Par Thierry Rogel

(Adaptation d’une intervention faite lors de l’Assemblée Générale de l’Apses – Lycée Descartes de Tours – juin 2024)

 

Résumé
A l’occasion de l’Assemblée Générale de l’Apses 2024 à Tours, nous avons édité une petite plaquette sur Maurice Halbwachs et fait une présentation succincte en quelques minutes. Je reprends les grands traits de cette présentation dans ce résumé.
En rencontrant Maurice Halbwachs nous sommes allés de surprise en surprise.

L’origine de cette plaquette fut la découverte que le sociologue Maurice Halbwachs enseigna au lycée Descartes de Tours durant l’année 1909-1910 puis entre Octobre 1911 et Octobre 1914 en tant que professeur de philosophie, ce qui fut totalement oublié (il n’y a aucune mention le concernant dans ce lycée).
Maurice Halbwachs défendait une approche très décloisonnée de la sociologie puisqu’il travailla avec des historiens, des statisticiens et s’intéressa à la psychologie collective ce qui ne l’empêcha pas de progresser dans « l’Institution », professeur aux universités de Strasbourg et de la Sorbonne, il obtint une chaire de psychologie collective au Collège de France.
La deuxième surprise est qu’il fut le principal inspirateur de Marcel Roncayolo, géographe chargé dans les années 1960 de créer une nouvelle discipline les « Sciences Economiques et Sociales ». On peut donc dire sans risque de se tromper que les SES étaient à l’origine très « halbwachiennes ». Ce d’autant plus que Maurice Halbwachs développa des travaux de Sociologie Économique (il faudrait également tenir compte des travaux de son ami «François Simiand).
Ce n’est donc qu’une demi surprise que de rappeler que le cloisonnement disciplinaire va à l’encontre des objectifs d’origine des SES mais c’est une vraie surprise que de découvrir que nos supérieurs hiérarchiques sont capables de réécrire, voire d’effacer, l’Histoire.

La suite du texte correspond à la plaquette distribuée durant l’AG où après une présentation de Maurice Halbwachs et de ses travaux, nous montrons comment s’est faite la création des SES. Nous avons joint une annexe avec des extraits de textes de Maurice Halbwachs.


Biographie

Maurice Halbwachs est né en 1877 à Reims où il suivit ses études secondaires avant d’intégrer le lycée Henri IV où il fut durablement marqué par son professeur de philosophie, Henri Bergson. Il intégra l’École Normale Supérieure en1898 avant d’obtenir une agrégation de philosophie (1901) puis deux doctorats, un de Droit en 1909 (avec une thèse intitulée « Les expropriations et le prix des terrains à Paris 1860-1900») et un doctorat de Lettres en 1913 (« la classe ouvrière et les niveaux de vie »). Grâce à François Simiand dont il restera toujours proche, il intègre l’équipe de « l’Année Sociologique » en 1905, en sera des principaux contributeurs et deviendra un des plus proches collaborateurs d’Émile Durkheim.
En début de carrière il enseigna aux lycées de Reims (1908-1909), de Tours (1909-1910, 1911-1914) puis de Nancy (1914-1915, 1917-1918). Il fut nommé Maitre de conférences à l’université de Caen en 1918 puis Professeur de sociologie et de pédagogie à l’université de Strasbourg de 1918 à 1935 (où il succède à Georg Simmel). En 1935 il est nommé professeur de sociologie à la Sorbonne, membre de l’Institut international de statistique (1935), président de l’Institut de sociologie en 1938 et vice-président de la Société de psychologie (1943). Enfin il est élu en 1944 au Collège de France sur une chaire de psychologie collective, poste qu’il n’occupera jamais car il est arrêté en 1944 puis déporté à Buchenwald où il meurt de dysenterie le 16 Mars 1945.
Politiquement, il est dreyfusard et socialiste, adhérent à la SFIO. Ne pouvant combattre pour cause de myopie, il est mobilisé au ministère de l’armement où il est collaborateur d’Albert Thomas de mai 1915 à octobre 1917.
Il a également siégé comme expert représentant la France auprès du Bureau international du Travail (délégué à la Conférence des statisticiens du travail en 1936) et de la Société des Nations (membre du Comité mixte sur l’alimentation des travailleurs en 1937).
Il convient également de mentionner ses voyages d’étude à l’étranger : boursier de doctorat à Berlin en 1910-1911, il rencontre notamment Gustav Schmoller , chef de file de l’École d’Économie Historique, mais il est expulsé d’Allemagne pour avoir relaté dans l’Humanité la répression d’une grève dont il avait été témoin. Conséquence de cette expulsion, il se rend à Vienne où il suivra les cours de Bohm-Bawerk. En 1930, il est « visiting professor » à Chicago où il rencontre les grands noms de la sociologie comme Park et Burgess.
Sa curiosité insatiable a permis de faire connaitre en France les travaux de Max Weber, Vilfredo Pareto, Thorstein Veblen et il fut chronologiquement le deuxième commentateur en France de « la Théorie Générale » de Keynes.

Statistiques et Sociologie

Son travail est caractérisé par une appétence pour le « concret »» qu’on repère dès sa thèse de Droit de 1909 et celle de Lettres de 1912. Cette volonté d’être concret passe avant tout par l’usage des statistiques qu’il découvre véritablement au moment où il s’oriente définitivement vers la sociologie. Cependant il se méfiait de l’usage immodéré et aveugle des statistiques et des mathématiques.
Il a notamment mis en garde contre un usage non contrôlé du concept de « moyenne » qui peut amener à écraser la réalité des phénomènes sociologiques et à créer des artefacts comme le concept « d’homme moyen » de Quetelet (qu’il critique dans sa thèse secondaire) : une moyenne opérée sur un groupe ne peut avoir de sens que si le groupe n’est pas trop hétérogène et, surtout, s’il a une réalité sociologique. Critiquant certains statistiques : « Tout se passe comme s’il fallait partir d’une population qui n’est celle d’aucun pays, comme si on avait à faire à des hommes qui ne naissent, ne se marient, ne meurent dans aucune région définie de quelque manière, quant aux coutumes familiales, religieuses, juridiques, économiques,… » ( M Halbwachs « La statistique en sociologie » – 1935). De même, il aimait rappeler la boutade de François Simiand pour qui la standardisation des données en vient à se demander « comment vivrait un chameau si, restant chameau, il était transporté dans les régions polaires et comment vivrait un renne si, restant renne, il était transporté dans le Sahara». Cela l’amène donc à différencier les « moyennes véritables » et les « moyennes fictives »
Ces remarques sur l’usage de la moyenne l’ont amené à s’écarter quelque peu de Durkheim. En effet, pour ce dernier les caractéristiques majeures à retenir des phénomènes sociaux sont leur généralité et leur constance et la moyenne constitue l’outil statistique le plus adapté à cette démarche. A l’inverse, en minorant le rôle de la moyenne, Halbwachs met l’accent sur les exceptions et les variations qui sont à ses yeux des éléments à part entière de la réalité sociale et non des accidents perturbant l’état normal d’équilibre des phénomènes sociaux (ainsi que le considérait Durkheim).
Ses critiques à l’égard des statistiques sont également adressées à l’usage immodéré des mathématiques, notamment par les théoriciens néo-classiques. Parlant de « l’économiste mathématique », il écrivit : « Toute sa construction tourne autour d’une théorie de l’équilibre ; mais à quoi nous sert cette théorie, même supposée parfaite, si c’est un perpétuel déséquilibre qui nous parait être l’essence de la vie économique réelle ? » (« L’expérimentation statistique et les probabilités » – 1923)

Un Durkheimien hétérodoxe ?

