Les quelque 80 projets de programmes scolaires du lycée, désormais tous dévoilés, sont-ils à la hauteur des attentes ? Donneront-ils corps à ce lycée du XXIe siècle censé garantir aux élèves, en lieu et place des séries S, L et ES supprimées à la rentrée 2019, une « plus grande personnalisation des parcours », comme le ministre de l’éducation, Jean-Michel Blanquer, s’y est engagé ? Et permettront-ils de « muscler » le baccalauréat à l’horizon 2021, comme promis par le président, Emmanuel Macron, pour redonner du « sens » à l’examen, mais aussi de la « cohérence » entre les enseignements du lycée et ceux de l’université ?Ces questions, bon nombre d’enseignants et d’associations disciplinaires les ont posées avant même que le Conseil supérieur des programmes (CSP), instance chargée du travail de réécriture, ne mette un point final à sa copie, le 6 novembre : des « fuites » de projets de programmes ont, dès la mi-octobre, alimenté la machine à polémiques.Analyser du projet éducatif d’ensemble que les nouveaux programmes devront porter ne va pas de soi. D’abord parce que les textes rendus publics ne concernent que les classes de 2de et de 1re (réformées en 2019), et pas la terminale (réformée en 2020), classe pourtant charnière pour s’assurer de la continuité entre le lycée et l’université – ce « continuum du bac – 3/bac +3 », dans le jargon de l’école. Ensuite, parce que le corpus de textes était, jusqu’au 20 novembre, soumis à la consultation de la communauté éducative par l’intermédiaire d’un questionnaire en ligne. En parallèle et jusqu’en décembre, syndicats et associations disciplinaires continuent d’être reçus, rue de Grenelle, pour porter leurs demandes d’aménagements.« Là où émergent les critiques, les projets de programmes bougeront », assure au Monde Jean-Michel Blanquer. Des inflexions se dessinent déjà en mathématiques, discipline dans laquelle le niveau des lycéens français pèche au regard des résultats de leurs camarades européens – la filière S siphonnant, depuis des décennies, les bons élèves, et pas seulement ceux qui se destinent à des études scientifiques. Les premières pistes de réforme divulguées prévoient que les maths disparaissent du tronc commun en classe de 1re, pour devenir un enseignement de spécialité. Avec un « programme touffu » digne de la série S, avancent certains enseignants, quand bien même ce module est, en théorie, aussi destiné à accueillir des lycéens se destinant à des études de gestion, de journalisme… Ou à l’enseignement.
En attendant les programmes définitifs qui devraient être présentés en décembre à l’occasion d’un Conseil supérieur de l’éducation et d’une intervention ministérielle, un point semble déjà faire l’unanimité : les exigences au lycée s’envolent.
En français, par exemple, le nombre d’œuvres à étudier « en entier » augmente. Les élèves de 1re auront quatre œuvres imposées à lire pour le baccalauréat – contre trois au choix du professeur auparavant –, avec une forte revalorisation de la dissertation, exercice choisi aujourd’hui par 10 % des candidats. En mathématiques, le programme suit des recommandations remises en février par le mathématicien et député de l’Essonne, Cédric Villani (La République en marche), et l’inspecteur général Charles Torossian : la démonstration trouvera une plus grande place dans les programmes, dans le tronc commun en 2de comme dans l’enseignement de spécialité.
« C’est tout le système scolaire que l’on souhaite tirer vers le haut, résume M. Blanquer, et on le fera au service de tous : des élèves les plus à l’aise, à qui l’on va offrir des contenus exigeants, certainement pas édulcorés ; des élèves les plus fragiles également, qui feront l’objet d’une attention particulière à l’entrée en 2de. » Une aide personnalisée leur est promise, concentrée sur les mathématiques, le français, le soutien méthodologique.
