https://www.franceculture.fr/sociologie/classes-sociales-un-concept-en-voie-de-disparition
Depuis 1984, les ouvrages contenant les termes « classes sociales » ou « classes populaires » sont de moins en moins nombreux au catalogue de la Bibliothèque Nationale. Derrière le mot, c’est un outil pour penser les inégalités qui s’efface.
Alors que le Conseil supérieur des programmes se réunit depuis le 11 octobre pour discuter et voter les programmes destinés aux classes de seconde et de première au lycée, plusieurs associations de profs ou d’enseignants-chercheurs sonnent l’alerte. L’ASES (association des sociologues du supérieur) comme l’APSES (association des professeurs de sciences économiques et sociales) dénoncent ainsi “la disparition programmée des classes sociales, des professions et catégories socio-professionnelles (anciennes CSP)”. Comprenez : leur disparition comme notions étudiées à l’école et donc comme outils pour “décrypter et comprendre les sociétés dans lesquelles nous vivons”.
Les programmes officiels doivent être votés d’ici le 2 novembre, date à laquelle on saura si les jours des classes sociales sont comptés pour de bon. Mais en réalité, leur disparition prolongerait un effacement déjà largement amorcé depuis plusieurs décennies en France.
Cet effacement est le fruit d’un changement de paradigme. Et, dans le champ des sciences sociales, d’une bataille qui n’est pas seulement lexicale mais aussi épistémologique, et politique. Car ceux qui font la moue face à une lecture du monde social au prisme des « classes » dénoncent bien souvent, derrière les termes « classes sociales », l’ombre de deux empereurs cachés : Pierre Bourdieu, depuis 50 ans, mais, avant lui, Karl Marx.
Aucun des deux n’a pourtant la paternité des termes “classes sociales”, dont l’usage est antérieur à Marx : François Guizot, Augustin Thierry ou encore Adolphe Thiers, tous historiens au début du XIXe siècle, s’étaient saisis avant Marx de la notion de “classe”. Guizot par exemple, voyait déjà en 1828 dans la Révolution française une lutte des classes.
Chez Marx, entre 3 et 7 classes
Karl Marx se révélera toutefois prépondérant pour théoriser la lutte des classes et reprendra à son compte la notion de classes sociales, pensées comme des groupes sociaux pris dans la hiérarchie sociale. Il s’en saisira pour réfléchir la société industrielle à l’heure du capitalisme, opposant tout particulièrement deux classes : le prolétariat d’une part, et la bourgeoisie capitaliste d’autre part.
Au cœur de l’approche de Marx, l’idée qu’il existe dans une société capitaliste une classe qui vit du travail d’une autre classe – même si le nombre de classes sociales se révélera finalement varier dans ses écrits, passant parfois de trois à sept (par exemple selon qu’il distingue « prolétariat » et « sous-prolétariat »).
Après Marx, partis et organisations politiques à gauche penseront les rapports de forces politiques depuis cette lutte des classes. En 1900, lorsqu’il rédige Les Deux méthodes, Jean Jaurès s’inscrit par exemple pleinement dans son sillage et écrit : “Entre les deux classes, entre les deux groupes d’intérêts, c’est une lutte incessante du salarié qui veut élever son salaire, et du capitaliste qui veut le réduire ; du salarié qui veut affirmer sa liberté, et du capitaliste qui veut le tenir dans la dépendance.”
Dans le champ académique en Europe, les classes sociales demeureront une clé de lecture fondamentale jusque dans les années 70, même si certaines approches chercheront à nuancer le motif de Marx : début XXe par exemple, Max Weber introduira l’idée que la société est stratifiée au-delà des appartenances économiques et de la façon dont l’individu peut s’insérer dans le processus de production. Maurice Halbwachs, un des pères fondateurs de la sociologie en France (mort en 1945), partira quant à lui de Marx pour envisager la stratification sociale aussi depuis la manière dont chacun peut percevoir comment il se situe dans la société. Halbwachs, qui échafaude l’idée d’une identité sociale de classe, publiera par exemple Esquisse d’une psychologie des classes sociales (en 1938).
