Alternatives Economiques re-publie aujourd’hui  ce texte que Stéphane Beaud et Thomas Piketty ont rédigé pour l’introduction à l’ouvrage Les Sciences Economiques et Sociales (La Découverte)
https://www.alternatives-economiques.fr/eloge-sciences-economiques-sociales/00003606

Ce ne sont pour l’heure que des rumeurs. Mais les informations concernant la place des sciences économiques et sociales dans la réforme du lycée et du baccalauréat, qui sera présentée demain par le ministre de l’Education Nationale Jean-MIchel Blanquer, ne sont pas rassurantes. Risquant d’être faiblement représentées dans les nouveaux parcours qui seraient proposés aux lycéens, les S.E.S. pourraient également, selon Les Echos, être scindées en plusieurs disciplines, avec des enseignements disjoints de science économique, de sociologie, de science politique, de droit… Ce ne serait là qu’un nouvel épisode du procès que subit la filière depuis sa création, malgré son succès auprès des élèves. Comme le rappellent le sociologue Stéphane Beaud et l’économiste Thomas Piketty, depuis leur création il y a cinquante ans, les SES ont toujours été une discipline contestée et menacée.

Emile Durkheim (1858-1917), fondateur de la sociologie française, définit le processus d’éducation comme une « socialisation méthodique de la jeune génération » qui permet d’assurer la survie d’une société et la pérennité de ses conditions d’existence. Les systèmes éducatifs étudiés en longue période dans un maître livre (L’évolution pédagogique en France) sont même, à ses yeux, un « moyen de lutte pour les groupes politiques dominants » pour asseoir leur pouvoir social et politique [Durkheim, 1938]. Pierre Bourdieu, à cet égard continuateur de Durkheim, considérait dans cette même veine que la sociologie de l’éducation devait être pensée avant tout comme une« anthropologie du pouvoir » [Bourdieu, 1989].

Armé de ces références, on peut considérer que la création au lycée, en 1965-1967, d’un enseignement de « sciences économiques et sociales » apparaît comme une belle illustration des enjeux sociaux et politiques soulevés par l’introduction dans le système scolaire d’une nouvelle matière. Pourquoi, diable, a-t-on alors créé cet enseignement hybride, mêlant différentes sciences sociales : économie, sociologie, histoire… ? Comment celui-ci est-il parvenu malgré tout à se faire une place dans le système d’enseignement français doué pourtant d’une forte inertie historique ? Mais aussi pourquoi cet enseignement ne cesse-t-il, depuis son existence, d’être fortement contesté et en permanence menacé ? Que lui reproche-t-on de manière si insistante depuis bientôt cinquante ans ? En même temps, pourquoi doit-on, à nos yeux, soutenir l’idée qu’il s’agit d’un enseignement particulièrement nécessaire aujourd’hui ? Autant de questions que nous essaierons d’aborder, comme économiste et comme sociologue, dans cette courte préface.

Les SES : une discipline presque cinquantenaire

Au lycée, en France, on enseigne depuis le XIXe siècle des disciplines scolaires « classiques », c’est-à-dire qui ont derrière elles une longue histoire, intellectuelle et institutionnelle : le français, la philosophie, les mathématiques, la physique, la biologie, l’histoire-géographie. Point de science économique et encore moins de sociologie à l’horizon des programmes du lycée quand celui-ci était un lieu fréquenté quasi exclusivement par les enfants de la bourgeoisie et une minorité de « boursiers ». Il a bien existé, après 1945, un enseignement d’économie, appelé « sciences et techniques de l’économie », mais il était réservé aux élèves du lycée technique aux aspirations scolaires et professionnelles moins hautes.

L’enseignement des sciences économiques et sociales (SES) apparaît donc sur le tard, dans la première phase (gaulliste) de la Ve République. Mais, contrairement à une tenace idée reçue, l’enseignement des SES n’est pas issu de mai 1968 : il est, plus prosaïquement, le fruit de la réforme du lycée (1966), conduite sous la présidence du général de Gaulle par Christian Fouchet, son dévoué ministre de l’Education nationale. Cette réforme, qui visait à moderniser les filières d’enseignement du lycée général, a débouché sur la création de cinq baccalauréats, A (dominante lettres-philosophie), B (dominante SES), C (dominante mathématiques), D (dominante sciences et biologie), E (dominante sciences et technologie).