On voit qu’Halbwachs n’est pas un simple continuateur du travail de Durkheim et on le qualifie parfois de « durkheimien hétérodoxe », notamment parce qu’il n’a pas la même attitude à l’égard de la question de la « clôture disciplinaire ». En effet, il optait pour une interdisciplinarité (tout en affirmant la supériorité de la sociologie sur les autres disciplines) et il fut un des premiers à développer une « psychologie collective » (appelée également à l’époque « psychologie sociale »). On peut expliquer les différences entre Durkheim et lui d’une part parce qu’à l’époque de Durkheim la sociologie n’était pas encore installée dans l’Université et devait asseoir son identité disciplinaire ; question qui se posait moins vivement à l’époque d’Halbwachs. D’autre part, Halbwachs est pris entre deux influences on ne peut plus différente, Durkheim et Bergson (son professeur de philosophie au lycée Henri IV qu’on rapproche parfois de Simmel). Cette disposition l’amena à analyser plus précisément que Durkheim les liens entre l’individu et la Société et à développer une sociologie plus ouverte aux données psychologiques.
Son goût pour la pluridisciplinarité l’amena à de nombreux échanges et collaborations (pas toujours apaisés) avec les mathématiciens Georges Cerf et Maurice Fréchet pour l’écriture d’un manuel («Le calcul des probabilités à la portée de tous »), avec le psychologue Charles Blondel ou les historiens Marc Bloch et Lucien Febvre qui fondèrent « Les Annales d’Histoire Économique et Sociale » en 1929 et dont Halbwachs fit partie en tant que membre du comité de rédaction. Il a également été en contact avec les grands auteurs de l’école de Chicago (Parks, Burgess) mais avait un avis mitigé sur leur travail. Plutôt admiratif des techniques d’enquête et de la volonté d’être « près du terrain » en collectant de multiples données, il considérait par ailleurs que ce travail manquait de supports théoriques (n’ayant pas la tradition d’analyse qui existait en Europe). Il prit donc des distances aussi bien avec la démarche de l’École de Chicago qu’avec la  « tradition allemande en sociologie » : « Un trait commun aux sociologues allemands et américains, c’est qu’ils croient les uns et les autres que la science sociale, plus exactement la sociologie, a un domaine distinct, qui ne se confond pas avec les faits étudiés par les historiens, les économistes, etc. Mais les méthodes appliquées dans les deux pays sont très différentes et même opposées.(…) En somme, tandis que les sociologues allemands ne sortent guère de la théorie, les Américains ne se préoccupent peut-être pas assez des idées et vues directrices » (« La sociologie en Allemagne et aux États-Unis » – Annales d’histoire économique et sociale n°13 – 1932)

Une diversité thématique

Remarquable par la diversité des disciplines qu’il mobilise, Halbwachs l’est aussi par celle des thèmes abordés.
Morphologie sociale, classes sociales et consommation
Halbwachs a emprunté le concept de morphologie aux sciences naturelles. En les transposant à la sociologie il retient quatre types de « morphologie sociale » : la façon dont se distribue la population à la surface du sol, la structure d’une population et sa composition par sexes ou par âges, les structures plus particulières comme les clans, familles,… enfin les institutions collectives (cadres religieux, économiques, politiques, etc…comme les Églises, les entreprises,…). Ces formes n’intéressent le sociologue que parce qu’elles consistent en représentations collectives (« Si nous fixons notre attention sur ces formes matérielles, c’est afin de découvrir, derrière elles, toute une partie de la psychologie collective » (Maurice Halbwachs : « Morphologie sociale » – 1938).
Dans ses analyses de la consommation, il critique l’approche des lois d’Engel fondées sur des données trop globales, en montrant qu’à revenu égal les dépenses de consommation des employés et des ouvriers ne sont pas les mêmes. Il analyse de même les différences de consommation au sein d’un même groupe social en fonction des revenus. Sa conclusion est nette : en matière de consommation les différences de modes de vie, de représentations sociales ou de culture l’emportent sur les différences de revenus.
Il développe donc une théorie des classes sociales qui fait passer la production au second plan et privilégie l’idée d’intégration (ou d’insuffisance d’intégration) dans une optique durkheimienne. Cette intégration se fait relativement à ce qu’Halbwachs nomme « le feu du camp » : il représente la société comme une série de cercles concentriques s’agençant autour du « feu central » qui est « la vie sociale la plus intense qu’on puisse se représenter ». En effet « C’est toujours par rapport aux biens regardés comme les plus importants dans chaque espèce de société que les classes se définiront » (« La classe ouvrière et les niveaux de vie »). Les classes les plus riches et intégrées seront au plus près du feu du camp alors que la classe ouvrière en est la plus éloignée, proche de la « frontière » du feu voire exclue. Certains sociologues considèrent que cette théorie est applicable aux situations actuelles de disqualification ou de désaffiliation.
Procédant ainsi, Halbwachs développe une théorie des classes qui emprunte à la fois à l’approche marxiste et aux approches américaines ; une théorie où, si la dimension conflictuelle existe, elle cède le pas devant la nécessité d’intégration.

Suicide et mémoire

Il reprendra des années plus tard la réflexion sur le suicide commencée en 1897 par Durkheim. Mais il s’en écarte sur des points cruciaux. Opérant un travail statistique plus approfondi que celui de Durkheim, il prend ses distances avec l’analyse des facteurs isolés les uns des autres et avec la fameuse typologie durkheimienne (suicide égoïste, altruiste, anomique, fataliste). Ce qui est déterminant d’après lui est l’accroissement de la complexité de la vie sociale corrélée aux modes de vie liés à l’urbanisation. Il pousse l’analyse jusqu’à mettre en lumière les motifs individuels et le fait que le suicide est celui de l’individu isolé et disqualifié. D’après Serge Paugam, il élabore ainsi une « théorie compréhensive » du suicide. (Préface de Paugam à la nouvelle édition du livre « Les causes du suicide »).
Le thème de la mémoire est développé dans plusieurs articles et dans deux livres dont « Les cadres sociaux de la mémoire » (son livre le plus connu selon Gilles Montigny). Dans ce livre il s’oppose à Henri Bergson, son prof de philo à Henri IV et l’un de ses « maitres à penser », qui distinguait la « mémoire individuelle » de la « mémoire collective ». Pour Halbwachs, il n’y a pas de mémoire individuelle autonome. Même la mémoire la plus intime relève de la construction sociale. En effet, la mémoire collective offre à l’individu un ensemble de cadres qui l’aident à se souvenir et à reconstituer son passé. Ces cadres sociaux sont de trois sortes : le langage (le cadre élémentaire le plus stable) qui permet de nommer les choses, les personnes et les lieux. Le temps et l’espace qui font intervenir les dates, les évènements. , les distances, etc… Enfin, « l’expérience » qui englobe des notions relevant de la géographie de l’histoire, de la politique, de la vie courante, etc…De plus, la mémoire collective suppose la référence à un groupe dont Halbwachs retient préférentiellement trois exemples : la famille, la religion, les classes sociales. Cette mémoire collective est donc le support qui permet aux individus de développer leur mémoire individuelle mais elle est en même temps le produit de la combinaison des souvenirs individuels des membres d’une même société ou d’un même groupe.

