Tribune
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Sciences économiques et sociales : faire réciter ou faire réfléchir ?

APSES

Le bureau de l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses) réagit aux sujets du bac proposés cette année aux candidats libres, qu’il juge contraires à l’exercice de l’esprit critique que valorise la discipline.

En raison du contexte sanitaire, le baccalauréat 2021 a de nouveau été en large partie remplacé par les notes du contrôle continu. A ceci près que certain.e.s aspirant.e.s bachelier.e.s n’étant pas scolarisé.e.s au lycée, des épreuves ont dû être organisées spécialement pour ces candidat.e.s dit.e.s « libres ».

Une appellation malvenue cette année, tout au moins s’agissant de celles et ceux qui avaient opté pour la spécialité « Sciences économiques et sociales (SES) ». Lundi 7 juin, ces dernier.e.s ont eu à plancher des sujets laissant très peu de marge à l’exercice de la réflexion et de l’esprit critique. Un signe révélateur d’une évolution plus générale de la discipline au détriment de la formation d’un esprit critique rigoureux chez les élèves.

La mal nommée partie « raisonnement s’appuyant sur un dossier documentaire » comportait ainsi la consigne suivante :

« Vous montrerez que des politiques de flexibilisation du marché du travail permettent de lutter contre le chômage structurel. »

Des énoncés à sens unique

Une analyse rapide de cet intitulé suffit à comprendre qu’il ne s’agit pas d’interroger l’influence desdites politiques, qui ont la cote chez les dirigeant.es européen.e.s depuis plusieurs années, dans la lutte contre le chômage et en particulier sa composante « structurelle »1. Non, il s’agit bien de « montrer » les effets supposément bénéfiques de ces mesures consistant à supprimer certains droits protecteurs des salarié.e.s et dégrader leurs conditions d’emploi et de travail sur le chômage. Et tant pis si le sujet ne fait pas consensus parmi les économistes2 !

Comme si cela ne suffisait pas, les trois documents mis à la disposition des candidat.e.s pour enrichir leur argumentation sont également problématiques. L’un, issu de l’OCDE, est un graphique suggérant une corrélation positive entre un « indice de rigidité de la législation du travail » – sans précision sur son mode de construction – et le taux de chômage en 2018 d’un certain nombre de pays dont seuls quelques noms sont indiqués. Une droite de régression à la pente légèrement positive est représentée dans le nuage de points, sans son coefficient de corrélation.

Vient ensuite un article tiré de la revue du Fonds monétaire international (FMI), Finances et développement. Après avoir reconnu qu’il existe un débat quant au lien entre salaire minimum et emploi, les auteurs y affirment la chose suivante :

« Un consensus semble se dessiner sur le fait qu’un salaire minimum établi à un niveau modéré a une incidence légèrement négative sur l’emploi. Si celui-ci est établi à un niveau trop élevé, il peut être à l’origine de nombreuses pertes d’emplois et avoir ainsi des répercussions néfastes sur les équilibres économiques. »

Tout est dans la précision et l’emploi de verbes hypothétiques (« semble », « peut »).

Enfin, cerise sur le gâteau, le troisième document consiste en un sondage d’opinion commandé par le Medef et réalisé en 2015 auprès des chef·fes d’entreprise. La question posée : quelle est leur « principale peur, inquiétude ou difficulté » lorsqu’elles et ils envisagent d’embaucher. On peut s’étonner de ce choix de source, l’Insee publiant régulièrement des enquêtes sur ce type de sujet.

Les résultats en sont d’ailleurs sensiblement différents : si dans le sondage commandé par le Medef le coût du travail arrive en tête, dans l’enquête de l’Insee il n’arrive qu’en 3e position, la première étant le manque de main-d’œuvre qualifiée disponible. Heureusement que les programmes de première comportent un chapitre consacré à la question de l’opinion publique permettant de déchiffrer ce type d’artefact !

Des candidat·es qui auraient exprimé des réserves concernant la qualité et la validité scientifiques du sondage d’opinion commandé par le Medef auraient fait un hors sujet

Mais le principal écueil du sujet ne réside pas dans les documents. En effet, dans le cadre du « raisonnement s’appuyant sur un dossier documentaire » (introduit lors de la refonte des programmes en 2010, et conservé à l’identique depuis), la formulation de la question n’induit pas un débat ou des nuances, elle invite le·la candidat·e à ne développer qu’un seul point de vue.

Aussi, des candidat·es qui auraient exprimé des réserves concernant la qualité et la validité scientifiques du sondage d’opinion commandé par le Medef auraient fait un hors sujet.

