https://reseaulea.hypotheses.org/7523

Alexandra Hondermarck et Erwan Le Nader, pour le Léa ControverSES

L’étude de questions socialement vives en cours de sciences économiques et sociales est-elle susceptible de reconfigurer les conceptions qu’ont initialement les élèves du monde social dans lequel ils sont immergés ? Quelles sont les formes pédagogiques véritablement déployées par les enseignants à cet effet, et avec quel effet sur d’éventuelles inégalités sociales d’apprentissage des élèves ?

Voici deux des questions centrales au cœur de l’activité du LéA ControverSES, au sein duquel l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales déploie depuis deux ans une recherche collaborative menée dans trois académies (Créteil, Lille et Grenoble). Au cours de l’année 2016-2017, une quinzaine d’enseignants de SES ont ainsi, en amont puis en aval du cours, fait passer à plus de 400 de leurs élèves de seconde générale et technologique des questionnaires de « prise de représentations » sur le chapitre « Le diplôme, un passeport pour l’emploi ?» où sont particulièrement étudiés les effets du diplôme sur l’insertion professionnelle et ceux de l’origine sociale sur la réussite scolaire. Les cours, enregistrés, ont fait l’objet de transcriptions, et les copies d’élèves aux évaluations proposées ont été conservées.

Nous voudrions ici rendre compte des premiers résultats statistiques obtenus dans le cadre d’un travail qui reste encore largement exploratoire. Nous nous sommes ainsi plus particulièrement intéressés à l’évolution des déclarations des élèves avant et après la séauence de cours en fonction de leur origine sociale, concernant plus particulièrement deux des propositions du questionnaire [1] : « L’absence de diplôme augmente le risque de chômage » et « Quand on est issu d’un milieu social favorisé, on a plus de chances que les autres de réussir des études longues ».

L’hypothèse que nous avons ainsi cherché à tester réside dans le lien entre représentations et origine sociale. Autrement dit, les élèves les moins favorisés socialement seraient-ils initialement plus ou moins rétifs que les autres à présenter le diplôme comme une protection contre le chômage ? Ou à déclarer qu’être d’origine sociale favorisée accroissait les chances de réussite scolaire ? Les cours de sciences économiques et sociales feraient-ils « bouger » les élèves sur ces points, et si oui qui « bougerait » le plus entre les élèves socialement favorisés et ceux moins favorisés ?

Saisir l’origine sociale des élèves via un indice croisé de position sociale

Répondre à ces interrogations nécessitait de pouvoir disposer d’un indicateur de l’origine sociale des élèves. Comme nous avions recueilli la profession des parents de nos élèves, nous avons décidé de nous appuyer sur l’indice croisé de position socio-scolaire construit par la direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du Ministère de l’Education nationale (DEPP) (cf. encadré ci-après). Nous avons ainsi pu attribuer à chaque élève, à partir de la catégorie socioprofessionnelle de chacun de ses parents, une valeur chiffrée [2] de l’indice synthétisant la distance sociale supposée de l’élève au système scolaire. Cette méthodologie peut bien sûr être critiquée par la conception d’un espace social des professions unidimensionnel et continu qu’elle suppose. Elle avait cependant pour notre recherche l’intérêt d’objectiver clairement le statut socio-scolaire de groupes d’individus, permettant ainsi des comparaisons entre les différentes classes participant à l’enquête, et de prendre en compte bien plus finement le statut professionnel des deux parents, sans se limiter à celui de la personne de référence du ménage. S’intéresser à la seule CSP de la personne de référence du ménage est certes de peu de conséquence en cas d’homogamie sociale du couple parental mais devient problématique lorsqu’existe un certain écart entre ces derniers. Notre population compte par exemple un élève dont le père est « chauffeur routier » (CSP 61), et la mère « serveuse » (CSP 56), aboutissant sans véritable surprise à  un indice croisé de position sociale de 76, tandis qu’un autre élève dont le père est « informaticien » (CSP 38), et la mère «institutrice» (CSP 42) obtient un indice croisé de 179. En revanche, l’écart peut être de taille dans les situations d’hétérogamie. Un élève dont le père est « agent technique mairie » (CSP 52) se verrait attribuer un indice de 95 si seule la profession de la personne de référence du ménage était prise en compte. Or, la prise en compte de la profession de sa mère, « documentaliste » (CSP 35) aboutit à lui attribuer finalement un indice croisé de 143, très sensiblement supérieur.