Comment et pourquoi est née, au milieu des années 1960, cette discipline nouvelle des sciences économiques et sociales au lycée ? D’où est venue cette idée de mettre au programme des lycéens français les SES, cette discipline « bâtarde », mêlant économie et sociologie, avec, au début, dans les programmes, une forte perspective historique ? Seule la prise en compte du contexte historique permet de répondre à cette question. Il s’agissait, aux yeux du pouvoir gaulliste, de compléter les études dites « classiques », de prendre en compte sérieusement les réalités économiques et sociales du monde contemporain en mutation au moment de l’ouverture de la France au marché international et d’offrir ainsi aux lycéens français un minimum de « culture économique ».C’était aussi une période où le pouvoir politique, du fait de l’acuité des luttes sociales dans le régime fordien de croissance, de la prise en compte du long terme (avec l’idée-force de planification), n’hésitait pas à financer largement les sciences sociales, considérant que les recherches en ce domaine pouvaient guider l’action publique.

Enfin, du point de vue des débouchés de cette filière de bac, la création d’une filière B, entre le bac « lettres » et les divers bacs « sciences », constituait une voie de formation permettant de déboucher sur des types d’études supérieures ni purement littéraires ni purement scientifiques, axées sur des métiers du tertiaire en expansion forte, où la connaissance de ces réalités est indispensable.

La question qu’on peut aujourd’hui se poser est la suivante : pourquoi ce nouvel enseignement ne s’est-il pas limité à celui de la seule science économique ? Pourquoi la sociologie s’est-elle invitée dans les programmes de SES ? Au plan institutionnel, rien n’y incitait. D’une part, la sociologie était alors une discipline nouvelle à l’université : la création de la licence date de 1958, et les facultés de sociologie vont lentement éclore dans les années 1960. D’autre part, Raymond Aron, titulaire de la chaire de la Sorbonne, qui représentait (et « tenait ») la discipline, n’était pas – en bon agrégé de philosophie – un défenseur d’un enseignement de la sociologie au lycée (il y avait la classe de philosophie pour cela…). Donc pas de lobbying effréné du côté des sociologues pour cette filière.

Impulsion des historiens

Il faut paradoxalement se tourner du côté des historiens pour comprendre le « et » du « sciences économiques et sociales ». En effet, la création de cette filière B s’est faite sous l’impulsion déterminante de jeunes historiens à la fois situés dans l’orbite de Fernand Braudel à l’Ecole pratique des hautes études (dans la sixième section, intitulée d’ailleurs « sciences économiques et sociales ») et à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, et en rupture avec l’histoire historisante, donc ouverts aux autres sciences sociales (économie, sociologie-anthropologie, démographie…).

Le rôle de deux jeunes historiens a ainsi été majeur : Marcel Roncayolo (agrégé répétiteur de géographie à Normale sup) et Guy Palmade (agrégé répétiteur d’histoire), avec deux conséquences importantes : d’une part, le programme des SES a été, au point de départ, très historicisé et l’est resté ensuite une bonne vingtaine d’années ; d’autre part, ces historiens, proches de l’école des Annales, se sont transformés auprès des instances en avocats convaincus de la cause de l’unité des sciences sociales. Guy Palmade, nommé en 1969 inspecteur général de la discipline, a joué pendant deux décennies un rôle essentiel de garant de cette orientation première des SES.

Une discipline sans cesse menacée

Les SES ont toujours été une discipline contestée et menacée. La première opposition est de type institutionnel. La création et le développement des SES et surtout de la filière B (devenue la série ES en 1993) ont bien évidemment été perçus comme une concurrence illégitime par les disciplines sœurs (sciences et techniques économiques, STE) ou cousines (histoire-géographie). L’opposition est surtout venue de l’inspection générale de STE, qui a alors perdu l’occasion (historique) de redorer son blason, cette discipline étant reléguée dans les filières technologiques en lycée technique (la future section G, aujourd’hui série STMG).