Économie et sociologie économique

Ses séjours à Berlin puis à Vienne lui permirent de côtoyer les grands noms de « l’École Historique » en Économie (notamment Gustav Schmoller dont il a suivi régulièrement le cours ainsi que le séminaire et qui lui permet d’accéder à l’Office Imperial de Statistiques). Une fois expulsé d’Allemagne il se rend à Vienne et suit les cours de l’École marginaliste (Bohm Bawerk, …). A nouveau il ne se reconnait pleinement dans aucune des deux Écoles. Il reconnait les qualités d’érudition de l’école historique mais lui reproche d’être trop descriptive. A l’inverse, il apprécie les capacités d’analyse des marginalistes mais critique leur prétention à faire science. À propos des cours de Bohm-Bawerk il écrivit : « De ces séances, j’ai emporté l’impression que c’était là un jeu de l’esprit (d’ailleurs assez intéressant) plutôt qu’un travail de science » (Lettre de Maurice Halbwachs citée dans Antonin Durand : « Le voyage de Maurice Halbwachs à Berlin et Vienne en 1910-1911 » – Genèse n° 110 – 2018)
Il sera également très tôt intéressé par le travail de Keynes (il est le deuxième commentateur en France de « La théorie générale » de Keynes) dont il perçoit la nouveauté et l’originalité. Cependant, il lui reproche de ne pas avoir suffisamment interrogé les statistiques qu’il utilise et d’en rester essentiellement à une méthode « dialectique et abstraite ». Pour lui « Les notions et hypothèses de Keynes n’ont qu’une précision toute formelle. On ne voit pas à quelle réalité observable elles s’appliquent ou pourraient s’appliquer ». Il n’est donc pas envisageable de faire le pont entre Keynes et la sociologie économique selon Halbwachs.
Sa démarche trouve sa place entre les deux écoles historique et marginaliste, démarche qu’il tente d’imposer dans les facultés de Droit ; mais il n’y parvint pas, notamment à cause de l’opposition des économistes qui n’auraient pas apprécié sa dénonciation du caractère tautologique de la loi de l’offre et de la demande qu’il avait faite dans sa thèse « Les expropriations et le prix des terrains à Paris (1860-1900) ».

Pourquoi cet oubli ?

Nous avons donc choisi de rappeler l’existence d’une des figures marquantes de la sociologie de l’entre deux guerres parce que nous avons découvert que celui-ci avait enseigné pendant quatre ans dans le lycée qui vous reçoit. Mais cela nous ne l’avons découvert que cette année. Apparemment, personne ne s’en rappelait. Pourtant on a vu passer d’autres célébrités : le plus célébré étant Léopold Sedar Senghor qui a enseigné de 1936 à 1937 (deux ans seulement) et a laissé son nom à un amphithéâtre. Mais on peut citer également Honoré de Balzac, le philosophe Gilbert Simondon (qui a une salle à son nom), le poète Yves Bonnefoy ou l’acteur Jacques Villeret (nous nous limitons aux personnes décédées mais on pourrait ajouter le passage de l’économiste Thomas Piketty et du cinéaste Patrice Leconte en tant qu’élèves). Tous ceux-ci ont laissé des traces formelles soit parce qu’ils ont donné leur nom à des salles soit parce que des colloques leur ont été consacrés mais, à notre connaissance, il n’y a rien eu de tel pour Halbwachs., pourtant professeur au collège France et surtout théoricien des « cadres sociaux de la mémoire » (cruelle ironie !)
Une des explications possibles est son inscription disciplinaire. Chaque forme sociale a sa logique (on en revient à la morphologie sociale) et la logique interne à l’Education Nationale est bien connue. La noblesse disciplinaire a originellement touché les lettres (notamment classiques) et la philosophie avant de passer le flambeau aux sciences, maths / physique-chimie, (la filière scientifique ayant été créée en 1902). L’Histoire-Géographie a toute légitimité et les SVT sont quelque peu écrasées dans l’ensemble scientifique (comme le disait une collègue de SVT en 2020 : « Nous sommes en pleine pandémie mondiale mais les SVT restent une matière mineure »). L’Économie, la Sociologie, la Sociologie Économique n’ont véritablement trouvé leur autonomie qu’avec la création des SES en 1967 (auparavant elles étaient timidement prises en charge par l’histoire – géographie et par la philosophie).
Mais il y a aussi des logiques propres aux établissements : le lycée Descartes, vieux lycée créé en 1807, a tardé à implanter une filière B (ancienne filière ES) et ne l’a fait qu’en 1981 soit près de 15 ans après sa création. Ce n’était sans doute pas un cadre très porteur pour la mémoire d’un sociologue-économiste.

La naissance des Sciences Économiques et Sociales

J’ai écrit au début de ce papier qu’il y avait deux raisons d’évoquer la personne de Maurice Halbwachs. La première c’est qu’il s’agit d’une figure importante et un peu trop oubliée de la sociologie qui a enseigné quelques années dans le lycée qui vous accueille. Mais la deuxième raison ? La deuxième raison apparut au cours de l’écriture de ce papier.
Parmi les chercheurs influencés par Maurice Halbwachs il y eut un géographe universitaire dont je ne donne (provisoirement) pas le nom. Ses propos suivants suffisent à montrer l’influence qu’Halbwachs a pu avoir sur lui (NB : je ne source pas les citations pour rester dans la logique de la devinette): « Mon destin (bon ou mauvais) intellectuel s’est joué à partir de quatre noms : Lucien Febvre, Ernest Labrousse, Maurice Halbwachs et le collectif de l’Écologie urbaine de Chicago ». « En réalité, dans le cadre de ma thèse sur Marseille, j’ai essayé de faire une synthèse entre les méthodes de Labrousse et les siennes (Halbwachs) ». « Personnellement, j’ai puisé chez les hommes comme Maurice Halbwachs le véritable « enracinement » scientifique du travail sur la ville »
Parlant d’Halbwachs il déclara :
« (…) dès le départ, je me suis senti à la fois beaucoup d’affinités intellectuelles avec lui, d’empathie même, tout en ayant envie d’apprécier les limites de ses thèses. Il conviendrait mieux de dire que j’en suis un écho – un écho tardif et longtemps assez solitaire – et l’essai d’un défi. »
On se doute qu’il a voulu, dans sa pratique de chercheur, continuer le ou les chemin(s) emprunté(s) par Halbwachs et ce chemin a été marqué par son goût pour la pluridisciplinarité, goût qu’il explique par l’ambiance générale dans laquelle il a baigné : « Je me suis développé intellectuellement dans une atmosphère où les sciences sociales semblaient devoir jouer le rôle principal», « j’ai toujours ressenti le besoin de ne pas diviser les différentes sciences sociales ». Cela l’amène à être un chercheur qui pourrait paraitre improbable aujourd’hui : « Tout cela me conduisait à me sentir un peu de toutes les disciplines de sciences sociales ». Perspective qu’il reconduit lors de ses études à l’École Normale Supérieure : « (…) à l’École normale, des échantillons de toutes les disciplines se mélangent dans une promotion, et échangent volontiers. Nous avions formé un petit groupe dans lequel on disait: “S’il y avait une agrégation de sciences sociales du supérieur, ça serait bien ! “ On avait même composé le jury ! »
Il y a maintenant suffisamment d’indices pour deviner quel est ce « mystérieux » personnage : Marcel Roncayolo (1926-2018), fondateur des Sciences Économiques et Sociales. Voici comment il explique la création de notre discipline lors d’un entretien avec Igor Martinache : « il se trouve que j’étais dans la promotion de 1946 de l’École normale, et en 1966 on célèbre le 20e anniversaire de notre entrée à l’École normale. Et je me trouvais assis à table à discuter à côté de Jean Knapp, qui était un philosophe de ma promotion. […] Jean Knapp était au cabinet du ministre de l’Éducation nationale Christian Fouchet.» (…) « Il y a eu le célèbre colloque de Caen, qui justement posait le problème du rapport entre les disciplines académiques, (…). Et donc, j’en parle à Jean Knapp, qui me dit: « Ah mais vraiment, ça m’intéresse, parce qu’on est en train de créer un baccalauréat intermédiaire, (…) Alors il faudrait trouver un contenu. » Il me dit « chercher du côté de l’économie, de la sociologie, etc., on pourrait faire quelque chose du côté des sciences sociales ». Je lui ai exposé le type de relations que je voyais entre ces disciplines et il me dit: « Ça me dit tout à fait. » Il m’a fait convoquer par Fouchet, qui m’a ensuite chargé de créer une commission pour rédiger le programme et la définition de cette nouvelle discipline, puis de la mettre en œuvre. (…) J’ai alors commencé à constituer cette commission, il y avait des doyens tel que cet économiste, qui venait d’être nommé recteur à Lyon. Il y avait un juriste qui était le grand patron du droit à l’époque… J’avais inclus Alain Touraine, et on avait sollicité le très en vue directeur de la Prévision au ministère des Finances, Jean Saint-Geours. Celui-ci avait délégué son adjoint pour faire partie de la commission, c’est-à-dire Michel Rocard(…) J’avais demandé à mon ami Guy Palmade, très au courant de ces problèmes-là, qui avait travaillé sur l’école d’économie libérale de la fin du XIXe siècle, de nous rejoindre. Il y avait aussi quelqu’un qui était devenu caïman d’économie, à l’École normale, Jean Ibanès, qui est devenu ensuite député et est mort jeune… Donc on a dû également organiser la formation des professeurs, parce qu’il y avait eu des expérimentations, mais il n’y avait pas de programme. Ces enseignants venaient tantôt de l’histoire-géographie, tantôt de l’enseignement de techniques de l’économie et de la gestion, un double personnel, qui se regardait en chiens de faïence, mais on a organisé quand même des stages de formation, les Rencontres de Sèvres, qui ont à mon avis beaucoup apporté, y compris pour les relations de ces deux courants». Par la suite il a participé à la création de la filière de classes préparatoires dite « Lettres-Sciences » (aujourd’hui BL) et ses objectifs n’étaient pas professionnels mais bien de Culture Générale : «La formule qui revenait souvent dans la commission était: il faut les (les élèves) rendre capables de lire Le Monde. C’était un peu la ligne. »
La voie pour construire une nouvelle discipline était étroite et ça ne se fit pas sans mal. Deux de ses réflexions parlent encore aujourd’hui lorsqu’il dit que les principales oppositions venaient des économistes : « Parce que les économistes venaient de prendre leur indépendance par rapport aux juristes dans les facultés de droit, alors que jusque-là ils étaient très enveloppés et dominés par ces derniers. Vraiment, les économistes étaient d’étroits spécialistes, si j’ose dire, dans un ensemble qui fonctionnait vraiment sur des principes très différents ». Et il anticipe déjà sur nos relations avec l’Histoire-Géographie : « Pour moi et pour les autres membres de la commission, il n’était pas envisageable d’accéder aux sciences sociales sans une dimension historique, mais il ne fallait pas non plus que cela double l’enseignement de l’histoire. Je dirais volontiers que si l’histoire-géographie avait pu se renouveler entièrement, elle aurait pu remplacer cet enseignement. Mais comme l’histoire et la géographie restaient dans leur canon très traditionnel, cela nous permettait de faire autre chose »

