Interview de Marcel Roncayolo, le 8 juin 2004.

Henri Lanta :

Pour que les professeurs de SES comprennent mieux votre rôle dans la naissance de leur discipline, je souhaiterais que vous nous parliez de vous, de votre formation, de votre trajectoire.

Marcel Roncayolo.

Tout ça a commencé par une belle soirée d’octobre 1966, alors que je venais de prendre mes fonctions de directeur d’Etudes à l’Ecole des Hautes Etudes.

J’étais donc très libre d’esprit, d’avenir, de projet. Auparavant, j’avais exercé pendant 9 ans comme caïman de géographie à l’ENS.

C’est comme caïman de géographie que j’ai eu l’idée de redonner vie au centre de documentation créé par Raymond Aron avant guerre (à une époque où il avait des orientations politiques différentes de celles qu’il a prises par la suite !) avec la bénédiction de Célestin Bouglé, alors directeur-adjoint de l’Ecole.

Aron et Célestin Bouglé avaient pour objectif d’élargir les champs d’intérêt traditionnels des normaliens littéraires vers les problèmes contemporains. Cela valait aussi pour les normaliens historiens car l’enseignement de l’histoire était encore assez peu contemporain.

Il s’agissait donc d’ouvrir un nouveau terrain de curiosité, il fallait penser le monde contemporain contre Sartre qui méprisait l’histoire.

Ils avaient pour cela créé un centre de documentation économique et social. Pour faire naître et alimenter cette curiosité, il s’agissait de recevoir des journaux, des revues, des livres, toute une documentation qui n’arrivait pas à la bibliothèque classique traditionnelle.

Les normaliens qui s’intéressaient à ces choses-là ne se destinaient pas à l’enseignement et visaient plutôt le concours des Affaires Etrangères ou une carrière politique.

H.L.

A votre arrivée à l’Ecole, ce centre de documentation avait cessé d’exister ?

M.R.

Le centre n’existait plus mais avait été conservé un fonds de bouquins et de dossiers qui n’avait pas été entretenu, entreposé dans une salle toujours fermée : c’était mortuaire !

Ma nomination de caïman de géographie marquait le retour des géographes.

Dans les années 1930, certains avaient travaillé dans l’administration de l’Ecole, comme secrétaires de l’Ecole. Certains comme Morette avaient fait ensuite une carrière internationale à la SDN. Roger Dion avait été secrétaire général de l’Ecole, une fonction administrative et intellectuelle.

J’ai été le premier caïman de géographie… et n’avais pas beaucoup d’élèves ! C’était surtout les historiens qui faisaient de la géographie, les géographes purs étaient rares.

H.L.

Pouvez-vous préciser la date de votre entrée à l’Ecole ?

M.R.

D’abord quelques mots sur mes études secondaires à Marseille. En Première, j’ai eu le premier prix de Géographie au Concours Général et, en classe de Terminale-Philos, le deuxième prix d’Histoire.

J’étais très favorisé parce que mon prof d’Histoire-Géographie était Robert Jardillier, ministre du Front Populaire, l’un des hommes qui m’ont le plus marqué.                                                                                                                         

Je suis entré à l’Ecole en 1946. Le directeur de l’époque, Albert Beaufillet m’a proposé de faire de la géographie : « Roncayolo, ça vous dirait de faire de la géographie car il y a pas mal d’historiens dans la promotion… et nous n’avons plus de géographes depuis longtemps ? »

J’ai été convaincu pour 2 raisons :

– mon centre d’intérêt à ce moment-là tirait vers ce qu’on appelle les sciences politiques C’était les débuts de l’E.N.A. C’était vague …mais ce qui m’intéressait était le croisement de l’histoire, de la géographie et des sciences politiques.

– j’ai obtenu la réouverture du Centre de documentation dont je viens de parler, une petite salle, un petit crédit.

J’avais cependant très peu de temps pour m’occuper de ce centre à cause de la préparation à l’agrégation de géographie qui prenait tout mon temps de caïman.

Pour relancer vraiment le Centre, j’ai alors pensé à Guy Palmade qui était parti enseigner l’histoire à la Sorbonne.

C’est comme cela que Palmade est revenu à l’Ecole, en 1962, comme maître-assistant chargé des Sciences Humaines.

