Jean-Pierre Delas : Le thème du marché dans les projets de programme de SES

Les projets de programme de SES sont contestés par la majorité des professeurs comme le prouve le succès de la pétition lancée par leur association l’APSES (plus de 5300 signatures au 20 novembre, dont 450 d’universitaires). Ils se caractérisent d’abord par la faible place accordée à la description, un travail de conceptualisation et de mesure dont tout enseignant sait qu’il est difficile et chronophage, mais qu’il est essentiel de l’aborder avant le nécessaire apprentissage des grilles de lecture que sont les approches théoriques. Ils privilégient l’entrée par les modèles théoriques (jusqu’à la caricature sur le thème du marché) plutôt que par les « objets », c.à.d. des thèmes qui permettent d’associer faits empiriques et pluralité des grilles théoriques, alors qu’ils s’adressent à des jeunes de 15 à 17 ans qui n’ont jamais bénéficié du moindre enseignement économique ou sociologique et ne disposent souvent pas des connaissances empiriques les plus élémentaires. Les références aux faits se résument à de vagues consignes, du type « donner des exemples ». On y trouve aussi des erreurs grossières, par exemple des définitions pour le moins discutables de l’économie (incomplète et jargonneuse) et de la science politique (réduite à la conquête et l’exercice du pouvoir) que l’on demande aux professeurs d’asséner dès le chapitre introductif de seconde. On y trouve par ailleurs des contre-vérités (« Comprendre que le salaire est déterminé par le niveau de formation ») si manifestes qu’elles sont aussitôt infirmées par des demi-vérités (« Savoir qu’à niveau de diplôme égal, le salaire peut varier selon différents facteurs, notamment l’expérience acquise, le type d’entreprise, le genre », une liste pertinente mais incomplète). Cependant, nous voudrions ici insister sur l’aspect qui pose le plus de problèmes, à savoir la place accordée à l’étude du marché et à l’orientation que l’on demande aux professeurs de lui donner.

 

Une place du marché disproportionnée

 

 Ce thème est évidemment essentiel mais il occupe une place excessive alors que d’autres, tout aussi centraux (consommation, revenus, emploi, politiques publiques…), sont ignorés :

– 1 des 3 chapitres de la partie économie en seconde, soit le sixième de l’enseignement de SES.

– 3 des 5 chapitres de la partie économie de première, soit le quart de l’enseignement de SES.

Un surdimensionnement encore aggravé par le choix de l’aborder sous l’angle le plus technique, et donc le plus chronophage. Dès la seconde, dans un enseignement d’initiation à très faible horaire (1 h 30 / semaine), et en première (horaire réduit de 5 à 4 h en l’état actuel du projet de réforme), l’élève est invité à tracer des courbes d’offre, de demande et de coûts, puis de les déplacer en fonction de diverses hypothèses. Cet apprentissage long et complexe ne présente une utilité éventuelle que pour ceux (peu nombreux parmi les bacheliers ES) qui opteront plus tard pour des études de sciences économiques, et, même pour ceux-là, si l’on veut faciliter leur réussite à l’Université, il serait préférable de renforcer la culture générale, les capacités d’abstraction et le niveau de math, plutôt que de pré-mâcher une partie du futur programme (d’une manière de toutes façons très superficielle avec de tels horaires).

 

Une orientation déconnectée des faits empiriques

 

En seconde, l’enseignant doit présenter la formation des prix dans un contexte de Concurrence Parfaite (désignée ci-après par le sigle « CP »). En première, il doit aborder à nouveau cette même situation, puis la concurrence imparfaite, et enfin les cas de défaillances du marché.

 

Les 2 chapitres consacrés à la CP sont divisés en 10 items. Seul le premier se préoccupe explicitement de description : « Savoir illustrer la notion de marché par des exemples ». Mais, par contraste avec le luxe de détails qui caractérise les items théoriques, on restera dans le vague : ni conceptualisation, ni présentation des acteurs et de leurs stratégies, des exemples suffiront !

 

Les 2 derniers chapitres (concurrence imparfaite et défaillances de marché) sont les seuls à présenter un intérêt pour la compréhension de l’économie réelle. En effet, il s’agit de modéliser des situations, bien réelles celles-ci, où la théorie dite standard, est invalidée : pouvoir de marché, monopole, oligopole, barrières à l’entrée, rendements croissants, biens publics, externalités, sélection adverse, aléa moral, etc.