Effets des cours de SES sur les conceptions des élèves relatives au rôle protecteur du diplôme face au chômage et à l’influence de l’origine sociale sur la réussite scolaire

Cette méthodologie nous permet d’obtenir les résultats suivants concernant les déclarations des élèves par rapport à l’affirmation « L’absence de diplôme augmente le risque de chômage ».

Tableau 1 – Évolution du degré d’adhésion des élèves à l’affirmation « L’absence de diplôme augmente le risque de chômage » selon leur origine sociale :

Fait partie des 3 propositions sur 9…Indice croisé de Position socialeAvant le coursAprès le coursÉcart
… avec laquelle l’élève est le plus en désaccord1er quartile (25% les moins favorisés)30%8%-22%
2ème quartile (25% suivant)20%13%-7%
3ème quartile (25% suivant)17%10%-6%
4ème quartile (25% suivant)11%6%-5%
Total « le plus en désaccord »19%9%-10%
… non sélectionnées1er quartile (25% les moins favorisés)18%22%4%
2ème quartile (25% suivant)30%24%-6%
3ème quartile (25% suivant)39%19%-20%
4ème quartile (25% suivant)35%20%-15%
Total « non sélectionné »30%21%-9%
… avec laquelle l’élève est le  plus en accord1er quartile (25% les moins favorisés)52%70%18%
2ème quartile (25% suivant)50%63%13%
3ème quartile (25% suivant)45%71%26%
4ème quartile (25% suivant)55%74%19%
Total « le plus en accord »51%69%19%
Total général100%100%

Le rôle protecteur du diplôme face au chômage est approuvé par 51 % des élèves en amont du cours, mais rejeté par 19 % d’entre eux. Ces proportions passent respectivement à 69 % et 9 % une fois le cours achevé. Le cours semble avoir eu un effet certain  sur le déplacement des déclarations des élèves. Toutefois, cet effet semble plus important encore pour les élèves les moins favorisés socialement. En effet, 30 % des élèves du premier quartile de position sociale (c’est-à-dire les 25 % des élèves les moins favorisés socialement) semblaient avant le cours rejeter le rôle protecteur du diplôme, mais ils n’étaient plus que 8 % dans ce cas après le cours.

Tableau 2 – Évolution du degré d’adhésion des élèves à l’affirmation « Quand on est issu d’un milieu social favorisé, on a plus de chances que les autres de réussir des études longues » selon leur origine sociale :

 
Fait partie des 3 propositions sur 9…Indice croisé de Position socialeAvant le coursAprès le coursÉcart
… avec laquelle l’élève est le plus en désaccord25% les moins favorisés (Q1)48%39%-9%
25% suivant (Q2)54%40%-14%
25% suivant (Q3)52%33%-19%
25% suivant (Q4)39%36%-3%
Total « le plus en désaccord »48%37%-11%
… non sélectionnées25% les moins favorisés (Q1)19%26%7%
25% suivant (Q2)20%31%11%
25% suivant (Q3)17%29%13%
25% suivant (Q4)22%23%1%
Total « non sélectionné »20%27%8%
… avec laquelle l’élève est le  plus en accord25% les moins favorisés (Q1)33%35%2%
25% suivant (Q2)26%29%3%
25% suivant (Q3)31%38%6%
25% suivant (Q4)39%41%2%
Total « le plus en accord »32%36%3%
Total général100%100%

Si les élèves semblent majoritairement reconnaître le rôle protecteur du diplôme face au chômage dès avant le cours, ils sont cependant beaucoup moins nombreux à considérer qu’il y aurait un effet de l’origine sociale sur la réussite scolaire. Ainsi, avant le cours, près de la moitié des élèves (48%) rejettent l’affirmation selon laquelle « Quand on est issu d’un milieu social favorisé, on a plus de chances que les autres de réussir des études longues ». Après le cours, cette proportion diminue certes de 11 points, mais reste à un niveau relativement élevé (37%), et identique à la proportion d’élèves qui se déclarent en accord avec cette affirmation (36%).