Le cloisonnement des disciplines ce n’est pas des Sciences Économiques et Sociales !

En reprenant les apports de Marcel Roncayolo et de Maurice Halbwachs (auxquels il faudrait logiquement ajouter ceux de François Simiand), on a de quoi remettre en cause le pilier des nouveaux programmes de SES à savoir le cloisonnement des disciplines. Un des arguments avancés par les partisans du cloisonnement disciplinaire est que la perspective de l’entrée par objet n’a pas de fondement théorique. Ce retour sur Maurice Halbwachs montre bien l’inverse et, bien au contraire, ses propos sur ce qu’on appelle aujourd’hui « l’économie mainstream » permet de se poser des questions sur la « scientificité » du programme actuel de SES.
Certains ont opté pour un autre angle d’attaque en prétendant que dès leur origine les SES avaient adopté le « cloisonnement disciplinaire ». C’est le cas notamment de Marc Montoussé, inspecteur général de SES et doyen de l’inspection durant quelques années qui défendit cette idée dans un article paru dans le dernier numéro « d’Idées Économiques et Sociales » de 2019 intitulé « 50 ans de SES » (on peut le trouver en ligne : https://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2019-1.htm). A l’époque j’avais écrit une réponse montrant que l’entrée par objet et le « décloisonnement disciplinaire » existaient également dès l’origine, renvoyant donc les deux approches dos à dos.
(https://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/pages/articles/pedagogie/pour-une-autre-histoire-des-s-e-s.html).
Aujourd’hui la mise en évidence du poids de Maurice Halbwachs dans la genèse de notre enseignement permet de dire que l’article de Montoussé constitue au minimum une réécriture de l’Histoire. Un manquement qui semble déjà grave et qui est renforcé par un effacement : l’article de Montoussé n’est plus accessible sur le site de la revue Idées Économiques et Sociales comme le montre la capture d’écran ci-dessous.

L’article de Montoussé se situe normalement entre les pages 59 et 68 de la revue. J’ignore les raisons de cette absence. Il serait bon que l’auteur ou les éditeurs nous en apportent une explication plausible.
En vérité on peut retrouver l’article à cette adresse mais qui pourrait la retrouver à partir du site de la revue ? https://cdn.reseau-canope.fr/archivage/valid/contenus-associes-temoignage-marc-montousse-N-21517-36461.pdf 


EXTRAITS DE TEXTES

Statistiques et méthodes

« Nous ne croyons pas que la répartition des dépenses résulte mécaniquement de la grandeur de la famille et de la grandeur du revenu. S’il y a (comme nous le pensons) des représentations sociales de certains types de vie […], il faut s’attendre à ce que des familles de composition très variable, et de revenu très variable aussi, répartissent ou tendent à répartir leurs dépenses de la même façon » (Maurice Halbwachs : « La classe ouvrière et les niveaux de vie – Recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines » – 1913)

« il ne faut demander à une expression statistique que ce qu’elle peut nous donner, que ce que veulent atteindre ceux qui la calculent. L’indice du coût de la vie nous apprend quelle influence exercent, sur un genre de vie supposé identique, les variations des prix de détail. Il ne prétend point nous révéler les variations de genre de vie lui-même […]. Il se peut que, d’une période à l’autre, la répartition des dépenses change plus qu’on ne croit. L’indice du prix de la vie ne prétend pas nous apprendre comment varient les besoins, puisqu’il suppose qu’ils ne varient pas »

(Maurice Halbwachs : « L’évolution des besoins dans les classes ouvrières » – 1933)

« il n’y a d’ensembles réels que les groupes sociaux, précisément parce qu’ils sont constitués par des éléments différents. Tous les autres ensembles sont des collections. Les espèces humaines sont des collections d’organismes, les organes et tissus sont des collections de cellules, et l’organisme lui-même n’est qu’un individu. Les groupes sociaux sont plus encore, et autre chose ». (…) « il ne suffit pas de compter un grand nombre d’unités ou de cas pour obtenir une statistique. Un calcul de ce genre n’offre en effet d’intérêt pour le savant que s’il s’applique à quelque ensemble, à quelque groupe ayant une certaine consistance, ou soupçonné d’avoir une certaine consistance, en tant qu’ensemble, en tant que groupe ». (…) : « si notre âge est en quelque sorte imposé par la société, il ne s’ensuit pas que les hommes ou les femmes d’un âge donné […] constituent un groupe social défini. […] Bien qu’on ait proposé de former, par exemple, le parti des hommes de 40 ans, s’il y a des intérêts et préoccupations communs aux jeunes gens, aux adultes, aux gens plus âgés, il s’agit en réalité de groupes dont les membres ont des âges assez divers, et qui s’espacent sur un plus large intervalle » .(…) Il ne faut pas s’imaginer qu’on a expliqué la réalité quand on lui a substitué une formule ou une figure avec laquelle elle cadre à peu près. On risque alors de superposer aux groupes réels des groupes fictifs qui ne paraissent pas correspondre aux premiers que parce qu’ils ne sont que ces premiers en effet, mais privés d’une grande partie de leur contenu » (…) la création de populations fictives par des procédés statistiques n’a pas de sens sociologique : « tout se passe comme si, pour étudier les caractères démographiques d’un pays, il fallait partir d’une population qui n’est celle d’aucun pays, comme si l’on avait à faire à des hommes qui ne naissent, ne se marient, ne meurent dans aucune région définie de quelque manière, quant aux coutumes familiales, religieuses, juridiques, économiques »