 

Ces 2 chapitres ont des défauts :

1) ils laissent peu de place à la description empirique ;

2) ils accordent à la CP le statut d’un idéal dont il faudrait se rapprocher ;

3) sauf pour le cas du monopole naturel, ils conservent l’hypothèse, contraire à l’observation, de coûts croissant avec la quantité produite, ce qui conduit à ignorer les avantages de la grande firme (« comprendre que l’équilibre de monopole n’est pas efficace »). Cependant, ils ont l’avantage de fournir une grille de lecture et une explication des situations que chacun connaît et rencontre dans la vie de tous les jours.

 

Ce n’est pas le cas des 2 autres chapitres qui invitent des jeunes de 15 et 16 ans qui n’avaient auparavant jamais bénéficié du moindre enseignement économique, à entrer dans les détails complexes d’une théorie délibérément déconnectée de toute référence à des faits réels passés, présents ou à venir.

 

Qu’on s’entende bien ! Les scientifiques construisent des modèles qui ont pour but de fournir des grilles de lecture et, si possible, des prédictions fiables. Ces représentations de la réalité sont, par définition, abstraites et simplifiées. Il est tout à fait normal qu’un modèle, surtout en sciences sociales, ne reflète que très grossièrement des réalités si complexes qu’il serait illusoire de les résumer en quelques équations, et cela ne leur interdit pas de présenter une certaine utilité. Mais alors, qu’est-ce qui nous autorise à contester ce choix de consacrer à la CP la moitié du temps imparti à l’étude du marché ?

 

Un modèle théorique unique imposé au mépris du pluralisme qui ne constitue ni un idéal, ni même une approximation de la réalité

1) On nous demande d’enseigner un modèle particulier comme s’il était admis par tous et qu’il n’en existait aucun autre. Or, contrairement aux sciences de la nature, on ne trouve pas dans la communauté des chercheurs en sciences sociales de paradigme (représentation du monde constituée d’un ensemble cohérent de concepts, de méthodes d’analyse et de résultats) qui rallierait la grande majorité. Pourquoi ne pas citer d’autres approches ?

 

Le modèle de CP est contesté par une grande partie de la communauté scientifique, il est donc contraire au principe laïc de neutralité et d’objectivité de le présenter comme une évidence.

 

2) Une théorie peut être utile en tant qu’idéal (une utopie : irréaliste, mais désirable), un horizon impossible à atteindre, mais dont il conviendrait de se rapprocher. Or, ce n’est pas le cas de la CP. En effet, il s’agit d’un modèle hyper centralisé dans lequel les agents se voient imposer chacune de leurs actions (en jargon, ils sont « preneurs de prix ») par une entité supérieure, le « commissaire priseur » (« big brother » ?) qui interdit toute transaction avant d’avoir calculé le prix d’équilibre. Les entreprises, très nombreuses et de petite taille (« atomicité » : les coûts sont supposés croître avec la quantité produite, ce qui élimine les grandes firmes), sont des clones (« homogénéité » : techniques et coûts identiques, prix et qualité uniques…). L’innovation y est impossible car elle tomberait aussitôt dans le domaine public (« information transparente » : chacun dispose d’une information parfaite et immédiate sur la composition, la qualité et le prix des produits) et il n’est pas question de la protéger par le brevet qui, en limitant provisoirement la concurrence pour récompenser l’innovateur, éloignerait du principe concurrentiel au fondement du modèle. Dans ce modèle, la société est privée des avantages de la grande firme (sous condition d’un contrôle sévère des positions dominantes) : économies d’échelle, capacité à lancer de grands programmes d’investissement et de recherche.

 

Rassurons-nous, ce monde à la Orwell est imaginaire, et c’est heureux car il est tout sauf souhaitable.

 

3) Un modèle peut aussi être utile s’il repose sur des hypothèses très éloignées de la réalité, mais qui vont dans la même direction. Or, ce n’est pas le cas de la CP. En effet, en seconde, il est prescrit de « comprendre que dans un modèle simple de marché des biens et services, la demande décroît avec le prix et que l’offre croît avec le prix et être capable de l’illustrer », et en première « de comprendre qu’en situation de coût marginal croissant, le producteur produit la quantité qui permet d’égaliser le coût marginal et le prix ».