Nous étions d’accord sur beaucoup de choses :

– il fallait décloisonner les disciplines,

– l’enseignement qui concernait la société ne pouvait être le fait d’une seule discipline mais d’une convergence de disciplines..

– et l’on rêvait tous les deux d’une agrégation de Sciences Sociales de l’enseignement supérieur.

Tout ça était un peu en l’air !

Pendant ce temps, au Ministère de l’Education Nationale, le souci de réformer coïncidait avec l’arrivée de Christian Fouchet.

C’était avant 68, il importe de le remarquer, qu’est apparu ce réformisme qui n’a pas réussi et a même été cassé par 68 mais qui était curieusement en avance sur ce qui sera fait ensuite.

C’était l’époque où le doyen de la Fac des Sciences, Marc Zamanski présidait un groupe (dont je faisais partie) dans lequel on réfléchissait à une réforme du système d’enseignement, dans la foulée du colloque de Caen.

Fouchet était assez favorable à ces entreprises réformistes et donnait carte blanche à quelqu’un qui était très gaulliste, très ferme dans ses convictions et, de surcroît, très mal vu des syndicats. C’état le secrétaire général du Ministère, Pierre Laurent.

H.L.

Tout le monde disait que c’était lui le véritable ministre.

(Prenant en charge l’E.N. après Mai 1968, Edgar Faure s’est débarrassé de Pierre Laurent . « Mr Pierre Laurent est en effet irremplaçable… il ne sera pas remplacé ! »)

M.R.

Oui, surtout avec Fouchet qui le laissait faire.*

Je voyais souvent Pierre Laurent. Il ne s’inquiétait nullement de mes opinions politiques. Il fallait juste qu’il soit d’accord avec la nature de l’enseignement envisagé. Une fois sa confiance accordée, il m’a soutenu contre tout le monde.

H.L.

Vous venez de citer le doyen Zamansky et le colloque de Caen. Pourriez-vous préciser la période et situer ce courant réformateur ?

M.R.

Ce mouvement est apparu au milieu des années 60. Il était lié au mendésisme, je dirais non officiel, en marge des partis et influençait beaucoup l’opinion publique à cette époque.

C’est, si vous voulez, le moment du Club Jean Moulin, qui a joué un rôle important dans cette atmosphère néo-réformiste, qui a « donné » pas mal de gens à gauche mais aussi à droite. Certains gaullistes se sentaient proches de ces réflexions.

Comme j’étais mendésiste et connu comme tel, on s’inquiétait moins de moi que si j’avais été un marxiste impénitent.

H.L.

Le tout puissant secrétaire général du Ministère vous soutient donc à fond !

M.R.

Oui, mais il faut maintenant que j’explique dans quelles circonstances j’ai été amené à rencontrer Pierre Laurent (avant d’être nommé responsable de la nouvelle discipline).

Cela a toutes les apparences de « l’accident » comme beaucoup de choses où le hasard semble décider de tout.

Mais on sait bien qu’un « accident » – ici une rencontre – ne se produit qu’entre personnes amenées à se rencontrer. Deux voitures ne roulant jamais sur la même route n’entrent jamais en collision.

Ici, « l’accident » a été le vingtième anniversaire de mon entrée à l’Ecole, en octobre 1966, lors du pot de promotion traditionnel organisé à Ulm.

Au repas, j’étais assis à côté de quelqu’un avec qui j’avais de bonnes relations sans être vraiment amis. Ce camarade s’appelait Jean Knapp, était philosophe et travaillait à ce moment-là au Cabinet de Christian Fouchet.

On se met à causer de choses et d’autres et, au fil de la conversation, je lui explique ce que je fais en géographie et les relations que j’essaie d’établir avec la sociologie, l’économie et les autres sciences sociales.

Il me déclare alors que cela l’intéresse beaucoup car le Cabinet est en train de réfléchir aux différentes catégories de bacc. Ils sont très embêtés parce qu’ils subissent une forte pression des scientifiques pour relever encore le niveau de mathématiques dans les sections scientifiques et pour « littéraliser » encore davantage les sections littéraires. Ils ont besoin de quelque chose qui ne soit ni l’un ni l’autre, ni mathématique ni littéraire.