Cela suffira-t-il à désamorcer le « procès en élitisme » que le ministre de l’éducation voit poindre ? A voir. « On retombe dans le péché mignon de l’école française : faire des programmes pour un élève idéal, et pas pour l’élève réel », réagit un haut cadre de l’éducation nationale. Cette analyse trouve, déjà, un certain écho parmi les enseignants. « L’ambition est une bonne chose… si elle est bien dosée », témoigne un professeur de mathématiques. « On se demande un peu pour quel élève le programme est fait, fait valoir, dans la même veine, un enseignant d’histoire : si la spécialité histoire-géographie est destinée à préparer les élèves aux concours de Sciences Po, cela me paraît un peu juste. La plupart d’entre eux auront du mal à accrocher. »
La réforme Parcoursup et les critiques qu’elle a générées, la place des universitaires et des inspecteurs généraux dans les groupes de travail qui ont accouché des programmes, viennent renforcer la crainte d’un lycée « piloté par le haut ». D’autant que dans les établissements, engagés dans une course contre la montre pour mettre en musique le « lycée Blanquer », l’articulation entre les enseignements de tronc commun et les enseignements de spécialités que les lycéens auront à choisir à raison de trois en 1re et de deux en terminale, se dessine à peine.
- Des contenus modernisés ?
Rue de Grenelle, on dément le « tour de vis conservateur » que d’aucuns lisent déjà dans les projets de programmes. « Nous voulons des programmes passionnants, affirme M. Blanquer. La réforme que nous menons créera du désir, de l’envie, et quand un élève aime ce qu’il apprend, il aime aussi l’approfondir. » Dans une tribune publiée dans Le Monde, fin août, la présidente du CSP, Souâd Ayada, a défendu une « instruction qui brise le confinement intellectuel et trace les voies de l’émancipation ». Sollicitée après la remise des projets de programme, elle n’a pas souhaité commenter.
La démonstration oratoire convainc-t-elle ? Dans les rangs syndicaux, on regrette la « faible » prise en compte des « savoirs être », ces soft skills – ou « compétences douces » que sont l’esprit d’équipe, le travail collaboratif, l’estime de soi… – déjà intégrées par bon nombre de nos voisins dans la conception des programmes. On regrette aussi le « cloisonnement des disciplines » dont les contenus leur apparaissent pensés « sans lien », dû selon les syndicats aux « méthodes de travail » du CSP et à la « précipitation » qui a prévalu.
D’autres, encore, questionnent l’écart entre ces projets de programmes et une évaluation qui demeure « classique » à leurs yeux, parce que dominée en grande partie par la dissertation – même si les épreuves terminales du bac intégreront, à compter de 2021, un « grand oral ». Cette « permanence », le ministre de l’éducation l’assume : « La dissertation est un point fort de la France, dit-il. A l’heure où nous rentrons dans un siècle technologique, accroître la capacité de discernement des lycéens, leur apprendre à structurer leur pensée et à raisonner s’impose. Remédier à nos points faibles ne doit pas nous conduire à abandonner nos points forts. »
- Un « mode d’emploi » détaillé
Prendre le risque de saturer les élèves d’informations est une chose, mais « pourquoi saturer les enseignants de préconisations, au risque de tomber dans le prêt-à-enseigner ?, interroge un ancien recteur. Pourquoi se sentir obligé de répéter aux enseignants, à chaque entrée de chapitre, ce qu’ils doivent faire et comment le faire ? » Cet observateur averti n’est pas le seul, après lecture des projets, à mettre en doute la prise en compte des conditions d’exercice réelles du métier : plusieurs professeurs contactés confient douter de la possibilité d’exercer leur liberté pédagogique. En histoire, par exemple, les enseignants sont guidés par de nombreuses recommandations formulées par des « on peut mettre en avant » et autres « points de passage et ouvertures », qu’ils craignent de devoir respecter à la lettre.
« Quel peut être le sens de notre travail face à un programme aussi dirigiste, où l’on donne des réponses au lieu de poser des questions ? », se demande une enseignante de sciences économiques et sociales (SES). « Cela ne fait pas envie, réagit un autre, qui enseigne l’histoire-géographie. On a l’impression qu’on va être pieds et poings liés sur notre manière de travailler. »
« Un programme qui intéresse les lycéens ne doit-il pas, en premier lieu, leur parler » interroge un ancien membre du CSP. Leur signifier, clairement, pourquoi ils ont intérêt à maîtriser tel ou tel point pour trouver leur place dans le monde de demain ? » Il faudrait pour cela reconnaître, aussi, aux élèves le droit de souffler un peu. Ce n’est pas la piste qui semble s’imposer, même avec un baccalauréat redimensionné.
