Eléa Pommiers, Le monde 31/01/2023

Pour la première fois depuis la réforme de l’examen, les lycéens vont passer dans quelques semaines leurs épreuves de spécialité, qui comptent pour près d’un tiers de leur note de bac et figureront dans leur dossier Parcoursup. Selon une large partie de la communauté éducative, cela reste « une absurdité pédagogique ».

Les enseignants de terminale et leurs élèves comptent les semaines qui les séparent des épreuves de spécialité du « nouveau » baccalauréat. Annulées en 2020 et repoussées en 2021 en raison de la pandémie de Covid-19, ces épreuves, piliers de la nouvelle mouture de l’examen réformé par Jean-Michel Blanquer, auront lieu pour la première fois à la fin du mois de mars.

Elles sont cruciales pour les lycéens : elles comptent pour 32 % de leur note de bac, et elles figureront – pour la première fois – dans leur dossier Parcoursup, où elles seront scrutées par les formations de l’enseignement supérieur. C’est d’ailleurs la raison de leur organisation au cours de l’année scolaire. Mais, au sein des lycées, ce calendrier serré bouscule le quotidien des quelque 500 000 élèves de terminale et leurs enseignants.

« En plus du programme très dense, les exercices attendus nous obligent à répondre aux mêmes exigences méthodologiques que pour un examen du mois de juin, mais avec un trimestre de moins ! », s’emporte Benjamin Quennesson, membre de l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales et exerçant en terminale à Arras.

Les enseignants interrogés, quelle que soit leur discipline, décrivent ainsi un « rythme effréné » – voire « infernal » –, une année « millimétrée », et une pression plus importante que celle à laquelle ils ont toujours été habitués dans une classe aussi lourde d’enjeux que la terminale. Les aménagements de programmes annoncés fin septembre 2022 dans certaines spécialités n’y ont rien changé. « On est dans une urgence majeure pour finir et ça génère beaucoup de stress chez nous comme chez les élèves », raconte Mathilde Gambrelle, qui enseigne la spécialité histoire-géographie, géopolitique, sciences politiques à Guingamp (Côtes-d’Armor).

« Finir à coups de polycopiés »

Pour être prêts à des épreuves de bac en cinq mois, les professeurs l’assurent, ils n’ont d’autre choix que d’avancer au pas de charge, quitte à brusquer le rythme des apprentissages de leurs élèves, et à déporter sur le travail à la maison les entraînements qui ne peuvent pas être faits en classe. « On n’a pas le temps de faire de détours, je suis sans arrêt en train de retravailler les cours pour aller plus vite sans rien oublier, mais c’est dur à mener, et difficile à assimiler pour les élèves », constate Didier Roux, qui enseigne l’histoire-géographie à Vesoul.

Si certains craignent de devoir « finir à coups de polycopiés », la plupart assurent cependant que le programme sera bien bouclé d’ici aux épreuves, même « sur le fil ». Mais pour y parvenir, « on court après chaque heure », résume Stéphanie Doret-Guerre, professeure de mathématiques à Vincennes (Val-de-Marne) et membre de la commission lycée de l’association des professeurs de la discipline, qui admet « s’excuser » auprès de ses élèves d’avancer si rapidement. Il y a quelques jours, elle a repris le séquençage de ses séances jusqu’au 20 mars, date des premières épreuves. « Il ne faut pas que je tombe malade, ou que l’un de mes enfants tombe malade, sinon je ne sais pas comment ça va passer », souffle-t-elle.

Une pression que le calendrier a largement instillée dans les lycées. Manon, en spécialité sciences de la vie et de la terre (SVT) et physique-chimie dans les Yvelines, vit par exemple son année avec l’épée de Damoclès du Covid-19 ou de la grippe, qui l’obligerait à manquer une semaine de cours au lycée. « Sur une semaine, nous avons six heures de cours par spécialité : c’est le temps qu’on passe à peu près sur un chapitre en physique-chimie, ce serait l’enfer à rattraper pour mars », explique l’adolescente.

Elèves « angoissés », « débordés »

Du côté des enseignants de terminale, il n’est pas rare d’entendre que certains viennent quand ils sont malades pour ne pas perdre d’heures, ou que d’autres renoncent aux formations qu’ils ont sollicitées et pour lesquelles ils sont convoqués sur leur temps de cours. « Il y a de l’épuisement parmi les enseignants », assure David Boudeau, professeur de SVT en Vendée. Celui qui est aussi président de l’Association des professeurs de biologie et géologie constate « même des agacements entre collègues, quand un devoir commun dans une matière ou une sortie scolaire empiète sur les heures de spécialité des autres ».