Quant à savoir ce qu’il fallait faire… ?!

Il y avait eu des approches et même des essais du côté des historiens et du côté de l’Enseignement Technique mais cela n’avait pas abouti.

Jean Knapp m’a alors demandé si cela présentait un intérêt pour moi de me pencher sur la question.

Je lui ai répondu que je souhaitais au moins être tenu au courant puisque cela correspondait à l’une de mes visées intellectuelles.

Quelques semaines après, en décembre, on m’a proposé de mettre en place une nouvelle discipline.

J’ai d’abord été reçu par Jean Knapp puis par Christian Fouchet et c’est alors, seulement que j’ai fait la connaissance de Pierre Laurent.

Voilà donc comment cela est arrivé.

Je dois dire quils n’étaient pas cons : ils avaient compris quels pouvaient être les dangers du projet.de créer une nouvelle discipline

Le Cabinet ne voulait pas que cet enseignement soit absorbé par les Historiens-Géographes. Pour tout dire, il n’avait pas confiance dans leurs compétences en matière économique et sociale, ce en quoi ils avaient raison car si certains étaient compétents, tous étaient loin de l’être. Le Ministère avait le sentiment que les essais de rénovation de l’Instruction Civique avaient été un échec.(…)

Mais, surtout, il ne voulait pas que ce nouvel enseignement tombe aux mains de l’Enseignement Technique, non pour une raison scientifique mais politique…parce que ce serait  revenu à confier cet enseignement à des syndicats mal-pensants(…).

H.L.

La méfiance envers les Historiens- Géographes était donc plutôt d’ordre scientifique et celle envers l’Inspection Générale de l’Enseignement Technique d’ordre politique.

M.R.

Exactement : Pierre Laurent ne voulait pas d’une pseudo- Instruction Civique pas plus que d’une discipline technique.

Il voulait quelque chose qui ait la dignité de l’enseignement général, quelque chose qui puisse soutenir la comparaison avec les mathématiques et les lettres.

D’où la création d’une section B (entre A et C), création qui, il faut le souligner, a précédé les programmes de Seconde.

Au fond, ce qu’on ma demandé, c’est de remplir une case vide.

H.L.

Quand vous rencontrez, en décembre 1966, Pierre Laurent et Christian Fouchet, quel est celui qui, sans vous imposer d’instructions précises, vous a suggéré les grandes lignes de la discipline qu’ils vous demandaient d’inventer et mettre en place ?

M.R.

Ce n’est pas Christian Fouchet. Il s’est contenté de me dire, sans me donner aucun « conseil » idéologique, technique, pédagogique qu’il fallait faire quelque chose. Remplir une case vide.

Mais le truc avait été bien pensé, Jean Knapp qui avait sérieusement étudié le dossier.

J’ai vu à l’époque le Directeur de l’enseignement du Second degré, Pierre Théron, un mathématicien très sympathique mais qui ne m’a pas donné beaucoup de moyens !

Le premier objectif était d’organiser des rencontres à partir de ce qui s’était fait précédemment en Histoire et dans l’Enseignement Technique, de manière à disposer, par cette espèce de concours d’idées, de ce qui avait été tenté, de ce qui était proposé.

Cela a été l’objet du premier stage de Sèvres, en 1967, juste après ma prise de fonctions, à la fin de l’année 1966.

H.L.

La revue « les Amis de Sèvres » n°3 (novembre 1967) est consacrée à la mise en place de l’Initiation économique et sociale. Il regroupe les contributions de l’économiste A. Babeau, de Guy Palmade, d’un professeur de l’Enseignement Technique et d’un professeur d’Histoire-Géographie.

Dans l’éditorial, vous écrivez : « Une journée d’information et 3 stages ont été nécessaires pour mettre en place l’initiation aux faits économiques et sociaux, la discipline fondamentale de la section B »

M.R.

Oui, cela a commencé au printemps 1967. Je n’avais vraiment aucun moyen.

J’avais fait venir des démographes, des sociologues, j’avais fait venir Joxe qui représentait Sciences-Po., des personnes qui avaient réfléchi de leur côté, une centaine au total. Il y avait aussi des professeurs de lycée.

H.L.

Ces professeurs du secondaire, comment avaient-ils été sélectionnés ?

M.R.

Ils s’étaient désignés eux-mêmes. Pour les professeurs de l’Enseignement Technique, leur chef de file était l’Inspecteur J.L. Cénat.

H.L.

Un rude adversaire …

M.R.

Oh, combien ! Je me souviens, au premier repas, des discussions acharnées que nous avons eues ensemble. C’était dur mais pas désagréable.

Finalement, cela a été très enrichissant : je me suis retrouvé devant des assemblées considérables, moi qui étais habitué à de petits groupes d’étudiants.

Je me suis « laissé aller », j’ai découvert que j’étais finalement plus à l’aise devant des foules que devant de petits effectifs.

Parce qu’intellectuellement je ne pouvais pas tout couvrir, j’ai demandé à Palmade de m’aider. Dès le premier stage de Sèvres, nous avons travaillé ensemble. Il avait une grande culture économique, ce que j’avais souligné lors du repas avec Cénat.

Pendant ce repas j’avais souligné le hiatus entre ce qui se faisait en histoire économique et sociale chez les historiens dans la lignée de Simiand et de Labrousse et ce qui se faisait en économie.

Ce qui m’intéressait, je le répète, c’était de combler le hiatus, par exemple dans le domaine des fluctuations.

Il y avait les fluctuations étudiées par Simiand et Labrousse : C’était du solide.

De l’autre côté, il y avait les économistes qui ne s’intéressaient qu’aux cycles Kondratieff et ne connaissaient pas Labrousse. Pour eux, Schumpeter était sans doute un peu trop historien.

Schumpeter et Galbraith étaient les économistes qui m’intéressaient le plus. Ils étaient mes lectures favorites.

C’est ce hiatus que j’avais expliqué à Cénat, non pour dire que le savoir que transmettait l’enseignement technique était inutile mais pour le convaincre que l’important était de faire communiquer ces 2 savoirs.

Je considérais que j’avais pour mission de ne pas faire quelque chose de professionnel au sens où l’on enseigne la comptabilité et la gestion de l’entreprise.

Le CNPF (le Medef de l’époque) exerçait des pressions pour centrer ce nouvel enseignement sur l’entreprise. Sur ce point, j’étais très contre !

J’ai été souvent invité chez des patrons et certains m’ont dit « avec cet enseignement économique et social, au moins, ça leur apprendra à remplir une feuille de Sécurité Sociale ».

Quant à moi, j’étais très « macro »… considérant que ce qu’il fallait transmettre était une culture de compréhension globale du monde.

H.L.

Ce choix, au centre de la discipline que vous installez, figure dans les Instructions ministérielles, celles de la Circulaire n° IV 67 que les professeurs de SES connaissaient presque par cœur au moins le début : « L’originalité de cet enseignement… »

M.R.

On les attribue à Guy Palmade. Je les revendique : je les ai écrites en Corse sur un bout de table. J’ai retrouvé une photo : je suis sur une table de jardin, vraisemblablement en train de les écrire !

Je tiens beaucoup à ces Instructions, y compris à ce que je considère maintenant comme périmé. C’est là que l’on voit soi-même comment les regards changent.

H.L.

Les professeurs de SES, eux aussi y tiennent toujours beaucoup, et ne les considèrent toujours pas comme périmées !

(…)

M.R.

Le problème principal, ce fut les programme. Ce fut vraiment très compliqué.

On avait constitué des commissions de travail composées de personnes représentatives de positions intellectuelles plutôt qu’institutionnelles ou corporatives.

On s’était adressé aux « grands hommes » qui avaient évidemment autre chose à faire et ont désigné leurs hommes de confiance.

Palmade, je l’ai imposé mais, pour les autres, on ne m’a pas demandé mon avis.

Ont participé à l’élaboration des programmes :

– Henri-Gilles Casanova, directeur des enseignements à la Chambre de Commerce et d’Industrie, un homme intelligent,

– Maurice Niveau, professeur d’Economie, futur recteur de l’Académie de Lyon, un emmerdeur peu favorable à cet enseignement,

– M. Fouchard, secrétaire général de Science-Po.