La deuxième opposition à cet enseignement et à cette filière est venue de l’administration de l’Education nationale, qui, pour des raisons budgétaires, a longtemps refusé l’extension de la section B à tous les établissements. « Son implantation dépendait de l’accueil réservé par les recteurs et les inspecteurs d’académie aux demandes éventuelles des proviseurs. Or ceux-ci étaient loin d’être tous favorables. Certains, voyant en elle un futur dépotoir de mauvais élèves, se refusaient même à l’accueillir. Au niveau des rectorats, la nouvelle discipline compliquait le travail. Il était si simple de l’assimiler aux STE (cas le plus fréquent) ou à l’histoire-géographie »[Autran et Guidoni, 1989].

A cet égard, une sociohistoire de la filière B puis ES reste à faire, notamment celle de sa lente implantation dans les différents lycées de France et de Navarre. De fait, la filière B a été longtemps perçue comme roturière dans les lycées de centre-ville, notamment les lycées de classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE), où elle n’avait pas droit de cité. La priorité était accordée dans les années 1970-1980 aux classes scientifiques et aux sections C ou D, mais il faut aussi remarquer que, dans ces établissements, la filière littéraire (et l’ancienne classe de « philosophie ») avait de beaux restes et faisait de la résistance, notamment grâce à son lien historique avec les classes d’hypokhâgne du même établissement.

Prenons un exemple symptomatique de la réticence-résistance de ces grands lycées à l’implantation de la série SES, celui du lycée Carnot de Dijon (où Stéphane Beaud a débuté sa carrière comme professeur stagiaire de SES en septembre 1983). C’est l’établissement prestigieux de la ville, celui des classes préparatoires aux grandes écoles, scientifiques et littéraires (le député UDR/maire, Robert Poujade, y a longtemps été professeur de lettres en khâgne), qui draine tous les meilleurs élèves de l’académie de Bourgogne. Il y existe encore une distinction entre la salle des professeurs des agrégés et celle des certifiés, certains professeurs de mathématiques ou de physique viennent en conseil de classe en blouse blanche, et leur prise de parole y est déterminante lors de ce moment décisif de l’orientation après la seconde. En 1983, soit vingt-cinq ans après la création de la section B au niveau national, la section B n’existe pas dans ce lycée. Les élèves reçoivent un enseignement d’« initiation économique et sociale » en seconde et si, par malheur, ils sont séduits par cet enseignement, ils doivent quitter ce lycée d’élite pour suivre une classe de première B dans un autre lycée, forcément moins réputé, de la ville.

La troisième opposition, structurelle, vient du monde patronal et, plus exactement, des instances de représentation patronale : elle est même devenue frontale depuis la transformation du CNPF en Medef (1999). Les représentants des employeurs reprochent à cet enseignement, qu’ils persistent à désigner comme étant un enseignement d’économie, de dénigrer l’entreprise et l’économie de marché, d’en donner une mauvaise image et d’en détourner la jeunesse, et/ou de décourager les vocations d’entrepreneur.

C’est, bien sûr, une erreur résultant de la méconnaissance des programmes et c’est surtout accorder beaucoup, et trop, de poids à cet enseignement, par ailleurs suivi par une minorité de lycéens. On peut facilement s’accorder pour considérer que cette critique des SES, qui s’est accentuée au fur et à mesure du tournant néolibéral [Rozier, 2009], participe d’un travail idéologique qui a été au centre de la refondation patronale, placée sous l’égide de deux transfuges de la gauche intellectuelle : l’économiste Denis Kessler (ancien HEC, agrégé de science économique) et le philosophe foucaldien François Ewald.

D’autre part, des économistes universitaires jugent cet enseignement des SES simpliste, inadapté et issu d’une conception unitaire des sciences sociales qui leur paraît « vieillotte » et dépassée. Ils veulent en finir avec cette appréhension de la science économique au lycée qui vise à appréhender les phénomènes économiques dans leur encastrement social et leur historicité (d’où le « et » de SES : sciences économiques et sociales).