(Maurice Halbwachs : « La statistique en sociologie » – PUF- 1935)

« Est-ce bien vraiment l’idéal de la recherche statistique que de ramener les faits économiques et sociaux, leurs mouvements et leurs variations, à telle ou telle courbe avec laquelle les mathématiciens sont familiers ? ».(…) « Je lis toujours avec beaucoup de considération pour les savants qui en sont les auteurs, les articles de statistique mathématique qui paraissent dans des revues telles que Metron et Econometrica. Dois-je avouer que je suis toujours un peu étonné d’y voir si rarement affleurer la réalité positive, et de l’indifférence qu’on paraît y témoigner d’ordinaire aux faits purs et simples, aux faits dans leur ampleur et leur détail, et dans leur extrême variété ? » (…) «j’ai lu Cournot, j’ai lu Walras, j’ai lu Pareto, et je dois dire qu’ils ne m’ont pas appris grand-chose »

(Maurice Halbwachs : « La statistique en sociologie » – PUF- 1935)

L’École de Chicago

S’il existe, à l’Université de Chicago, une école de sociologie originale, cela n’est pas sans rapport avec le fait que ces observateurs n’ont pas à chercher bien loin un sujet d’étude. Sous leurs yeux se déroulent de décade en décade, et presque d’année en année, de nouvelles phases d’une évolution urbaine sans exemple. Qu’on s’attache à un quartier, ou simplement à un bloc de maisons, ou qu’on embrasse toute l’étendue de cette grande ville, les problèmes se multiplient : changement ou maintien du type ethnique et des habitudes de vie, chez des hommes de races européennes transplantés dans le milieu américain ; juxtaposition, mélange, interrelations entre immigrants de nationalité différente, établis là depuis plus ou moins longtemps ; fusion de ces éléments dans la masse indigène avec des transitions apparentes dans la façon dont se distinguent des quartiers d’immigrants de première, deuxième, troisième génération ; invasions ouvrières couvrant des régions urbaines où s’élevaient jusque-là des maisons petites, mais confortables, habitées par une population aisée, et, d’autre part, invasion de nègres*, chassant les Blancs de rues entières ; dans une agglomération aussi vaste, différenciations multiples, suivant la race, la nationalité, la profession, le niveau social, suivant aussi le genre de vie, les caractéristiques morales, si bien que les milieux les plus divers se juxtaposent et s’affrontent quelquefois sans transition ; relations entre la Métropole et les villes et villages du Middlewest, d’où arrivent et où retournent chaque année des milliers de travailleurs, généralement non mariés, homeless men, qui vivent quatre, cinq, six mois dans des rues où les maisons meublées se succèdent en lignes indéfinies et monotones ; groupes désintégrés, groupes en formation, vie collective dispersée, concentrée suspendue et ralentie, haletante et heurtée, si bien que les caractéristiques les plus anormales apparaissent là en pleine clarté : criminalité juvénile, vagabondage, ou sous des formes qu’on ne trouve pas ailleurs : campements d’ouvriers de passage, momentanément sans travail, dans les terrains vagues aux environs des voies de chemins de fer, petites sociétés éphémères, avec une discipline stricte, où semble survivre l’esprit des pionniers de la prairie ; gangs, groupes indéfinissables et presque insaisissables, qui répondent, chez des êtres un peu désaxés et perdus, au besoin puissant de s’associer, avec les buts les plus divers, depuis les sociétés de jeu des enfants jusqu’aux bandes criminelles qui se disputent, à coups de revolver et de mitrailleuses, le monopole de la contrebande et, comme on dit là-bas, du vice.

(* L’usage du terme en 1930 n’avait pas la dimension péjorative actuelle)

(Maurice Halbwachs : « Chicago, expérience ethnique » – Annales d’histoire économique et sociale n° 13 – 1932)

Rien, assurément, ne remplace le contact direct avec la vie des groupes. L’école sociologique de Chicago et les résidents des settlements ont fait un remarquable effort en vue de décrire les principaux aspects de cette ville où tant d’éléments de toutes nationalités et de toutes classes fermentent ensemble, où il se produit tant de combinaisons et réactions de chimie sociale qu’on ne peut observer que là. D’autres enquêtes sont en préparation : l’une, par Ernest R. Mower, sur la désorganisation de la famille à Chicago ; une autre, de Walter С Reckless : Histoire naturelle des aires de démoralisation (vice areas) à Chicago. Il importait de donner une idée de ces travaux, intéressants surtout, on a pu le voir, en ce qu’ils s’attachent à des cas particuliers. — Mais nous disposons, d’autre part, de données statistiques qui permettent peut-être de poser d’autres problèmes, par exemple d’examiner dans quelles conditions se poursuit l’assimilation de ces groupes d’immigrants, dans quelle mesure ils paraissent aptes à se fondre avec les Américains, et quelle est l’attitude variable de chacun d’eux à cet égard. Nous voudrions indiquer ce que les données numériques nous apprennent sur ce point. Ce serait en même temps le meilleur moyen de pénétrer un peu plus avant dans la structure sociale de cette ville.

(Maurice Halbwachs : « Chicago, expérience ethnique » – Annales d’histoire économique et sociale n° 13 – 1932)

(…) Si l’on rangeait les étrangers à Chicago suivant la grandeur croissante de leurs salaires, ils se disposeraient à peu près suivant l’ordre qui nous a paru être celui de la rapidité de leur assimilation : les nègres tout au bas de l’échelle, puis les Italiens, ceux du Nord nettement au-dessus de ceux du Sud, les Polonais au niveau des Italiens du Nord, nettement au-dessus les Juifs russes, puis les Irlandais, et un peu plus haut les Allemands. Les Juifs forment une catégorie à part, et le facteur proprement ethnique joue là, certainement, un rôle propre (Une Américaine me disait qu’un Américain ne peut se marier avec une négresse, ni une Américaine avec un nègre, parce que cela reviendrait à épouser sa cuisinière ou son chauffeur. Ц n’est en pas de même des unions avec des hommes ou des femmes qui ont du sang indien : « Ceux-là n’ont jamais été esclaves.») : mais on observerait le même phénomène dans beaucoup de grandes villes d’Europe. D’une manière générale, ces groupes paraissent s’assimiler d’autant plus vite que leur niveau de vie est plus élevé. Ainsi c’est à peu près le même problème qui s’est posé à Chicago (considéré comme type des grandes agglomérations américaines) et dans plus d’une grande ville moderne européenne : adapter l’une à l’autre deux communautés très différentes, et sans rapports intimes; coordonner deux structures qui répondent à des nécessités distinctes et presque opposées, un établissement urbain qui est comme un organisme, un ensemble d’établissements industriels et la population ouvrière qui s’y rattache.(…)

(Maurice Halbwachs : « Chicago, expérience ethnique » – Annales d’histoire économique et sociale n° 13 – 1932)