– On avait sollicité R. Aron. Il n’est pas venu lui-même mais avait délégué son fils spirituel de l’époque, Jean-Claude Casanova. Je regrette qu’on n’ait pas enregistré ses propos à l’un des stages de Sèvres où il nous avait expliqué que dans le système régulé dans lequel nous vivions, la crise économique était devenue impossible !!! Cela dit, il n’était pas hostile.

– Il y avait le directeur de la Prévision, J. SaintGeours qui s’est fait représenter par Michel Rocard, alors directeur-adjoint qui m’a longuement téléphoné pour m’expliquer que l’économie, c’est sérieux et que je devais beaucoup me méfier des autres disciplines. C’est là que j’ai compris que Rocard et Giscard, ce n’était pas très différent !

Jacques Lautman a participé, Joxe aussi…. Beau tableau de chasse !!!

H.L.

Certes, certes… beau tableau de chasse mais c’est quand même vous qui décidiez !

M.R.

Il fallait bien trancher, évidemment.

J’ai eu un gros appui des réformistes de l’Enseignement supérieur. R. Barre a émis quelques réserves mais n’a pas été hostile.

Lors de la séance de clôture, le doyen de la Faculté de Droit, Georges Vedel, a bien arrangé les choses. Et l’appui de la Fac de Droit… ce n’était pas rien !

Tout au long de ces réunions, de ces discussions, de ces négociations, j’ai appris des choses « curieuses », par exemple le fait qu’un certain nombre de ces gens importants souhaitaient que je devienne directeur de l’ENS alors qu’à certains moments je m’étais pas mal battu politiquement contre eux. Il est vrai que les relations personnelles jouaient.

Avec le recul, j’ai l’impression qu’il est assez facile de manipuler des gens « importants » qui fonctionnent beaucoup au consensus.

Finalement, c’est en 1981 que j’ai été nommé directeur-adjoint de l’ENS par le gouvernement de François Mitterrand.

H.L.

La véritable lieu de naissance des SES… quelle adresse … 45 rue d’Ulm ?

M.R.

Oui, il y a incontestablement dans tout ça une filière normalienne.

J’ai été classé un peu en dehors des lignes idéologiques classiques. Mon mendésisme me protégeait du procès que me faisaient certains d’être marxiste. Ce qui n’était pas faux.

J’avais les deux images selon les cas et les moments.

Même quand j’ai été candidat à Nanterre en 1972-73, c’était donc après, j’étais classé gaucho-gaulliste.

En 1968, j’étais plutôt à gauche du PCF, proche de la CFDT d’alors comme l’était, en gros, la 6ème section des Hautes Etudes alors que les autres sections, de droite et même d’extrême droite, s’étaient réfugiées derrière les communistes, les derniers partisans de l’ordre.

En réfléchissant, après coup, à l’évolution de Nanterre, on se rend compte de ce qu’il y a eu de bon dans le conservatisme des communistes.

H.L.

Les professeurs de SES sont très nombreux à considérer que leur discipline est, par votre intermédiaire et celle de Guy Palmade, le produit ou le sous-produit de l’Ecole des Annales.

M.R.

C’est dans cet esprit que nous avons travaillé, c’est certain.

Et, pour tout dire, Fernand Braudel m’a donné l’autorisation de passer du temps à ce travail, même s’il avait commencé par m’engueuler : « Ecrivez plutôt votre thèse ! »

Le grand projet de Braudel était de faire concurrence à l’Université en créant une Faculté de Sciences Sociales à côté de celle de Lettres, de Droit , des Sciences etc… C’était sa grande idée.

Cela a certainement pesé sur ma façon de voir les choses mais, comme je l’ai dit il y a quelques minutes, j’avais un autre projet.

Bien sûr, on pensait à l’enseignement secondaire mais on pensait au moins autant à une restructuration de l’enseignement supérieur.

Dans mon esprit, le projet SES ne se limitait pas au baccalauréat. Le secondaire dont je prenais la responsabilité était une sorte de couverture.

Le projet Braudel recoupait celui, un peu délirant, d’une agrégation de l’enseignement supérieur , une agrégation de Sciences Sociales comme celles de Droit, d’Economie, de Médecine.

Le jury était déjà constitué : Guy Palmade, Jacques Le Goff, Alain Touraine, Marcel Roncayolo !!!!