Une audace pédagogique qui résiste à l’air du temps

La mise en place de cet enseignement a été, au milieu des années 1960, précipitée et assez bricolée : il n’existait pas encore de corps de professeurs de SES (le concours du Capes n’a été créé qu’en 1969) et il a bien fallu mettre des enseignants face aux élèves. On a fait appel à des « volontaires » venant d’autres disciplines, notamment d’histoire-géographie et de sciences et techniques économiques (officiant en lycée technique). Surtout, des stages pédagogiques ont été organisés à Sèvres (1967-1969) par Marcel Roncayolo et ont durablement marqué la manière de faire cours dans cette discipline. Un programme y a été expérimenté avec des enseignants de l’enseignement supérieur (une innovation pour l’époque). Ces stages de Sèvres ont été le support d’un renouveau pédagogique dans un contexte pré-68, avec une « clientèle scolaire que l’on sentait de plus en plus rétive à l’enseignement traditionnel » [Autran et Guidoni, 1989].

Y ont été définies des méthodes spécifiques, impliquant une participation des élèves : utilisation constante et critique des mass media ; recours aux statistiques, aux graphiques et aux enquêtes, plan de la classe en U pour permettre des débats entre élèves. Insistons un moment sur l’importance de la pratique inductive dans cet enseignement en laissant la parole à Henri Lanta (agrégé de STE, devenu ensuite professeur de SES, inspecteur général de la discipline, puis professeur en khâgne B/L au lycée Henri IV), précieux témoin de toute cette histoire : « D’un point de vue pédagogique, les enseignants d’histoire-géographie et de STE, volontaires pour se lancer dans l’aventure SES, ignoraient peut-être les dernières découvertes des chercheurs en didactique, mais étaient certains d’un fait, mille fois constaté : si le cours est magistral, s’ils parlent cinquante-huit minutes sur soixante, les élèves cessent d’écouter. Ce dont nous étions tous convaincus dans les années 1970, c’est que les élèves doivent parler et, comme il n’est pas question qu’ils racontent leur vie, il faut qu’ils travaillent avant de prendre la parole. Pour cela, les documents sur lesquels ils travaillent, seuls ou en petits groupes, ne peuvent pas être tirés du manuel du “meilleur économiste de France”. La méthode inductive, on ne l’a pas vraiment choisie, elle s’est imposée parce que “ça marche”. Il ne faut pas chercher plus loin l’importance accordée depuis quarante ans aux TD qui doivent précéder, on l’a bien compris, le moment, tout aussi essentiel, des mises au point, c’est-à-dire des définitions précises, rédigées avec soin, des raisonnements rigoureux dans lesquels les “donc”, les “par conséquent” sont bien à leur place, etc. L’intervention du professeur est alors essentielle : à l’écoute des élèves, s’étant donné le temps de repérer leurs difficultés, il est en mesure d’ajuster son discours, d’insister sur tel point mal compris, etc. Cette pratique a fait l’unanimité (et notre force) pendant près de vingt ans… » [Lanta, 2007].

Si les nouveautés pédagogiques de l’enseignement des SES n’ont pas toutes résisté à la pression normalisante des décennies qui ont suivi le long après-68, la discipline des SES en est restée marquée, comme le montre le contenu des manuels de classe qui comportent beaucoup d’extraits de textes, de graphiques, de tableaux, de photos, etc. En classe de seconde, l’enseignant de SES qui se respecte, confronté à la concurrence des matières classiques, doit s’efforcer de donner le goût de sa « discipline » à ses élèves pour espérer les attirer vers la « série » ES.

