Une telle accusation est choquante, d’autant plus qu’elle est formulée par un ministre de l’Education nationale. Imaginons un instant que Jean-Michel Blanquer ait tenu le même discours à propos d’autres sciences comme par exemple celles du climat. S’il les avait présentées comme étant trop pessimistes et avait accusé leur enseignement de renforcer les comportements à l’origine du réchauffement climatique, quelles auraient été les réactions de la communauté scientifique et éducative ?

Il est nécessaire de rappeler que la sociologie, comme toute science, produit des savoirs afin de comprendre et de penser la réalité sociale sur des bases rationnelles. Elle n’a pas pour vocation d’inciter à l’optimisme ou au pessimisme.

En dévoilant le fait que les inégalités scolaires reflètent en grande partie les inégalités sociales et contribuent à les légitimer, la sociologie a le pouvoir d’ébranler le sens commun et de nourrir la réflexion citoyenne des élèves. Face à cette réalité sociale – si difficile à admettre que le ministre lui-même s’efforce de la minorer – nombreu·x·ses sont les élèves qui résistent, persuadé·e·s que «quand on veut, on peut», et la quasi-totalité continue d’adhérer à l’idéal méritocratique.

Il peut arriver que les élèves en viennent à se demander si leur origine sociale les condamne à échouer. Toutefois, Jean-Michel Blanquer manque-t-il à ce point de confiance envers les enseignant·e·s de sciences économiques et sociales (SES) qu’il les pense incapables de leur apporter des réponses ? C’est précisément parce que nous ne sommes pas de simples exécutant·e·s, mais des professionnel·le·s questionnant nos propres pratiques, que nous avons su développer des stratégies didactiques pour intégrer ces réactions à notre enseignement (3).

La sociologie enseignée en SES est émancipatrice pour tou.te.s les élèves, et en particulier celles et ceux des classes populaires : elle leur permet de mettre des mots et des explications sur l’échec ou la réussite scolaire, de questionner les discours idéologiques du don et du mérite individuel, mais aussi de pointer les limites d’une école qui peine à faire réussir l’ensemble des élèves.

Soumis·es au sens commun et traversé·e·s par les débats de notre époque, les élèves ont plus que jamais besoin d’interroger rationnellement le fonctionnement de nos sociétés. Le rôle de l’Ecole et des enseignant·e·s doit être d’initier les élèves au temps long du raisonnement et aux démarches scientifiques nécessaires à l’exercice de tout esprit critique.

Par l’enseignement des inégalités, les SES ont vocation à contribuer à ce cercle vertueux de formation des futur·e·s citoyen·ne·s indispensable à la pérennité et au progrès de nos démocraties.

(1) Quelle école voulons-nous ? de Jean-Michel Blanquer et Edgar Morin, éd. Odile Jacob, 2020.
(2) Des propos similaires avaient été tenus dès 2014 dans l’Ecole de la vie, de Jean-Michel Blanquer, éd. Odile Jacob, 2014.
(3) «Comment enseigner Bourdieu aux élèves des milieux populaires ?» de Clarisse Guiraud et Tiphaine Colin, Idées, numéro 129, 2002.
«La sociologie de Pierre Bourdieu et l’enseignement des sciences économiques et sociales», d’Edwige Corcia, in Pierre Bourdieu, les champs de la critique, BPI-Centre Pompidou, 2004, pp. 87-95.
«Enseigner Pierre Bourdieu dans le 9-3 : ce que parler veut dire», de Fabien Truong, in Idées économiques et sociales, numéro 160, 2010 /2, pp. 72-77.

L’association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses)