« L’enseignement des SES, une construction pédagogique qui a fait ses preuves »

Dans une tribune au « Monde », l’économiste Jacques Lautman retrace la chronologie des attaques contre les programmes d’économie depuis leur création en 1967.

Par Jacques Lautman, professeur émérite des Universités

Tribune. Le Conseil supérieur des programmes vient d’approuver pour la filière Economique et social (ES) du lycée des programmes qui refusent l’interdisciplinarité des sciences sociales, refusent l’étude des classes sociales, accroissent très sensiblement la place de la théorie du marché, au détriment de la part accordée à la macroéconomie et à ses relations avec les choix politiques.

C’est le reniement du projet interdisciplinaire pédagogique approuvé et porté par le ministre Alain Peyrefitte, qui décide en 1967 de créer entre la voie lettres-langues et la voie scientifique à socle mathématique une troisième voie introduisant aux savoirs sur les sociétés. Les trois porteurs du projet, dont je suis le dernier encore vivant, visaient la formation des lycéens avec un mixte pédagogique, non pas un cours scientifique. Des économistes influents de l’enseignement supérieur déclaraient cependant que, faute de mathématiques, cette voie n’avait aucun intérêt pour eux. Cette critique cachait mal leur faible intérêt pour l’interdisciplinarité avec les sociologues et les politologues. Pourtant, à Sciences Po Paris, l’accueil fut différent : dès la création du CAPES spécifique en 1969, une préparation fut organisée qui s’imposa vite comme la meilleure.

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Cabale hostile

La cabale hostile se développa néanmoins, et le ministre Olivier Guichard créa en 1972 une Commission d’évaluation de ces programmes, présidée par Jean Fourastié et où siégeait notamment Jean-Baptiste Duroselle, l’historien des relations internationales de la Sorbonne. Tous deux étaient fortement favorables à l’interdisciplinarité pédagogique, et ils furent suivis.

Quelques années plus tard, en 1978, l’enseignement de sciences économiques et sociales (SES) était à nouveau vivement attaqué, juste après les élections législatives, et le ministre Christian Beullac demandait avis à une commission présidée par René Rémond et où siégeait une représentante de l’Association des professeurs de sciences économiques. Au vu du rapport, le ministre concluait qu’aucun changement d’importance ne s’imposait.

Le succès auprès des élèves se confirme alors. En 1994, HEC, vite suivi par l’ESSEC et d’autres écoles, ouvre pour son concours d’entrée une voie ouverte aux bacheliers ES passés par une classe de préparation littéraire. On pouvait croire que cette consécration mettrait fin aux doutes et aux ragots. Il n’en fut rien.

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Déminer le sujet

En 2008, Roger Guesnerie, professeur au Collège de France, me fait nommer pour apporter la mémoire à la commission créée par le ministre Xavier Darcos afin de déminer le sujet, une fois de plus. Parmi les membres, on trouve Christian Charpy, directeur général de l’INSEE, Michel Pébereau, président de la BNP. Le débat est plus rude, car la section Economie de l’Académie des sciences morales et politiques a fait connaître son dédain pour la pluridisciplinarité des sociologues et sa préférence pour un enseignement des bases formalisées de la microéconomie. Par ailleurs, quelques passages douteux dans trois manuels étaient mis en avant avec complaisance pour nourrir le dénigrement. La commission a la bonne idée de décider que chacun des membres aille voir dans deux ou trois classes différentes ce qui se passe sur le terrain. Globalement, le jugement porté au retour était, non sans surprise, favorable. Le rapport très fouillé présente des pistes pour l’amélioration des programmes en économie.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi Réforme des programmes de SES : « un risque de marginalisation de cette discipline au lycée » Qu’observe-t-on aujourd’hui ? Alors que les médias présentent quotidiennement des données et des analyses sociologiques plus ou moins rapides, que la confiance dans les modèles de l’économie néoclassique a été singulièrement ébranlée par les faits, que l’interdisciplinarité pédagogique est avancée comme objectif majeur, voici que la volonté de domination des économistes « main stream » sûrs d’eux-mêmes et le manque de recul informé du Conseil des programmes suffisent pour dénaturer une construction pédagogique qui a fait ses preuves.

Jacques Lautman est professeur émérite des universités, ancien directeur adjoint de l’ENS Ulm, ancien directeur du département sciences humaines et sociales du CNRS.

Jacques Lautman, professeur émérite des Universités

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