Ainsi, même une fois raffinées ou repensées, les classes sociales auront la vie longue, des travaux sociologiques les plus théoriques jusqu’aux programmes d’initiation aux sciences économiques et sociales en seconde au lycée. S’il s’éloignera en partie de Marx en se distanciant d’une analyse trop intellectualiste et finalement abstraite de la grille de lecture par classes, Pierre Bourdieu revitalisera à son tour la pensée en termes de classes. Sa théorie de la domination oppose plus volontiers “dominants” et “dominés” que « prolétaires » et « bourgeois détenteurs des moyens de production« . Chez Bourdieu, il est certes question de capital économique (un revenu, mais aussi un patrimoine), mais aussi de modes de vie, d’inclinations, de loisirs, et finalement de tout un tas de choix ou d’actes que l’individu pose depuis là où il se trouve dans la société. Des choix ou des actes situés socialement, depuis la classe ou l’espace social auxquels il appartient.
S’il raffine la notion de « classes » de Marx, chez Bourdieu, les rapports de classes permettent bien de regarder et de comprendre les inégalités. Ce sera le cas dès 1964 avec la parution avec Jean-Claude Passeron de Les Héritiers pour penser les inégalités scolaires, en soulignant par exemple combien l’institution scolaire légitime une certaine culture qui est le propre d’une certaine classe : cette culture, écrivent Bourdieu et Passeron, « présuppose implicitement un corps de savoirs, savoir-faire et surtout de savoir-dire qui constitue le patrimoine des classes cultivées« . Les Héritiers, publié alors que Bourdieu n’a que 34 ans, s’imposera très vite comme un classique de la sociologie des inégalités et des classes sociales.
Le 26 septembre 1977, Pierre Bourdieu répondait aux auditeurs de France Culture sur les inégalités en matière d’éducation et disait notamment ceci :
La sociologie ne conduit pas au fatalisme du tout, elle donne des armes pour une action rationnelle sur le monde social, […] elle donne plus de chances d’agir avec une prévision raisonnable des conséquences de ce qu’on fait… et avec moins de chances, par conséquent, d’être récupéré par le système.
Partis et travaux académiques « social blind »
Statistiquement, ces inégalités sont toujours valables cinquante ans plus tard. Pourtant, depuis plus de dix ans déjà, plusieurs sociologues ont mis en garde contre l’effacement progressif de la notion de « classes sociales« . L’âge d’or des années 70 est révolu, et la société se lit de moins en moins au prisme d’une lecture de classe.
Dans le discours politique, c’est flagrant – à commencer par le Parti socialiste qui, dès les années Mitterrand, avait cessé de mobiliser le vocabulaire de classes. Dans le champ académique, ce floutage sera d’abord passé un peu inaperçu. Mais en 2008, dix ans déjà avant que les associations d’enseignants en sciences économiques et sociales ne brocardent les nouveaux programmes au lycée, Alexis Spire et Emmanuel Pierru soulignaient ceci dans un article intitulé Le Crépuscule des catégories socio-professionnelles (publié dans La Revue Française de Science Politique) :
Depuis le milieu des années 1980, le langage des classes a très nettement reflué dans les productions scientifiques, et plus particulièrement sociologiques parallèlement, la plupart des acteurs politiques (à l’exception d’une extrême-gauche toujours minoritaire) ont également abandonné toute référence au thème des classes sociales. L’avènement de cette vision “social blind” (indifférente au social), qui consiste à dé-faire les représentations “collectives” fondées sur le critère de l’appartenance socioprofessionnelle, conforte en retour les agents du système statistique dans leur propre conversion et contribue à rendre de moins en moins visibles les processus de domination tels que les statisticiens pouvaient les faire apparaître lorsqu’ils en avaient encore l’ambition.