Une furieuse envie de « comprendre »

Stéphane Beaud ayant commencé sa carrière professionnelle comme professeur de SES, se permet de relater ici son expérience qui sera, sans doute, parlante pour nombre de ses collègues. Professeur débutant au lycée de Dijon, il enseigne, nous l’avons dit, uniquement en classe de seconde, deux heures par semaine, une matière appelée « Initiation économique et sociale ». Au fond, il s’agit de donner un avant-goût de sciences économiques et sociales : exercice particulièrement délicat dans un tel lycée où les élèves ne peuvent envisager une première B sur place. L’attention en cours est souvent flottante, l’intérêt de la matière loin d’être reconnu par des élèves à hautes aspirations scolaires. Le mot d’ordre du « maître de stage » : « bricoler », parvenir à intéresser a minima les élèves. A la fin de l’année, il décide de consacrer un cours au fonctionnement de l’institution judiciaire et d’emmener une classe à horaire difficile (le mardi de 16 heures à 18 heures) assister à un procès au tribunal de grande instance de la ville.

Pour préparer la sortie, il présente en cours les principaux éléments de la procédure pénale, le décor judiciaire, le rôle des personnages principaux du procès (procureur, juges, avocats, parties civiles, accusé) qui seront présents au tribunal. Il leur fait aussi lire des précieux tableaux statistiques de « Données sociales » (Insee, 1984) sur la « chaîne pénale » et sur les caractéristiques sociales des détenus. Les élèves se montrent très intéressés, les questions fusent durant les deux séances préparatoires. Le jour dit, ils sont présents, très attentifs au cours des trois heures d’observation. Abasourdis, ils découvrent la justice au quotidien, perçoivent par exemple la grande difficulté de communication entre les juges et les accusés. La scène judiciaire a cette vertu (pédagogique) de condenser, dans toute leur nudité, les rapports de classe.

Stéphane Beaud se rappelle notamment un cas de surendettement (un homme, âgé de 35 ans, chômeur) que le juge expose en ne ménageant pas ses effets. Il détaille la liste interminable des achats dispendieux du prévenu pour finir par une « chute » (« et, enfin, tel jour de l’année 1982, vous avez acheté une BMW ») qui, à l’énoncé de la marque de voiture, va provoquer chez deux filles de la classe un cri d’effroi qui retentit dans toute la salle. Lors du cours qui suit, les élèves débordent de questions, veulent en savoir plus, se passionnent pour ce qu’ils ont vu. Bref, surgit alors une furieuse envie de « comprendre ».

Ce type d’expérience pédagogique a été réalisé pendant des décennies par maints enseignants de SES, sous bien d’autres formes. Même si la filière B ou ES n’était pas destinée à recruter les meilleurs élèves des lycées qui, depuis quarante ans, optent très majoritairement pour la voie scientifique (« voie royale ») qui conduit au bac S, l’enseignement des SES a bien souvent su susciter l’intérêt, parfois même la passion des lycéens. La série ES a eu le vent en poupe ces deux dernières décennies car son programme « parlait » aux lycéens, notamment aux enfants de la démocratisation scolaire, en les ouvrant sur le monde.

Un enseignement plus que jamais nécessaire au lycée

La réforme en 2010 de l’enseignement des SES en classe de seconde, puis de première et terminale, concoctée par le ministre de l’Education Luc Chatel après le rapport d’une « mission d’audit des manuels et programmes de sciences économiques et sociales du lycée » (2008) installée à la suite des pressions patronales, et particulièrement celles de l’Institut de l’entreprise, avec à la baguette Michel Pébereau (X/ENA, PDG de BNP Paribas), a porté un coup sévère à cet enseignement. En classe de seconde, la réforme Chatel a réduit de près de moitié l’horaire (2 heures 30 à 1 heure 30) et lui a attribué un statut d’enseignement d’« exploration » parfois non noté, en en faisant un moment presque récréatif pour les élèves.