Le suicide

Est-il vrai, cependant, que, comme le dit Durkheim, « ces faits ne comportent qu’une explication, c’est que les grandes commotions sociales, comme les grandes guerres populaires, avivent les senti­ments collectifs, stimulent l’esprit de parti comme le patriotisme, la foi politique comme la foi nationale, et, concentrant toutes les activités vers un même but, détermi­nent, au moins pour un temps, une intégration plus forte de la société » ? Mais une guerre ne surexcite pas seulement les passions nationales. Elle transforme profondé­ment la société, ralentit ou paralyse quelques-unes de ses fonctions, en crée ou en développe d’autres. Surtout, elle simplifie la structure du corps social, elle réduit extrêmement, comme dirait Spencer, la différenciation de ses parties. Si les suicides sont moins nombreux, n’est-ce pas, pour une part au moins, parce que, dans un train de vie plus uni, dans un milieu social plus uniforme, il y a moins de heurts et de frotte­ments entre individus, c’est-à-dire moins d’occasions de mécontentement et de déses­poir ? (…)

Concluons que si les suicides diminuent durant de telles périodes, on peut l’expliquer de plusieurs façons, puisqu’en même temps que les passions nationales ou de parti sont plus vives et plus étendues, la vie de la société se simplifie, et qu’elle présente moins d’occasions de conflits et de déséquilibre.(…)

A priori on peut admettre que des événements tels que les revers de fortune, les ennuis et déceptions de carrière, et même ces états qu’on groupe sous la rubrique : ennui ou dégoût de l’existence, se produisent plus fréquemment dans une société plus complexe, où les situations individuelles changent plus souvent et plus vite, où le rythme de la vie est plus rapide, où il y a plus de risques pour les individus de se trouver désadaptés par rapport à leur milieu. Sans doute, on ne s’en aperçoit pas d’abord, lorsqu’on considère isolément chaque cas particulier. Mais, pris d’ensemble, ces faits qu’on appelle les occasions ou les motifs des suicides ne sont qu’un aspect et qu’un effet de la structure et du genre de vie du groupe. Ainsi, les suicides s’expliquent toujours par des causes sociales. Mais celles-ci se présentent tantôt comme des forces collectives proprement dites, telles que les coutumes familiales et religieuses ou les grands courants politiques et nationaux, et tantôt sous la forme de motifs individuels, plus ou moins nombreux et répartis de façon différente suivant que la société est elle- même plus ou moins complexe.

(Maurice Halbwachs : « Les causes du suicide » – 1930)

Mémoire sociale

Mais si nous examinions d’un peu plus près de quelle façon nous nous souvenons, nous reconnaîtrions que, très certainement, le plus grand nombre de nos souvenirs nous reviennent lorsque nos parents, nos amis, ou d’autres hommes nous les rappellent. On est assez étonné lorsqu’on lit les traités de psychologie où il est traité de la mémoire, que l’homme y soit considéré comme un être isolé. Il semble que, pour comprendre nos opérations mentales, il soit nécessaire de s’en tenir à l’individu, et de sectionner d’abord tous les liens qui le rattachent à la société, de ses semblables. Cependant c’est dans la société que, normalement, l’hom­me acquiert ses souvenirs, qu’il se les rappelle, et, comme on dit, qu’il les reconnaît et les localise. Comptons, dans une journée, le nombre de souvenirs que nous avons évoqués à l’occasion de nos rapports directs et indirects avec d’autres hommes. Nous verrons que, le plus souvent, nous ne faisons appel à notre mémoire que pour répon­dre à des questions que les autres nous posent, ou que nous supposons qu’ils pour­raient nous poser, et que d’ailleurs, pour y répondre, nous nous plaçons à leur point de vue, et nous nous envisageons comme faisant partie du même groupe ou des mêmes groupes qu’eux. Mais pourquoi ce qui est vrai d’un grand nombre de nos souvenirs ne le serait-il pas de tous ? Le plus souvent, si je me souviens, c’est que les autres m’incitent à me souvenir, que leur mémoire vient au secours de la mienne, que la mienne s’appuie sur la leur. Dans ces cas au moins, le rappel des souvenirs n’a rien de mystérieux. (…) C’est en ce sens qu’il existerait une mémoire collective et des cadres sociaux de la mémoire, et c’est dans la mesure où notre pensée individuelle se replace dans ces cadres et participe à cette mémoire qu’elle serait capable de se souvenir (…)

(Maurice Halbwachs : « Les cadres sociaux de la mémoire» – 1925)

Il n’y a donc pas de perception sans souvenir. Mais inversement, il n’y a pas alors de souvenir, qui puisse être dit purement intérieur, c’est-à-dire qui ne puisse se conserver que dans la mémoire individuelle. En effet, du moment qu’un souvenir reproduit une perception collective, lui-même ne peut être que collectif, et il serait impossible à l’individu de se représenter à nouveau, réduit à ses seules forces, ce qu’il n’a pu se représenter une première fois qu’en s’appuyant sur la pensée de son groupe. Si le souvenir se conservait sous forme individuelle dans la mémoire, si l’individu ne pouvait se souvenir qu’en oubliant la société de ses semblables, et en allant, tout seul, allégé de toutes les idées qu’il doit aux autres, au devant de ses états passés, il se confondrait avec eux, c’est-à-dire qu’il aurait l’illusion de les revivre

(Maurice Halbwachs : « Les cadres sociaux de la mémoire» – 1925)

L’individu évoque ses souvenirs en s’aidant des cadres de la mémoire sociale. En d’autres termes les divers groupes en lesquels se décompose la société sont capables à chaque instant de reconstruire leur passé. Mais, nous l’avons vu, le plus souvent, en même temps qu’ils le reconstruisent, ils le déforment. Certes, il y a bien des faits, bien des détails de certains faits, que l’individu oublierait, si les autres n’en gardaient point le souvenir pour lui. Mais, d’autre part la société ne peut vivre que si, entre les indi­vidus et les groupes qui la composent, il existe une suffisante unité de vues. La mul­tiplicité des groupes humains et leur diversité résultent d’un accroissement des besoins aussi bien que des facultés intellectuelles et organisatrices de la société. Elle s’accommode de ces conditions, comme elle doit s’accommoder de la durée limitée de la vie individuelle. Il n’en est pas moins vrai que la nécessité où sont les hommes de s’enfermer dans des groupes limités, famille, groupe religieux, classe sociale (pour ne parler que de ceux-ci), bien que moins inéluctable et moins fatale que la nécessité d’être enfermé dans une durée de vie déterminée, s’oppose au besoin social d’unité, au même titre que celle-ci au besoin social de continuité. C’est pourquoi la société tend à écarter de sa mémoire tout ce qui pourrait séparer les individus, éloigner les groupes les uns des autres, et qu’à chaque époque elle remanie ses souvenirs de manière à les mettre en accord avec les conditions variables de son équilibre.

(Maurice Halbwachs : « Les cadres sociaux de la mémoire» – 1925)

Si les idées d’aujourd’hui sont capables de s’opposer aux souvenirs, et de l’emporter sur eux au point de les transformer, c’est qu’elles correspondent à une expérience collective, sinon aussi ancienne, du moins beaucoup plus large, c’est qu’elles sont communes non seulement (comme les tradi­tions) aux membres du groupe considéré, mais aux membres d’autres groupes contemporains. La raison s’oppose à la tradition comme une société plus étendue à une société plus étroite. Au reste les idées actuelles ne sont vraiment nouvelles que pour les membres du groupe où elles pénètrent. Partout où elles ne se heurtaient pas aux mêmes traditions qu’en celui-ci, elles ont pu se développer librement et prendre elles-mêmes forme de traditions. Ce que le groupe oppose à son passé, ce n’est pas son présent, c’est le passé (plus récent peut-être, mais il n’importe) d’autres groupes auxquels il tend à s’identifier.