Au-delà de ces premiers constats, il est intéressant de noter que les réponses des élèves varient selon leur origine sociale. Si ce sont les élèves les plus favorisés socialement qui sont les plus enclins à reconnaître initialement le rôle de l’origine sociale sur la réussite scolaire, ce sont ceux, avec les élèves les moins favorisés socialement, dont les déclarations évoluent le moins après les cours. Les cours de sciences économiques et sociales semblent sur ce point moins susceptibles d’aboutir à une réorganisation des conceptions des élèves situés aux deux extrêmes de la distribution des positions sociales, alors qu’ils semblent avoir eu plus d’influence sur les élèves au centre de la distribution.

Hypothèses interprétatives et pistes pour la poursuite de la recherche

Nos résultats nous indiquent que les élèves semblent plus réceptifs à l’idée d’un rôle protecteur du diplôme face au chômage, qu’à celle d’un effet de l’origine sociale sur la réussite scolaire. À ce stade de notre travail, nous pouvons formuler plusieurs hypothèses explicatives.

En premier lieu, l’affirmation selon laquelle un diplôme élevé protège davantage du chômage est compatible avec un discours méritocratique auquel la plupart des élèves ont probablement très souvent été confrontés, aussi bien au sein de la sphère familiale, que médiatique ou scolaire. Dans cette sphère scolaire élèves comme enseignants ont d’ailleurs tout intérêt à le partager en tant qu’il donne sens au travail des uns et des autres au sein de l’institution scolaire, ce que montre bien Fabien Truong (2010). Remettre en cause l’utilité des diplômes dans la vie professionnelle et face au chômage reviendrait ainsi à ôter de son sens la situation d’enseignement dans laquelle est transmise cette idée. À l’inverse, l’affirmation selon laquelle les élèves d’origine sociale élevée ont plus de chances de réussir des études longues entre en opposition directe avec ce discours méritocratique, ce qui peut expliquer les plus fortes réticences des élèves par rapport à celle-ci.

En second lieu, il apparait que dans la seconde proposition, les élèves peuvent être amenés à s’identifier davantage que dans la première. En effet, ils se sentent très immédiatement concernés par l’influence de leur origine sociale sur leur réussite scolaire, alors que l’obtention de diplômes, s’ils justifient leur présence en classe, relèvent d’un futur encore plus ou moins lointain. La mise à distance est donc plus difficile pour les élèves dans la seconde proposition que dans la première, ce qui peut expliquer la plus forte résistance des conceptions des élèves. Ceci est d’autant plus vrai pour les élèves les moins favorisés  socialement (1er quartile) pour lesquels cette identification risque de jouer particulièrement en leur désavantage (semblant leur bloquer les chances de réussite scolaire et d’ascension sociale), et plus les élèves les plus favorisés socialement (4ème quartile) qui pourraient être plus réticents à reconnaître qu’une éventuelle réussite scolaire puisse ne pas être due à leurs seuls talents personnels.

Ces résultats et hypothèses nous invitent à nous interroger sur ce qui se joue dans la situation d’enseignement elle-même lorsqu’il s’agit d’étudier ces questions avec les élèves. En effet, les réactions sont en général vives lorsque les résultats exposés rendent difficile la prise de distance par les élèves, parce qu’ils les relient à leur cas personnel. Ce sont justement ces réactions que va permettre d’étudier le travail qualitatif d’enregistrement des interactions verbales en classe, mené en parallèle de ces passations de questionnaires. Ces moments d’enseignement sont en effet susceptibles de nous éclairer, par exemple, sur le positionnement des élèves par rapport au discours méritocratique — s’en servent-ils pour justifier leurs conceptions ? — ou sur leurs conceptions des effets de l’origine sociale — les considèrent-ils, de manière asymétrique, seulement du côté classes populaires ou aussi du côté des classes favorisées ? Quels sont les dispositifs réellement mis en place par les enseignants pour étudier des questions si vives pour les élèves ? Comment interagissent-ils avec les élèves quand une partie d’entre eux peut, plus ou moins ouvertement, se montrer rétifs aux savoirs et méthodes des sciences sociales que les enseignants souhaitent transmettre ?