H.L.

Guy Palmade m’a souvent  dit : « Les idées, c’était Ronca. Il était bordélique… mais, les idées, c’était lui !

M.R.

Non, les idées, c’était aussi Palmade… en plus posé, surtout dans l’expression. Nous nous étions partagés les rôles : j’étais le provocateur, Palmade le réconciliateur.

H.L.

Vous étiez très lié à Touraine ?

M.R.

A cette époque, oui, très lié. Il n’était pas hostile à la création de cette section (sans imaginer, bien sûr, que sa fille Marie-Sol, passerait l’agrégation de Sciences Sociales (non… pas la grande, celle du second degré… seulement !).

J’étais aussi très lié à Le Goff mais le secondaire ne l’intéressait pas. Sa position a été indécise, il ne voulait blesser personne.

Au contraire, Palmade maintenait la ligne.

Sur l’histoire, Le Goff se repliait sur l’histoire sociale des Annales, ce qui était justifié pour l’enseignement du second degré mais qui, venant de lui, apparaissait comme une concession. Il avait un autre défaut, il se trompait sur les individus.

Palmade était tout le contraire : il évaluait rapidement et parfaitement les gens.

H.L.

En vous écoutant depuis plus d’une heure, une évidence s’impose… vous avez beaucoup travaillé, vous n’avez pas cessé …

M.R.

Je n’ai jamais tiré un profit durable de ce que j’ai fait mais j’ai fait des choses. J’ai fait des choses assez différentes dans des lieux les plus divers.

Le 3ième d’entrée à l’ENS, le concours S, c’est moi…même si Jean Ibanez m’a beaucoup aidé

 

Interruption … on change la bande du magnétophone,….et l’enregistrement reprend avec …

 

… je me suis retrouvé dans la voiture conduite par Bourdieu avec Chamboredon, lequel avait été l’un des premiers intervenants lors d’un stage, à Sèvres, en 1967.

H.L.

Lors de la création du 3ème concours d’entrée à l’Ecole, Jean-Claude Chamboredon a beaucoup aidé les professeurs des 6 classes prépas .

M.R.

Chamboredon était un type fragile par certains côtés, il avait du mal à écrire, par exemple mais quelqu’un d’une intelligence remarquable, d’une très grande subtilité,

C’est lui qui a écrit l’un des articles les plus cités de toute la science sociale d’aujourd’hui  « Proximité physique et distance sociale dans les grands ensembles », son grand article de 1970 qui est devenu un classique.

Je m’entendais mieux avec Chamboredon qu’avec Touraine dont le côté prophétique le poussait à prendre des positions « absolues »… par exemple, l’affirmation qu’il n’y a plus de structures sociales mais, seulement, un mouvement social.

La grande différence entre Bourdieu et Touraine, au moins sur le plan de la pédagogie de la sociologie, c’est qu’avec Bourdieu, les étudiants apprenaient à travailler.

Le problème est que c’est Bourdieu qui a été élu au Collège de France alors que Touraine est resté dans le monde universitaire et n’a pas eu beaucoup d’élèves.

H.L.

Est-il possible de revenir un instant à Jean Knapp dont vous avez souligné le rôle essentiel, au tout début de l’aventure. C’était donc un philosophe ayant la particularité, combien précieuse lors « d’une belle soirée d’octobre 1966 » de ne pas être hostile aux sciences sociales ?

M.R.

Pour les philosophes de l’Ecole, il n’y avait pas de sociologie, il n’y avait que la philo !

Ce qui fait que certains sont venus à la sociologie par d’autres voies, les lettres modernes comme Chamboredon.

La philosophie restait la discipline reine et se méfiait des sciences sociales.

Aujourd’hui, ils ont repris tout le pouvoir intellectuel, sous une forme d’ailleurs très salonarde.

Je ne dis pas que la sociologie a beaucoup progressé. Ce qu’on peut reprocher à Touraine c’est qu’à force de jouer l’acteur contre les structures, il est retombé dans des trucs comme « la sociologie, c’est la découverte de soi ».

Les excès du structuralisme ont été tels qu’on est revenu à une sociologie des acteurs… suspendus… en l’air !

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