(Maurice Halbwachs : « Les cadres sociaux de la mémoire» – 1925)

ÉCONOMIE ET SOCIOLOGIE ÉCONOMIQUE

J’ai suivi régulièrement, c’est-à-dire deux fois par semaine, le cours du professeur Schmoller, plus irrégulièrement ceux des professeurs Wagner, Sering, Breysig et Bernhardt. Les trois premiers, qui représentent depuis très longtemps à l’Université le socialisme de la chaire, exercent toujours une grande influence sur les étudiants économistes. Chacun a, d’ailleurs, sa méthode et ses tendances scientifiques propres. M. Schmoller fait entrer toujours dans ses leçons beaucoup de considérations de philosophie et, surtout, une abondante matière historique. Il ne croit pas que l’économie politique se doive enseigner de façon abstraite, en partant de principes a priori ; il s’efforce de rapprocher de l’économie politique (jusqu’à les y confondre quelquefois) les autres disciplines sociologiques: psychologie sociale, anthropologie, ethnologie, science des religions, droit privé et public, philologie comparée, histoire générale (…) . La manière de M. Adolf Wagner est plus sèche, plus austère : il cite un grand nombre de statistiques, et ne s’intéresse guère qu’aux faits sociaux qui peuvent être soumis à la mesure. Il a une idée très haute de l’État, de ses devoirs, de sa fonction. (…). En somme j’ai été frappé de la part qui est faite, dans tous les cours, à des considérations philosophiques qui ne se rattachent pas toujours étroitement au sujet étudié. (…) L’objet de mon séjour à Vienne devait être principalement d’étudier les théories de l’école dite autrichienne (ou psychologique), qui ont eu une belle fortune, en même temps que l’organisation de l’enseignement économique dans cette université. (…) Quant à M. von Böhm-Bawerk, c’est un des penseurs les plus profonds que j’aie rencontrés au cours de mon séjour à l’étranger. Il a été à trois reprises ministre des finances, et c’est pourtant lui qui, avec les Viennois Carl Menger et von Wieser, a le plus contribué à créer et développer cette économie politique abstraite qui a trouvé des représentants dans tous les pays (en France avec Walras, en Angleterre avec Stanley Jevons, en Italie avec Vilfredo Pareto, en Amérique avec Marshall), et qui s’oppose si nettement à la sociologie économique inductive (…) Quant à M. von Böhm-Bawerk, il exprimait avec lenteur des idées toujours originales et pénétrantes mais singulièrement théoriques. Il n’arrivait d’ailleurs jamais qu’on fît la moindre allusion aux faits économiques et sociaux contemporains. Tout se passait le plus souvent dans les conditions hypothétiques d’un marché unique, de vendeurs et d’acheteurs en très petits nombre, etc. De ces séances, j’ai emporté l’impression que c’était là un jeu de l’esprit (d’ailleurs assez intéressant) plutôt qu’un travail de science.(…) J’avais déjà pu me faire une idée, par la littérature économique, des deux tendances qui se partagent en ce moment les faveurs des économistes, professeurs ou étudiants, dans les pays de langue allemande, et, tout en reconnaissant les services incontestables que l’école historique surtout, mais aussi l’école abstraite ont rendu à cette science, j’apercevais toutes les objections qu’on pouvait leur adresser, et je restais attaché à une méthode qu’on pourrait appeler positive, parce qu’elle nous conduit à (barré : reste / se préoccupe avant tout de) recueillir des faits (à la différence de la méthode des Autrichiens), mais non pour la satisfaction de les accumuler, avant tout pour en dégager des propositions générales et explicatives (à la différence de la méthode historique de M. Schmoller). (…). Or il m’a paru d’abord, à bien des signes, que l’école historique perdait du terrain : ses représentants ne se renouvellent pas, et, maintenant qu’ils occupent les premières chaires, dirigent les principales revues, ont la haute main sur les séminaires, toutes les faiblesses et les influences de leur méthode se révèlent : c’est un enseignement trop souvent fastidieux, trop encombré à la fois et trop élémentaire, qui ne peut satisfaire à aucun degré un esprit positif. Quant aux professeurs qui sortent de ces voies toutes tracées, ce sont ou bien des individualités brillantes, ou bien les représentants de nouvelles tendances gouvernementales: aucun d’eux ne s’inspire d’une méthode originale [barré : nouvelle], et ne paraît capable de réorganiser sur de nouvelles bases l’enseignement économique. D’autre part, en Autriche, il m’a semblé que le représentant sans doute le plus éminent de l’école abstraite éprouvait de moins en moins le besoin d’expliquer les faits, et consacrait tous ses efforts à des discussions, subtiles, mais d’un intérêt purement spéculatif, sur les principes et les axiomes d’une théorie dont on ne voit point l’utilité. Sauf une dizaine d’étudiants apparemment conquis à ces idées, le plus grand nombre en est vite rebuté, et se doit contenter de cours très élémentaires d’histoire et de législation économique faits à côté

(Lettre de M .Halbwachs – citée dans Antonin Durand Le voyage de Maurice Halbwachs à Berlin et Vienne en 1910-1911 » – Genèses n°110 – 2018)