Encadré – L’indice de position socio-scolaire de la DEPP   Cet indice a été construit à partir des réponses à un questionnaire du panel « sixième 2007 », comprenant 30 000 élèves, permettant de relier les performances et les trajectoires scolaires des élèves à des informations précises portant sur leur milieu familial et la façon dont leurs parents envisagent leur scolarité (cf. tableau ci-dessous) :     Les résultats ont ensuite permis de construire une analyse des correspondances multiples (ACM), présentée ci-dessous, entre les caractéristiques sociales de la famille, le profil scolaire des parents et les variables de réussite scolaire de l’élève. Cette ACM permet de projeter la population étudiée selon deux axes : Le premier axe (horizontal)oppose des élèves bien dotés en capital socio-scolaire –  élèves en réussite scolaire (avec des performances élevées aux tests cognitifs et jugés excellents par leurs parents) qui vont régulièrement au théâtre, au cinéma, qui possèdent beaucoup de livres à leur domicile, issus de familles composées du couple parental et de deux enfants, et dont les parents, diplômés du supérieur envisagent un baccalauréat scientifique pour leur enfant, à des élèves au profil socio-scolaire défavorisé, ayant redoublé, et dont la performance, au questionnaire élève est faible, issus de familles monoparentales ou de familles nombreuses de plus de cinq enfants, dont les parents, étrangers, n’ont jamais été scolarisés et envisagent que leur enfant entre dans la vie active à 16 ans ou commence un apprentissage, et dont le taux d’équipement culturel est faible. Le deuxième axe (vertical) oppose des individus très favorisés scolairement et socialement, c’est-à-dire maîtrisant plusieurs langues et dont les parents sont tous les deux diplômés du supérieur, à des élèves à capital socio-économique et socio-scolaire faible ou moyen, c’est-à-dire dont les parents ont un niveau d’étude de type BEP ou CAP et destinent leur enfant à l’apprentissage, dont les conditions matérielles sont moyennes voire modestes, et dont les performances scolaires sont moyennes voire faibles.     L’indice de position socio-scolaire de la DEPP résulte de la projection des PCS (selon la nomenclature détaillée à deux chiffres de l’INSEE) sur le premier axe. L’indice a ensuite été normé à 100 pour obtenir les résultats suivants pour la PCS de chaque adulte, selon qu’il s’agisse pour l’élève de la mère, du père, ou du responsable :

Références :

Stéphane Beaud, 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, La Découverte Poche, 2003

Fabien Truong, « Enseigner Pierre Bourdieu dans le 9-3 : ce que parler veut dire », Socio-logos [En ligne], 2010, mis en ligne le 13 avril 2010, consulté le 03 juillet 2018. URL : http://journals.openedition.org/socio-logos/2446

Thierry Rocher, « Construction d’un indice de position sociale des eleves », MENESR-DEPP, bureau de l’évaluation des élèves, Education & formations, n° 90, avril 2016

Noémie Le Donné, Thierry Rocher, « Une meilleure mesure du contexte socio-éducatif des élèves et des écoles. Construction d’un indice de position sociale à partir des professions des parents », Bureau de l’évaluation des élèves, direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, MEN, Éducation & formations, n° 79, décembre 2010


[1]              Le questionnaire proposait notamment une liste de 9 affirmations, chaque élève devant, avant puis après le cours, identifier dans la liste les trois avec lesquelles il était le plus en accord et les trois avec lesquelles il était le plus en désaccord.

[2]              Par construction, l’indice a été normé par la DEPP à une moyenne de 100 et un écart type de 30.

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