Quant à la présentation des limites des politiques de flexibilisation enseignées par les professeur.e.s de SES en terminale, ou l’évocation de mesures alternatives pour réduire le chômage, notamment « structurel », comme une augmentation des dépenses d’éducation et de formation, la réduction du temps de travail ou la garantie d’emploi, elles auraient aussi été « hors sujet ».

Le sujet du second jour proposé aux candidat.e.s « libres » n’était guère plus favorable à l’exercice de l’esprit critique, puisqu’il leur demandait de « montrer que les politiques de soutien de la demande globale peuvent permettre de lutter contre le chômage », même si ici, l’expression « peuvent permettre » laisse plus d’espace aux candidat.e.s que l’expression injonctive « permettent » du sujet du jour précédent.

Esprit critique, es-tu (encore) là ?

Le problème principal de tels sujets, au-delà de leur caractère politiquement orienté ou du manque de rigueur scientifique de certains documents soumis à l’étude des candidat.e.s, est donc bien celui-ci : par leur formulation, les sujets évacuent tout exercice de l’esprit critique, empêchent la mise en évidence des contradictions et des tensions qui sous-tendent la plupart des enjeux socio-économiques de notre époque.

Comment se satisfaire du fait que l’épreuve choisie par la majorité des élèves3 ne leur demande à aucun moment de répondre à une question de façon nuancée, en considérant des arguments qui ne vont pas tous dans le même sens, et ce, même lorsqu’ils portent sur des questions qui ne font pas consensus parmi les économistes ?

Une évolution à l’image des programmes récemment réécrits, où les objectifs d’apprentissage sont systématiquement formulés à partir de verbes prescriptifs comme « connaître », « comprendre » ou « savoir définir », ce qui pose question en matière de pluralisme, tant scientifique que politique.

Il s’agit de plus en plus de farcir la tête des élèves de connaissances supposément indiscutables plutôt que de les initier à la complexité et au pluralisme.

Le chapitre ici mobilisé, intitulé « comment lutter contre le chômage ? » est particulièrement illustratif de cette dérive. Parmi les mesures que les enseignant.e.s doivent présenter aux élèves, ne figurent ainsi que les « politiques macroéconomiques de soutien de la demande globale », les politiques d’allègement du coût du travail, celles de formation et les politiques de flexibilisation « pour lutter contre les rigidités du marché du travail ». La balance pèse ainsi fortement du côté de la dimension structurelle du chômage par rapport à sa dimension conjoncturelle, sans que soit fait mention des controverses théoriques autour de la notion de chômage structurel. Les cadres théoriques keynésiens et « néoclassiques » qui servent de référence à ces politiques ne sont pas non plus véritablement présentés.

Par ailleurs, il est pour le moins discutable de cadrer le chapitre uniquement sur le problème de la lutte contre le chômage en évacuant la question de la précarité de l’emploi, alors même que les pays présentant de bonnes performances dans ces deux domaines sont très peu nombreux. En étudiant ce chapitre, les élèves ne sauront pas que des pays étant parvenus à baisser fortement leur taux de chômage en appliquant des réformes structurelles (Allemagne, Royaume Uni) l’ont fait au prix d’une forte hausse des emplois précaires (mini-jobs, contrats zéro heure, etc.).

Bref, en sciences économiques et sociales, il s’agit désormais de plus en plus de farcir la tête des élèves de connaissances supposément indiscutables, faisant fi des débats souvent vifs entre chercheur.e.s, plutôt que de les initier à la complexité et au pluralisme en examinant les arguments et positions en présence, tout en acquérant les outils intellectuels permettant de déceler les arguments, raisonnements et données rigoureux, de celles et ceux qui sont moins solides. Autant d’aptitudes pourtant cruciales à une époque où fleurissent sur les réseaux sociaux numériques les « fake news » et autres raisonnements fallacieux construits sur du sable.

A l’heure où il apparaît à certain.e.s urgent de renforcer l’éducation à la citoyenneté, voici un chantier qu’il paraît intéressant de rouvrir : d’une part, en réécrivant les programmes de SES, sans évacuer le pluralisme dans les disciplines sur lesquelles elles s’appuient ; d’autre part, en repensant les épreuves pour permettre aux élèves d’exercer leur esprit critique.

  • 1. Celle qui ne dépend pas de la conjoncture économique, c’est-à-dire du fait que l’économie traverse une période de turbulences ou soit au contraire au beau fixe.
  • 2. Voir Romaric Godin, « Bac 2021 : en économie, un sujet loin d’être neutre », Mediapart, 14 juin 2021.
  • 3. La minorité restant.e choisit l’épreuve de dissertation, dont les sujets plus fréquemment (mais pas systématiquement) formulés sous forme de sujet-discussion : « dans quelle mesure… », « peut-on dire que… »
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