Plus généralement, l’enseignement des SES, par la mise en évidence d’un certain nombre d’aspects manifestes de la réalité sociale (accroissement des inégalités économiques et sociales, tensions croissantes au travail, poids et impact du chômage de masse dans les sociétés développées, montée de la grande pauvreté, etc.), a été accusé par les défenseurs et prosélytes d’un certain ordre économique libéral de « désespérer le lycéen ». Dans l’esprit de ceux qui veulent en finir avec cet enseignement, décrit comme « tendancieux », ou même « marxisant », il s’agit avant tout de parvenir à imposer une vision réductrice et tronquée du monde réel dans lequel nous vivons et d’offrir ainsi une perception irénique et déréalisée du monde social. Surtout, ne plus parler en classe de ce qui fâche ou apparaîtrait comme « négatif » (chômage, inégalités de revenus ou de destin, ségrégation urbaine, etc.). Surtout, ne plus voir l’entreprise telle qu’elle est : avec des hommes et des femmes, des chefs et des subordonnés, avec une hiérarchie et des relations sociales au travail. Taire le stress au travail, les maladies professionnelles (pourquoi le scandale de l’amiante ?) et, pour reprendre ici le lapsus du PDG de France Télécom, la récente « mode des suicides » dans cette grande entreprise.

Revanche idéologique

Avec cette réforme de 2010, le ministère de l’Education nationale sous la présidence Sarkozy poursuivait un objectif dont il faut dire et redire qu’il est idéologique : former des élèves de 15 ans à la science économique dominante d’aujourd’hui, truffée d’abstractions et fortement formalisée ; leur apprendre les rudiments d’une science qui devrait les aider à penser de façon conforme ; les détourner d’un enseignement qui pourrait avoir une perspective critique. La sociologie avait été étiquetée « compassionnelle » dans le rapport de la mission d’audit, quand la macroéconomie y était jugée « moins assurée scientifiquement » que la microéconomie : ce sont elles qui, dans cette réforme de 2010, étaient dans la ligne de mire, elles qui restent associées à 1968 (« sociologues gauchistes »).

Aujourd’hui, outre cette revanche idéologique sur l’« esprit 68 », la réforme des SES de 2010 rend éminemment plus difficile le travail des enseignants de SES. Intéresser des élèves de seconde de 15 ans aux délices des élasticités prix et revenu est tout simplement voué à l’échec. De tels programmes ont pourtant déjà largement contribué à vider les premiers cycles universitaires en sciences économiques. Renouveler la même erreur au lycée confine à l’absurde. Si les khâgnes B/L (option sciences sociales) et les instituts d’études politiques (IEP) sont aujourd’hui si attractifs, c’est, entre autres raisons, du fait de leur programme ouvert en sciences sociales (économie, sociologie, histoire contemporaine).

Les professeurs de SES et d’autres disciplines (lettres, histoire, philosophie…) disent tous que, dans le contexte actuel de diffusion des nouvelles technologies, leur principale gageure est de conquérir de haute lutte l’intérêt d’élèves en pleine adolescence, les arracher à leur bulle personnelle, éveiller leur curiosité, les amener par 1 000 ruses vers la culture scolaire. Les nouveaux programmes d’économie – et cela est particulièrement vrai pour le programme de première – se détournent de ce capital collectif pédagogique. Il faudrait, à titre de punition, demander à ceux qui conçurent le projet rue de Grenelle de venir le tester à La Courneuve ou à Villeneuve-sur-Lot.

L’ironie de l’histoire est que la réforme de 2010 est survenue dans une période de crise économique, de faillite des dogmes de l’orthodoxie économique. Ce qu’elle révèle de la perception de la société par nos gouvernants, de leur volonté obstinée de ne pas voir la réalité sociale, de la maquiller ou de la dénier, de la recouvrir par une série de récits optimistes, comme la science économique standard aime à en formuler, est inquiétant.

La réforme des SES s’inscrit dans un dispositif plus global de disqualification de la formation à l’esprit critique. Elle fait peser, comme d’autres réformes au lycée (la diminution de l’horaire d’histoire en terminale S), un grave danger sur le débat démocratique. Voici ce que dit l’écrivain André Brink sur son enfance sous le régime de l’apartheid sud-africain : « Je me demande souvent comment on a pu, comment j’ai pu ne pas voir ce qui se déroulait sous mes yeux (…). J’ai passé mon enfance au milieu des Noirs. Il est impossible que je n’aie pas vu. Je devais bien savoir ! » Les sciences sociales ont cette vertu, indispensable en démocratie, de donner à voir la réalité sociale telle qu’elle est et non pas telle que le pouvoir ou les pouvoirs souhaiteraient qu’elle soit.