Mattea Battaglia et Violaine Morin Programmes du lycée : ce que disent les professeurs des projets présentés
L’histoire-géographie, le français et les sciences économiques et sociales sont les disciplines les plus sujettes à débat.
Quels programmes pour le nouveau lycée ? La réforme qui doit prendre effet à la rentrée 2019 verra la disparition des filières S, ES et L au lycée général au profit de « modules » de spécialité. Ceux-ci seront laissés au choix des élèves, trois en première et deux en terminale. Les projets élaborés par le Conseil supérieur des programmes sont disponibles en ligne pour ce qui concerne le « tronc commun » de seconde et de première et les enseignements de spécialité pour l’année de première seulement.Lire aussi Programmes scolaires : comment Jean-Michel Blanquer veut redessiner le lycée
Une consultation de la communauté éducative a été organisée par Internet, jusqu’au 20 novembre. Les projets, désormais entre les mains de la direction générale de l’enseignement scolaire, peuvent encore être amendés à la marge pour tenir compte des résultats de la consultation, mais aussi de demandes syndicales. Le ministre de l’éducation nationale présentera les programmes définitifs du lycée à la fin du mois de décembre.
Le Monde a choisi d’analyser les projets de programmes dans trois matières qui font débat au sein de la communauté enseignante. Si, dans chaque cas, les professeurs se réjouissent de certaines nouveautés, d’autres choix sont largement critiqués. Décryptage.
- Un programme d’histoire centré sur le politique
Facilement soupçonné d’alimenter le « roman national », le programme d’histoire est souvent pris dans des enjeux politiques, et cette nouvelle mouture ne dérogera pas à la règle. Alors que l’année de 2de s’achève actuellement par la Révolution – qui passe souvent à la trappe, faute de temps –, l’année de 1re commence au début du XIXe siècle et court jusqu’à la seconde guerre mondiale, avec des entrées thématiques très larges, comme « Le siècle des totalitarismes », ou encore « Les Français et la République ». A l’intérieur de chaque thématique, on trouve des chapitres problématisés, par exemple « Une République, trois Républiques », sur la construction républicaine en France, ou bien « Genèse et affirmation des régimes totalitaires (soviétique, fasciste et nazi) ». Le nouveau programme de 1re prévoit de couvrir l’histoire, principalement française, de la Révolution à la première guerre mondiale, avec des intitulés plus descriptifs comme « La difficile entrée dans l’âge démocratique : la IIe République et le Second Empire » ou bien « La mise en œuvre du projet républicain » (jusqu’en 1914).
Pour les professeurs interrogés, cet enseignement est trop chronologique et centré sur l’histoire de la nation. « Il n’y a pratiquement que des entrées en histoire politique, regrette Stéphane Rio, professeur d’histoire à Marseille, alors que l’on sait que celle-ci est facilement abstraite et qu’on y perd vite les élèves. »
Ce programme « donne l’impression que l’on a voulu lui donner un sens, et ce sens, c’est la construction de la France », s’inquiète Florent Ternisien, enseignant à Bondy (Seine-Saint-Denis). Ainsi le chapitre sur Rome et Athènes, en classe de 2de, « vise à rappeler que l’Antiquité méditerranéenne est le creuset de l’Europe », précise le projet mis en ligne par le Conseil supérieur des programmes.
En géographie, l’actuel programme de première est réputé fastidieux, même s’il a été allégé en 2012. Si on n’y trouve plus « Les espaces de production agricole en lien avec les marchés européens et mondiaux », sont toujours au programme « Les dynamiques des espaces productifs dans la mondialisation », ou encore « Les territoires ultramarins de l’Union européenne et leur développement ». Désormais, les différents chapitres comme la métropolisation, la production, ou la ruralité devront proposer des recentrages géographiques sur la France. Un changement d’échelle un peu difficile à intégrer dans chaque chapitre, mais néanmoins fécond, jugent les enseignants.
