Calendrier ultracompressé, atmosphère de travail délétère et soupçons de coup de vis conservateur : c’est dans ce contexte loin d’être idéal que le Conseil supérieur des programmes (CSP) attaque ce lundi sa troisième semaine de travail autour des nouveaux programmes du lycée. La tâche est costaude. Depuis le 10 octobre et jusqu’au 2 novembre, les 17 membres de cette instance sont censés découvrir, amender et voter pas moins de 82 parcours des classes de seconde et première. «La fabrique des programmes n’est jamais facile, mais là c’était particulièrement mal parti avec un temps aussi resserré», regrette Claire Guéville, secrétaire nationale du Syndicat national des enseignants du second degré (Snes). «Le rôle du CSP est réduit à celui d’une chambre d’enregistrement», tacle Denis Paget, ancien membre du Conseil, dont le mandat s’est achevé le 10 octobre.

A ce rythme échevelé s’est ajoutée une autre critique, celle d’un virage conservateur orchestré par la nouvelle direction du CSP, très proche du ministre de l’Education Jean-Michel Blanquer, et qui n’a pas donné suite aux sollicitations de Libération. Pour comprendre les origines de cette guérilla idéologique, il faut revenir à la naissance du Conseil. Créée en 2013 par Vincent Peillon, l’instance avait pour ambition d’introduire plus de pluralisme dans la conception des programmes scolaires, en faisant notamment de la place à des représentants de la société civile. Mais l’arrivée de Jean-Michel Blanquer Rue de Grenelle marque un tournant. En septembre 2017, le géographe Michel Lussault, président du CSP, démissionne en dénonçant le «mépris» et la «désinvolture» du ministre, regrettant ses «annonces souvent unilatérales et idéologiques».

«Coquille vide»

La nouvelle présidente, Souâd Ayada, professeure de philosophie et inspectrice générale de l’Education nationale, débarque avec des opinions bien tranchées. Dans une interview-bazooka au Point, l’été dernier, elle s’en prend à ceux que son ministre nomme les «pédagogistes» : «Moi, je crois que l’enseignement scolaire doit rester scolaire.» Le 30 septembre, Marie-Aleth Grard, vice-présidente d’ATD Quart Monde et membre du CSP, présente à son tour sa démission, jugeant qu‘«on ne peut plus discuter» au sein de l’instance. Au site spécialisé le Café pédagogique, elle explique : «On n’est pas proche du tout des parents en général, et encore moins des parents pauvres.»

Pour Viviane Youx, présidente de l’Association française des enseignants de français (Afef), le CSP n’est plus aujourd’hui qu’une «coquille vide aux ordres du ministre». «L’objectif est d’aller le plus vite possible dans la conception des programmes pour passer en force et ne pas laisser aux enseignants le temps d’y réfléchir, regrette-t-elle. Le temps politique est toujours catastrophique pour l’éducation.» La mise au pas du CSP, où les inspecteurs généraux (l’élite administrative du ministère) ont fait leur retour en force, rencontre tout de même quelques résistances.

Citadelle assiégée

Courant octobre, le Snes publie sur son site Internet les ébauches de programmes sur lesquelles planche le CSP. Le 10 octobre, l’historienne Laurence de Cock s’émeut dans Libération que l’histoire de l’immigration et celle des femmes n’y trouvent pas une plus grande place. Fureur de la direction du Conseil qui évoque dans un communiqué des «documents de travail falsifiés», soutenant que l’histoire de l’immigration sera bien abordée en classe de première. Le ministre Jean-Michel Blanquer rétorque aussi violemment sur France Inter, parlant même d’une «infox». Or, selon Denis Paget, qui a siégé au CSP jusqu’au 10 octobre, l’histoire de l’immigration était bien absente des projets de programmes révisés. «Tant mieux si la mobilisation a permis de les réintégrer», dit-il.

La direction du CSP se retranche de plus en plus. Désormais, les membres ne peuvent plus plancher en amont sur les projets de programmes, par crainte des fuites. Seule solution : venir sur place, le matin même entre 9 heures et 10 heures, pour en consulter une version papier à rendre à la fin. «C’est n’importe quoi, on découvre les programmes le jour J, avec l’impression qu’on parle des codes de l’arme nucléaire», s’emporte Erwan Le Nader, président de l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses), qui a été reçu par le CSP il y a quelques semaines.

«Lagarde et Michard»

Au-delà d’une méthode qui «dysfonctionne totalement», il estime que le fond même des nouveaux programmes pose question. Notamment pour les matières sensibles (histoire, français, sciences économiques et sociales), dont chaque réforme déclenche des soupçons de biais idéologique. Pour sa matière, il regrette la «prédominance de la microéconomie», au détriment notamment des questions comme «le rôle de l’Etat dans les politiques publiques». En français, Viviane Youx s’inquiète d’une vision «très chronologique de type Lagarde et Michard». Autre grief : la probable disparition de l’écriture créative au baccalauréat, laissant comme seules épreuves la dissertation ou le commentaire de texte.

Autant d’inflexions qui témoignent, d’après Denis Paget, d’une «hausse du niveau d’exigence» «Ces nouveaux programmes seront très difficiles pour une partie des élèves, avec une survalorisation de l’aspect chronologique. Les gens qui poussent en ce sens ont l’idée que le lycée n’est pas pour tout le monde. Le but, c’est de le profiler comme l’antichambre de l’université.»

Sylvain Mouillard