Le maigre corps des professeurs de SES a besoin du soutien des enseignants des disciplines sœurs, du monde universitaire et de la recherche, des syndicats, des parents d’élèves sensibles à ces questions, des élus nationaux et locaux, etc., bref de tous ceux qui ne se résignent pas à cette dangereuse entreprise de dilapidation du précieux héritage culturel que constitue la présence presque cinquantenaire des sciences sociales au lycée.

Enseigner de façon ouverte et contradictoire

Quelles « sciences économiques et sociales » enseigner au lycée ? Existe-t-il une science économique que l’on pourrait enseigner au lycée ? Non. Il existe des sciences économiques et sociales, que l’on doit enseigner de façon ouverte et contradictoire. La crise dessubprimes de 2008 et ses graves conséquences sur l’économie mondiale ont provoqué par ricochet de vives critiques de la science économique dominante, dite standard, et débouché sur un renouvellement de la réflexion sur l’enseignement de cette discipline à donner dans les systèmes d’enseignement supérieur. Rappelons-nous la reine d’Angleterre en visite, en 2008, à la London School of Economics, n’hésitant pas à demander des comptes aux autorités de régulation et aux économistes : « Comment se fait-il que personne n’ait rien vu ? », a-t-elle alors feint de s’étonner. Ajoutons que dix économistes britanniques (hétérodoxes) lui ont alors répondu que la science économique est devenue une « branche étroite des mathématiques appliquées, pratiquement sans relation avec le monde réel », réclamant ainsi un élargissement de l’enseignement à d’autres disciplines comme la psychologie, l’histoire économique et la philosophie.

Or, rappelons qu’au lycée l’un des objectifs majeurs assignés à la discipline des SES dans le système éducatif français était de créer un enseignement apte à faire connaître aux élèves de 16-18 ans les réalités économiques et sociales par des voies d’accès empruntées aux disciplines appropriées. Ainsi, d’entrée, si un poids très lourd est reconnu à la science économique (la licence dans cette discipline est le minimum pour un enseignant ou inspecteur), celle-ci ne saurait être, dans le cadre du secondaire, exclusive.

Cette conception étant posée concernant l’enseignement au lycée, Guy Palmade, fondateur de cet enseignement au lycée, lui reconnaissait une position parfois en porte-à-faux avec l’enseignement supérieur, demandeur quant à lui de savoirs spécialisés. Mais, disait-il, « on ne peut présenter les SES comme une propédeutique à l’enseignement supérieur. C’est un simple élément de culture générale dont l’unité est didactique et réside dans l’enseignement, non dans l’origine scientifique. »

Ainsi, le postulat est clair : il ne s’agit pas d’« enseigner valablement l’économie », comme le réclame un recteur d’académie, mais d’être guidé par une préoccupation globale, unitaire, qui ne s’emprisonne pas dans un catéchisme des concepts et du vocabulaire économiques. On peut alors s’interroger sur ce postulat ou sur les problèmes de méthode, de terminologie, mais, pour le doyen Guy Palmade, les élèves représentant aujourd’hui un tiers des bacheliers d’enseignement général « ne semblent pas moins intéressés que dans les autres disciplines ».

Au XIXe siècle, l’économie politique, sous la plume de David Ricardo et de Karl Marx, s’intéressait à la transformation des structures économiques et sociales, sous l’effet de la révolution industrielle et des régimes politiques qui en sont issus. Au XXIe siècle, les sciences économiques et sociales, telles qu’elles sont enseignées au lycée, doivent reprendre ce flambeau, tout à la fois pluridisciplinaire et politique. Avec pour objectifs de maîtriser les concepts et les faits, de remettre en cause les savoirs et l’ordre établi, toujours avec méthode et rigueur. Bon travail ! Et bonnes sciences économiques et sociales.

Ce texte a initialement été publié en préface à l’ouvrage Les sciences économiques et sociales (La Découverte). Merci aux auteurs et à l’éditeur de nous avoir autorisé à le reproduire.

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