Les deux auteurs étayent leur regard de données chiffrées et datent précisément à 1984 le recul (ils disent “déclin très net”) des termes “classe sociale” ou “classe ouvrière” dans la totalité des ouvrages référencés dans le catalogue de la Bibliothèque nationale.
Pierru et Spire ne seront pas les seuls à pointer les enjeux d’un effacement de la lecture de la société au prisme des classes sociales. Dans l’article De « l’homme de marbre » au « beauf », sous-titré, les sociologues et « la cause des classes populaires », Gérard Mauger montrait en 2013 combien les travaux des sociologues en France avaient pu glisser d’une vision positive (voire idéalisée) des « classes populaires« , dans le sillage d’une forme d’ouvriérisme plutôt enchanteur, à une lecture beaucoup plus négative. Par exemple lorsqu’il s’agissait de regarder les choix politiques d’une classe populaire qui se serait mise à voter Front national :
L’intérêt des sociologues pour les classes populaires, qu’ils en soient proches ou éloignés, dépend aussi de la place qu’elles occupent dans la hiérarchie sociale des objets de recherche et, en définitive, de la valeur accordée à « la cause des classes populaires » dans le champ politique. Schématiquement, l’histoire contemporaine des fluctuations du cours de « la cause » des classes populaires dans le champ politique et, de ce fait, dans celui de la sociologie, est celle du renversement d’”un populaire positif” (celui de “l’enchantement ouvriériste”) à “un populaire négatif” (supposé particulièrement réceptif aux sirènes du Front national), de la célébration de “l’homme de marbre” à la stigmatisation du “beauf” : inversion de signe corollaire de la disqualification brutale du marxisme au cours des années 1970.
Le regard de classes, comme des lunettes abandonnées
Cinq ans plus tard, c’est carrément la notion de classe elle-même, à commencer par les classes populaires, qui disparaît dans l’espace public. Comme des lunettes qu’on ne chausserait plus pour penser le monde social. L’individu n’apparaît plus aussi déterminé par son appartenance à un groupe, et, lorsqu’elles sont regardées ou pensées, les inégalités sont davantage vues comme le fruit de trajectoires individuelles. Qui, au mieux, laisseraient la main au mérite personnel. Et, au pire, feraient son malheur.
Alors que ce paradigme des classes s’efface, trois sociologues (Cédric Hugrée, Etienne Penissat et Alexis Spire) répliquaient en publiant fin 2017, chez Agone, Les Classes sociales en Europe – Tableau des nouvelles inégalités sur le vieux continent, pour justement tenter de réactiver la notion de classe et penser l’Europe en termes de classes sociales. Et montrer que « la position de classe reste un outil pertinent pour penser et décrire les inégalités et les frontières sociales à l’échelle internationale« . Leur ouvrage est en partie technique puisque les auteurs cherchent à dépasser les clichés sur les différences nationales en fondant une répartition par classes opérationnelle à l’échelle de tout le continent. Mais il est aussi une réponse politique à l’effacement d’une notion qui peine à survivre après le crépuscule du marxisme. Ils concluent ainsi :
Trente ans après la chute du Mur de Berlin, rares sont les pays européens où les classes sociales sont au centre des débats publics et politiques. Pourtant, la position de classe demeure incontournable pour comprendre les inégalités en matière d’emploi, de conditions de travail, de ressources économiques, de pratiques culturelles ou encore de consommation et d’accès aux soins. […] Au-delà des débats stratégiques sur le positionnement vis-à-vis de l’Union européenne, il paraît indispensable de nommer et de faire exister, à défaut d’une classe en acte, une représentation en acte des classes. Ce n’est sans doute que la première étape d’un long processus de (re)construction d’une gauche syndicale et politique capable de se déployer à la même échelle que celle des firmes capitalistes, c’est-à-dire au niveau européen.