 

On nous demande ici de présenter au débutant (pas à l’historien de la pensée économique !) comme évidentes des relations (la demande décroît et l’offre croît quand le prix monte, le coût marginal est croissant) dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles posent problème :

– Passe encore pour la croissance de la demande quand le prix baisse. On peut dire que cette relation est le plus souvent vérifiée. Mais est-ce une raison pour omettre les très nombreuses exceptions ? S’agit-il de permettre au jeune de comprendre la réalité ou bien de la déguiser ?  Si en général, l’acheteur préfère les bas prix, il peut aussi payer cher par ostentation (effet Veblen), parce que les prix des biens de première nécessité ont explosé et qu’il ne peut s’en passer (effet Giffen), par crainte d’une mauvaise qualité (prix d’efficience), sous la pression de la publicité ou des normes de son groupe social… Comme par ailleurs, la consommation disparaît des programmes, ces phénomènes essentiels ne seront jamais étudiés.

 

– Par contre, pour la courbe d’offre, on nage non seulement dans l’idéologie, mais encore dans une idéologie abandonnée il y a belle lurette pour la simple raison qu’elle dit exactement le contraire de ce que montre l’observation.

 

On peut admettre qu’un modèle ne reflète que grossièrement la réalité tout en conservant une certaine portée, mais de là à accepter qu’il aille en sens inverse ! Imagine-t-on un physicien s’intéresser à l’hypothèse d’une chute des corps se produisant de bas en haut ?

 

En effet, ce n’est pas parce qu’en cas de pénurie, le prix monte, ce qui attire une offre supplémentaire, que l’on peut conclure à une relation croissante entre le prix et la quantité offerte. Cette affirmation repose sur l’hypothèse de coûts croissant avec la quantité, ce qui obligerait l’entreprise à monter ses prix pour augmenter son offre.

 

Dans l’immense majorité des cas, et pour l’immense majorité des entreprises (depuis la baraque à frites du coin de la rue jusqu’à la multinationale), c’est l’inverse qui se produit : les coûts diminuent avec la quantité. La préoccupation de tous les instants, c’est d’ailleurs de trouver des clients supplémentaires et non de se demander si on va perdre de l’argent quand de nouveaux acheteurs se présentent ! En effet, la quantité vendue est le déterminant essentiel de la survie de l’entreprise, et bien sûr de son profit. Pour augmenter cette quantité, non seulement il n’est pas question de hausser les prix, mais plutôt de tenter de les baisser, ce qui suppose de vendre plus : étaler les coûts fixes sur un plus grand nombre d’unités pour baisser le coût moyen. Il y a bien sûr des exceptions, notamment en cas de surchauffe absolue (par définition provisoire) : impossible de trouver des équipements, ou/et des travailleurs, ou/et des composants supplémentaires ; ou bien de marchés (par définition atypiques) en expansion très rapide avec une demande indifférente au prix.

 

En effet, même pour la plus petite des PME, les coûts fixes ne sont jamais négligeables, et s’il existe bien sûr un cas limite où on perdra de l’argent sur le client marginal, cette limite est le plus souvent si lointaine qu’elle ne constitue en aucun cas un obstacle. Ce n’est pas un hasard si l’une des premières notions enseignées en économie de l’entreprise est le « point mort » : quantité vendue au-delà de laquelle l’entreprise commence à engranger ses premiers euros de profit. Cette réalité a non seulement toujours été vérifiée, mais elle l’est un peu plus chaque jour avec l’expansion de l’économie numérique et de l’économie de réseaux. Contrairement à une voiture, un vélo ou une machine supplémentaire dont la production demande du travail, des équipements et des composants, pour mettre sur pied un réseau, fabriquer un film, un logiciel, ou un album musical, la quasi totalité du coût est dépensée avant la commercialisation. Une fois le réseau en place, ou la première unité mise au point, le coût de l’usager ou de l’unité supplémentaire est négligeable, le point mort est donc très lointain.

 

Cette théorie des coûts croissants (à la base des modèles, dits néoclassiques, des années 1870 ) n’a pas été imaginée pour se conformer à la réalité, mais pour démontrer l’existence théorique (sur le papier) d’un « équilibre concurrentiel optimal », ce qui suppose que la grande entreprise n’ait pas d’avantages en termes de coût sur les petites, car elle les éliminerait et l’on aboutirait au monopole. Cette hypothèse permet de décrire un monde dans lequel des firmes de petite taille produisent toutes les mêmes biens avec les mêmes fonctions de production et les mêmes coûts.

 

Ne serait-il pas plus pertinent de réserver cette réflexion sur un monde imaginaire, aux côtés d’autres curiosités, aux cours d’histoire de la pensée dispensés à l’Université et d’enseigner autre chose au lycée ?

 

Jean-Pierre Delas

Professeur de SES honoraire

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