Les projets pédagogiques, voyages et sorties scolaires se font ainsi plus rares sur la classe de terminale. « On n’a plus le temps et c’est d’autant plus dommage que nos élèves ont vécu leurs dernières années avec la pandémie et ont déjà été privés de cette ouverture culturelle », déplore Mathilde Gambrelle, à Guingamp.

Qu’ils en souffrent ou qu’ils s’en accommodent, les élèves disent aussi ressentir le poids de ce calendrier. Beaucoup s’avouent « angoissés », pour certains « débordés » par le rythme et la masse de travail, quand d’autres se disent « dépités » d’aller « trop vite » dans des disciplines qu’ils affectionnent. « Toutes les générations ont toujours été sous pression pour leur bac, mais là c’est pire, estime Ephram Strzalka-Belœil, élève en terminale et président du syndicat La Voix lycéenne. On a l’impression de ne jamais avoir droit à l’erreur avec le contrôle continu, les épreuves de spécialité arrivent très tôt, et on doit en plus gérer les révisions et l’examen en même temps que l’orientation et la constitution des dossiers sur Parcoursup. »

« Mars ou crève »

Une concentration des enjeux sur le début d’année civile et une « course contre la montre » que les associations de professeurs spécialistes des différentes disciplines, soutenues par une majorité des syndicats enseignants, ont dénoncée lors d’une manifestation devant le ministère de l’éducation nationale, le 25 janvier. Sous le slogan « Mars ou crève », ils ont réclamé le retour à des épreuves en fin d’année.

Pierre Mathiot, à la tête du comité de suivi de la réforme du lycée et auteur du rapport qui la préfigurait, juge qu’une « réflexion » devrait être menée sur la « nature de l’examen » afin, notamment, « d’alléger une partie du travail méthodologique ». Mais, affirme-t-il, « il faut se tourner vers le supérieur » et « aucune autre date n’est possible » pour que les notes soient prises en compte sur Parcoursup.

Issues d’épreuves nationales et corrigées anonymement, ces notes apportent un contrepoint important au contrôle continu dans les dossiers. Mais « vu les conséquences sur la terminale, je ne suis pas sûre qu’on y gagne », estime Marie-Thérèse Lehoucq, présidente de l’Union des professeurs de physique et de chimie et enseignante à Paris. Pour une large partie de la communauté éducative, y compris le syndicat des inspecteurs de la FSU, planifier ces épreuves en mars reste, quatre ans après la réforme, « une absurdité pédagogique » qui « désorganise » l’année.

Ceux qui ont pu organiser des bacs blancs en janvier notent des fragilités auxquelles ils craignent de ne pas pouvoir remédier lors des cinq semaines de cours restantes. « Ces épreuves sont complexes, certains n’arrivent pas encore à argumenter, à développer leur raisonnement, ça demande du temps et il leur en faudrait davantage », constate Didier Roux, en histoire-géographie, comme ses collègues d’autres disciplines. A ce titre, les plus en difficulté cristallisent les appréhensions. « On enchaîne les chapitres sans approfondir et sans avoir le temps de revenir sur les notions, or les plus fragiles ont besoin de les revoir et de les reprendre pour se les approprier, explique Mme Lehoucq. Certains sont en perdition et nous n’avons pas le temps de faire ce qu’il faut pour les aider. »

« Relâchement » redouté

Les enseignants s’interrogent sur l’assimilation des connaissances et des méthodes sur le long terme pour tous les élèves. « Ils n’ont pas le temps de digérer ce qu’on leur enseigne, ils ne prennent pas de recul comme ils pouvaient le faire au terme d’une année avec la période de révisions », souligne Frédérique Fournier, enseignante en mathématiques depuis trente ans, qui se dit inquiète pour la « pérennisation des apprentissages ».

La communauté éducative appréhende en outre « l’après »-mois de mars. Début avril, les dossiers Parcoursup seront bouclés, la majorité du baccalauréat sera jouée. Proviseurs et enseignants redoutent le « relâchement » des élèves, comme ils l’ont constaté en 2022 après les épreuves au mois de mai, en dépit du grand oral et de la philosophie évalués en juin. Or, rappellent-ils, les programmes ne sont pas terminés et la formation des élèves pâtirait d’une démobilisation. « Notre mission n’est pas de former des élèves juste pour Parcoursup, c’est de les outiller pour s’en sortir dans le supérieur et faire d’eux des adultes capables de réfléchir de manière autonome, et ce calendrier nous empêche de le faire correctement », juge Mathilde Gambrelle, l’enseignante d’histoire-géographie.

En septembre, le ministre de l’éducation nationale, Pap Ndiaye, avait dit vouloir laisser la réforme du baccalauréat, contrariée par la pandémie, « se déployer ». « Toutefois, nous en tirerons le bilan », avait assuré le ministre. La communauté éducative s’y tient prête, à l’issue de ce premier véritable « nouveau bac ».

Cet article est paru dans Le Monde (site web)

 

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