- En français, célébration du génie national
Le programme de français, matière évaluée par une épreuve du bac à la fin de la 1re, sera également transformé. Sur deux ans, les élèves verront toujours les quatre grands « genres » littéraires que sont la poésie, le théâtre, le roman et l’argumentation, organisés dans des périodes chronologiques larges comme « La poésie du Moyen Age au XVIIIe siècle », au programme de 2de. Mais le sujet d’invention est supprimé de l’épreuve écrite du baccalauréat et des œuvres imposées, destinées à être réutilisées dans la dissertation, seront au programme en 1re. Un « carnet de lecture » tenu à jour par l’élève jusqu’au bac devrait également apparaître ; il servira à alimenter un dossier documentaire présenté à l’oral.
La progression chronologique rappelle un peu « le Lagarde et Michard », concède Aude Paul, enseignante à Bobigny (Seine-Saint-Denis), en référence au célèbre manuel de littérature française considéré aujourd’hui comme vieillot, avec sa progression par siècles et sa glorification du génie national. « Tout ce qui est problématique est mis de côté, c’est un programme de célébration. Or, le français n’est pas une matière pour célébrer, mais pour interroger », observe-t-elle.
Pour les ouvrages imposés, les enseignantes interrogées craignent que les choix suivent la même pente que le reste du programme, soit des œuvres obligatoires « très patrimoniales », note Ingrid Benel, professeure de français à Sarcelles (Val-d’Oise), qui comprend cependant la volonté de reprendre les choses en main. Jusqu’à présent, les enseignants déterminent une série de textes sur lesquels l’élève peut être interrogé à l’oral. « Lors de la session 2018, j’ai vu des listes composées uniquement d’auteurs du XXe siècle. Ce n’est pas suffisamment ambitieux », estime-t-elle.
- En SES, microéconomie et manque de pluralisme
En sciences économiques et sociales (SES), le projet de programme de 2de, comme celui de spécialité en 1re, est dominé par la microéconomie. Contacté par Le Monde, Philippe Aghion, économiste proche d’Emmanuel Macron qui a piloté l’écriture des programmes, défend une entrée dans les disciplines par les modèles et la microéconomie, qui doit permettre aux élèves d’avoir une « boîte à outils dans chaque discipline » avant de « croiser les regards ». L’économiste rappelle par ailleurs que le programme de terminale, qui n’a pas encore été communiqué, sera consacré en majeure partie à la macroéconomie. « Mais nos élèves ont besoin de maîtriser la microéconomie avant de comprendre les grands enjeux », martèle-t-il.
Plusieurs associations d’enseignants et de chercheurs ont demandé une réécriture complète des programmes de sciences économiques et sociales
Néanmoins, les projets de programmes font grincer des dents, à tel point que plusieurs associations d’enseignants et de chercheurs ont demandé leur réécriture complète. Depuis de nombreuses années, une partie des professeurs d’économie du lycée s’émeuvent de cette prédominance de la microéconomie, mais le nouveau programme est jugé « particulièrement technique ». Pour Camille Aymard, enseignante en SES à Stains (Seine-Saint-Denis), c’est « mal connaître » les intérêts des élèves. « Ils ne vont pas comprendre de quoi on leur parle. Il faut commencer par des questions concrètes comme le chômage, et leur montrer des outils ensuite. Ce sont des programmes très politiques, centrés sur l’économie de marché », déplore-t-elle. En spécialité SES en 1re, trois chapitres seront consacrés au marché.
« C’est comme si on voulait parler de la société sans entrer dedans », résume Cloé Gobert, enseignante à Arras (Pas-de-Calais). La notion de classes sociales ne sera pas vue avant la terminale, de sorte que, « au bout de deux ans de SES, les élèves ne sauront pas ce qu’est un employé ou un cadre », regrette Camille Aymard. Des choix qui paraissent neutres mais ne le sont pas, selon les deux enseignantes. La faible part de thèmes transversaux rendrait impossible le dialogue entre les différentes matières (économie, sociologie, sciences politiques), au profit d’une orthodoxie théorique et au détriment d’un pluralisme cher aux enseignants. « Les théories hétérodoxes font plus de place à cette intersection, rappelle Cloé Gobert. On nous pousse à présenter des vérités de tout temps, alors qu’elles doivent être replacées dans un contexte historique et croisées avec d’autres approches. »
https://www.lemonde.fr/education/article/2018/11/21/les-enjeux-du-lycee-a-la-mode-blanquer_5386291_1473685.html