Refonte des programmes de SES au lycée : « Transmettre des savoirs fondamentaux, dans leurs différences et leurs complémentarités »

Dans une tribune au « Monde », Philippe Aghion et Pierre-Michel Menger, présidents du groupe de travail chargé de la refonte des programmes de SES, rejettent le « procès d’intention » fait à leurs propositions

Par Philippe Aghion et Pierre-Michel Menger

Tribune. Une réforme de l’architecture et du contenu des enseignements de sciences économiques et sociales de seconde, première et terminale des lycées est engagée. Un groupe de travail que nous présidons s’est réuni à plusieurs reprises et a fait ses premières propositions pour structurer l’enseignement hebdomadaire de 1 h 30 en seconde et de 4 heures en première. Il reste à mettre au point le programme pour les 6 heures d’enseignement hebdomadaire en terminale.

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Notre groupe de travail a réuni des professeurs de SES et des universitaires économistes, sociologues et politologues. Par ailleurs nous avons interagi de façon continue avec les représentants des différentes associations d’enseignants, en particulier l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses). Mais avant même de connaître la totalité des propositions, et donc l’architecture générale d’un enseignement qui est structuré pour se déployer sur trois années, des associations et des collègues du supérieur s’indignent et pétitionnent. Plus de la moitié du programme n’est pas encore présentée, mais la critique a priori est déjà bouclée, et la pétition tourne au procès d’intention… pour opposer ses propres intentions, évidemment parées des lumières du triple intérêt scientifique, citoyen et démocratique.

Economie, sociologie et science politique

Notre ambition est plus simple, et plus radicalement progressiste, pensons-nous, car plus respectueuse de la mission principale de l’enseignement : celle de transmettre un corps de savoirs fondamentaux, établis dans leurs différences et leurs complémentarités. Nous estimons légitime de mettre à la portée de tous les jeunes Français l’économie, la sociologie et la science politique telles qu’elles bénéficient des acquis nationaux et internationaux les plus solides. La démarche n’est en rien idéologique, elle vise au contraire à démocratiser l’accès à un enseignement d’excellence, afin de procurer aux élèves des connaissances fondamentales, des méthodes éprouvées et des outils d’analyse et de compréhension des transformations contemporaines des économies et des sociétés.

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Le cadre dans lequel nous avons situé notre action peut être défini ainsi : (a) l’enseignement des SES est consolidé ; (b) la sociologie et la science politique obtiennent, conjointement, une place équivalente à celle de l’économie ; (c) les programmes sont construits sur une progressivité soigneusement architecturée ; (d) les trois disciplines qui sont enseignées obtiennent leur identité propre, et sont aussi confrontées pédagogiquement dans des chapitres de « regards croisés ».

On nous reproche d’accorder une importance trop grande à la microéconomie. C’est ne pas comprendre que la macroéconomie moderne repose de plus en plus sur des fondements microéconomiques solides. En effet la macroéconomie moderne agrège des agents et des entreprises hétérogènes (diversités et inégalités comprises) et sait traiter la concurrence imparfaite, les asymétries informationnelles et les défaillances des marchés. Une bonne compréhension de ces aspects microéconomiques s’avère ainsi indispensable pour enseigner les éléments clés de la macroéconomie.

La pratique des regards croisés

Dès la seconde est abordée la question du chômage dans le chapitre sur le diplôme, l’emploi et les « capabilités » (notion due à Amartya Sen). En première, les élèves étudieront le rôle de la politique budgétaire et de la politique monétaire. Et le programme de terminale doit être largement consacré à la macroéconomie et au rôle de l’Etat pour réduire le chômage, stabiliser le cycle économique et favoriser une croissance durable et inclusive, en s’appuyant sur les outils et concepts microéconomiques étudiés en classe de première.

On nous reproche enfin d’évacuer les débats. Tout au contraire, lorsqu’est introduite la notion de produit intérieur brut (PIB) en seconde, il s’agit d’expliquer d’entrée de jeu que le PIB par tête est une mesure incomplète de développement d’un pays puisqu’elle ne prend en compte ni les aspects environnementaux ni les inégalités.

S’agissant du marché, nul n’ignorera par cet enseignement les sources de ses défaillances et de ses imperfections. La politique budgétaire ? Elle a ses effets de relance et ses effets d’éviction. Projetons-nous les élèves dans un monde plat, sans hiérarchies ? Les outils de compréhension de la stratification sociale, de ses inerties et de ses transformations seront évidemment donnés aux élèves.

La pratique des regards croisés qui est proposée mettra en action les trois sciences sociales pour permettre aux enseignants de traiter de questions de société fondamentales : le poids des déterminants sociaux dans les trajectoires individuelles de formation et d’emploi ; le rôle de la protection sociale ; l’entreprise et son organisation interne ; l’environnement ; les inégalités et la mobilité sociale. Mais nous préférons l’organisation raisonnée des échanges disciplinaires au syncrétisme du plus petit dénominateur commun. Telle est notre conception de la transmission des savoirs et de l’émancipation par le savoir.

Philippe Aghion est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Economie des institutions, de l’innovation et de la croissance.

Pierre-Michel Menger est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Sociologie du travail créateur.

https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/11/21/la-formation-aux-sciences-economiques-et-sociales-compte-plus-que-jamais-dans-la-vie-publique_5386384_3232.html

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