmes, présidée par Jean Fourastié et où siégeait notamment J.B. Duroselle, l’historien des relations internationales de la Sorbonne. Tous deux étaient fortement favorables à l’interdisciplinarité pédagogique et furent suivis.

Quelques années plus tard, en 1978, l’enseignement SES est à nouveau vivement attaqué, juste après les élections législatives, et le ministre Christian Beullac demande, à son tour, un examen, confié à une Commission présidée par René Rémond et où siège une dame, professeur de lycée qui représente leur Association disciplinaire. Le rituel est à peu près le même avec un rapport nuancé indiquant quelques risques de dérives à éviter. Pour la remise du rapport le ministre invite à déjeuner la Commission et engage un vrai échange où chacun est invité à prendre part ; il conclut qu’aucun changement d’importance ne s’impose.
Le succès auprès des élèves se confirme. En 1994, HEC, vite suivi largement par l’ESSEC et autres Ecoles, ouvre pour son concours d’entrée une voie ouverte aux bacheliers ES passés par une classe de préparation littéraire. On pouvait croire que cette consécration mettrait fin aux doutes et au procès pour insuffisance de microéconomie formalisée selon le canon. Il n’en fut rien.
    En 2008, Roger Guesnerie,  professeur au Collège de France, me fait nommer pour apporter  la mémoire à la Commission qu’il préside, créée par le ministre  Xavier Darcos, avec à peu près toujours les mêmes préoccupations . Parmi les membres, on trouve Charpin, directeur général de l’INSEE, Michel Pébereau, président de la BNP. Cette fois le débat est plus rude, car la section Economie de l’Académie des Sciences morales a fait connaître son dédain pour la pluridisciplinarité des sociologues et sa préférence pour un enseignement des bases formalisées de la microéconomie. D’autre part, quelques passages racoleurs, tableaux biaisés dans deux ou trois manuels, un rapprochement inacceptable de la photo d’une prison et de celle d’un lycée étaient mis en avant avec complaisance pour nourrir le dénigrement.  La Commission a la bonne idée de décider que chacun des membres aille voir dans deux ou trois classes différents les choses sur le terrain. Globalement le jugement porté au retour était, avec quelque surprise, favorable. Le rapport très fouillé présente des pistes pour l’amélioration des programmes en économie.

Que conclure aujourd’hui ? Alors que les media présentent quotidiennement des données et des analyses sociologiques plus ou moins rapides, que la confiance dans les modèles de l’économie néoclassique a été singulièrement ébranlée par les faits, que l’interdisciplinarité pédagogique est avancée comme objectif majeur, voici que la volonté de domination des économistes main stream sûrs d’eux mêmes et le manque de recul informé du Conseil des programmes suffisent pour  dénaturer une construction pédagogique qui a fait ses preuves,  ouverte sur les réalités de notre temps.

Jacques Lautman
Professeur émérite de sociologie
Ancien directeur-adjoint de l’ENS Ulm

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