Au sociologue qui se propose d’expliquer les faits sociaux, deux directions se présentent. Mais il se trouve que ni l’une, ni l’autre, ne le conduit au but. Sensible surtout, comme John Stuart Mill, à la complexité de ces faits, il essaiera de les reconstruire, en les déduisant à partir des propriétés générales de l’être humain : méthode abstraite, qui ne rejoindra jamais la réalité : nous reviendrons sur cette méthode, que Simiand a longuement critiquée. Préoccupé avant tout de ne pas perdre contact avec les faits, il les envisagera, comme l’historien, sous leur forme concrète : comment alors en tirer quelque propo­sition générale ? C’est pourquoi M. Seignobos ne croit pas qu’il soit possible d’introduire en histoire des méthodes d’explication telles qu’on en trouve dans les sciences de la nature. S’il en était ainsi, il faudrait renoncer à toute expli­cation inductive des faits sociaux(…) Simiand n’a pas cessé de mettre les sociologues et les économistes en garde contre la méthode conceptuelle ou abstraite (dont l’économie pure et mathématique, en économie politique particulièrement, n’est qu’une application). C’est, peut-on dire, le leit-motiv de toute sa méthodologie 1. (…) Mais la science ne peut s’en tenir à constater les faits elle doit les expli­quer. Simiand évite de parler de lois, mais il se propose bien de rechercher les causes de l’évolution, et, par là, il entend non pas des principes métaphy­siques, mais ce qui rend raison des phénomènes et de leur enchaînement. En ce sens on peut bien dire que l’empirisme intégral a, chez lui, comme contrepartie, un véritable rationalisme. Bien plus, il est rationaliste dans la mesure même où il est empiriste ; car, s’il n’y a que des faits, il faut bien que, par eux-mêmes, ils constituent et ils expriment une sorte de raison latente, qui apparaît lorsqu’on les regroupe suivant leurs relations naturelles. (…) Considérons, en premier lieu, le problème essentiel que se posent les théoriciens de l’économie mathématique, mais aussi de ce qu’on appelle l’écono­mie pure ou abstraite, qui sont d’ailleurs dans la tradition de l’école classique. Toutes ces constructions tournent autour d’une théorie de l’équilibre. On se propose essentiellement de déterminer les conditions d’équilibre d’un marché idéalement défini, ou encore, d’une économie statique ou stationnaire. Si elles ne sont pas réalisées, c’est, pense-t-on, que temporairement, et par l’effet de circonstances accidentelles, l’économie ou le marché s’écarte de cette position d’équilibre, qui serait seule conforme à la nature véritable de toute société économique. Mais, demande Simiand, « à quoi nous sert cette théorie, même supposée parfaite, si c’est un perpétuel déséquilibre, ou une succession de déséquilibres, qui nous paraît être l’essence de la vie économique réelle, et s’il apparaît rationnel et normal qu’il en soit ainsi 2 » ? On pourrait, dirons-nous à notre tour, s’étonner et s’inquiéter de ce que les organismes passent alternati­ve­ment par un état d’insuffisance vitale apparente, de manque, de désir, d’appétit, qui s’accompagne d’un sentiment de malaise, et, ensuite, par un état de surabondance vitale apparente (après qu’ils se sont alimentés), dépassant ce qui est nécessaire pour le présent, se constituant des réserves pour l’avenir, qui s’accompagne d’un sentiment de saturation, et considérer que l’état normal, c’est l’état d’équilibre : absence de défaut, absence d’excédent. Mais comment appellerions-nous un tel état, s’il se prolongeait indéfiniment ? Ce serait la mort. La mort ne peut expliquer la vie, qui se déroule et s’entretient et pro­gresse par l’alternance même de ce que l’on appelle des déséquilibres. Il en est de même de la vie économique. Une étude, non plus statique, mais dynamique, prolongée dans le temps, qui suit les sociétés de façon continue dans toutes les parties successives de leur évolution, révèle en effet qu’elles passent par des phases alternatives de resserrement et d’expansion, de dépression, si l’on veut, et de prospérité, phases de longue durée, d’ailleurs, et qui s’étendent chacune sur plusieurs décades. Le problème, alors, c’est de comprendre les raisons d’une telle alternance. Mais il est résolu, dès que, par une constatation de ce qui se passe, par une analyse expérimentale des fac­teurs et de leur action, on aperçoit que ces phases ne sont pas simplement l’inverse l’une de l’autre, comme les mouvements alternatifs d’un balancier autour d’une position d’équilibre, ou comme l’action négative de la soustrac­tion qui annule l’action positive de l’addition, mais qu’il se crée quelque chose de nouveau de l’une à l’autre, que l’une est d’ailleurs la condition de l’autre, et que cette alternance même est la condition d’un progrès économique continu 3. Ainsi, ce n’est pas hors de la série des faits, dans un modèle idéal qui n’est, proprement, jamais réalisé, c’est dans les faits eux-mêmes et leur liaison que se trouve la raison de ce que leur développement est tel, et non autre.(…) La méthode de Simiand est tout autre. C’est, nous l’avons dit, un empiris­me intégral, intégral non pas seulement contre l’arbitraire du rationalisme idéologique, mais aussi contre les limitations de l’empirisme vulgaire, qu’il dépasse, simplement, en s’étendant à l’intégralité de l’expérience. A cette condition seulement, en effet, il découvre les ensembles sociaux. Certes, si l’on s’en tient à des faits particuliers, individuels, on ne découvrira jamais dans ces faits eux-mêmes les raisons de leurs liaisons. Mais replaçons-les dans des ensembles sociaux, qui leur imposent leur structure et leur mouvement : les raisons de leur liaison, on les trouvera alors dans ces ensembles. Ces réalités collectives, d’ailleurs, institutions, groupes, représentations, tendances, qui sont déjà des ensembles par elles-mêmes, se trouvent comprises encore dans des ensembles plus vastes qu’il suffit d’observer et de suivre dans leur évolution, pour comprendre les raisons des rapports qui s’établissent entre leurs parties. (…)

(Maurice Halbwachs ; « La méthodologie de François Simiand. Un empirisme rationaliste » – 1936) 

On nous dit : « le fait social est psychologique de nature ; étant psycholo­gique, il est subjectif ». La première proposition est exacte. Le fait social est une relation des hommes aux objets de la nature, ou une relation des hommes entre eux à l’occasion de ces objets. Tout se ramène ici à des habitudes, des droits reconnus, c’est-à-dire à des éléments psychologiques. Mais la seconde est inexacte. Certes, si le fait social est subjectif, on ne peut constituer une science sociale, car il n’y a de science que de l’objectif. Mais qu’est-ce qu’un objet, et quelle est la condition nécessaire et suffisante pour qu’il y ait connaissance objective ? S’agit-il de la perception extérieure ? Nous appelons objet ce qui, dans un ensemble psychologique, nous apparaît être indépendant de nous, ne pas procéder de nous, s’imposer à nous(…)

Dans le domaine des faits sociaux, sera donc objectif tout ce qui, en nous, vient de la société : règles de droit, dogmes religieux, formes de propriété, procédés d’échange, etc. Ma volonté individuelle se distingue de tout cet ensemble, qui peut en être isolé par abstraction. C’est ainsi qu’on peut constituer le fait social. Mais alors, nous objectera-t-on, « le fait social n’est qu’une abstraction. Pour opérer sur la réalité, il faut atteindre les individus, qui sont seuls des objets réels ». Comme si les objets matériels (individuels) avaient une réalité substantielle ! En fait, ce ne sont que des groupements de sensations. L’individu organique est une abstraction. Les cellules, de même. Le phénomène, ici, n’est ni plus ni moins une abstraction que le phénomène chimique ou physi­que. Tout fait scientifique est une abstraction. Ne nous laissons pas impres­sionner par les plaisanteries nominalistes : « le Gouvernement est une abstrac­tion ; l’Église, la famille, l’industrie textile sont des abstractions. Dites plutôt : les gouvernants, le clergé, les membres de la famille, les individus qui forment l’industrie textile ». Mais pourquoi ne pas dire aux physiologistes : « le chien, l’estomac, la fonction de circulation ne sont que des abstractions. Ce qui existe, ce sont des chiens, des estomacs, du sang, des cœurs, et même des cellules, des vaisseaux sanguins, des cellules stomacales. Le chien abstrait n’existe pas, et n’aboie pas. Le cœur n’est pas une personne qui agisse, pas plus que la circulation ». Il suffit qu’on use des idées abstraites sans leur prêter une existence métaphysique. Le sociologue ne croit pas à des êtres mythiques qui seraient l’échange, le machinisme, à des êtres substantiels qui seraient l’industrie textile, ou l’Église catholique. Mais il a le devoir d’employer ces abs­trac­tions qui, seules, lui permettent d’exprimer l’objet de l’étude et d’at­teindre la relation propre à entrer dans une science. (…)

On dira, alors : « les phénomènes sociaux existent et se distinguent, soit ; mais ils ne peuvent jamais avoir qu’une origine individuelle. Ils ne procèdent que d’actions et d’idées individuelles répétées, généralisées. Ils sont l’œuvre de nos pères, de nos grands-pères, d’individus plus lointains. Qu’on remonte plus ou moins haut, ils ne s’expliquent jamais que par l’action, l’accord, la convention des individus ». Est-il donc vrai que l’organisation sociale soit une œuvre toute factice, qu’elle résulte d’une entente entre les hommes qui se renouvelle chaque jour, et que si, par hasard, nous venions à ne plus en vouloir, elle serait autre ? Mais où trouvons-nous, dans l’histoire, trace d’un tel contrat ou d’une telle convention entre individus indépendants ? Plus on remonte dans le passé, plus, au contraire, l’individu nous paraît avoir été intégré dans le groupe indifférencié.

(Maurice Halbwachs ; « La méthodologie de François Simiand. Un empirisme rationaliste » – 1936) 

Pour expliquer la valeur économique, telle qu’elle apparaît dans les prix, on part des évaluations individuelles, ou plutôt des besoins des individus. Mais ces besoins, tels qu’on les trouve chez l’individu isolé, n’offrent à l’analyse que des éléments qualitatifs. Ce ne sont pas des grandeurs que l’on puisse mesurer. Or, dit Simiand, la notion de valeur économique est bien, encore que psychologique, une notion essentiellement quantitative. Mais « ce phénomène psychologique surprenant, peut-être unique de son espèce, une opinion qui est une quantité, ne nous parait en tout cas exister comme tel que sous la forme sociale (et par l’effet de son origine sociale)… ». (…) Ainsi l’analyse part de l’hypothèse que des vendeurs et acheteurs d’une chose arrivent au marché avec une estimation de cette chose. Mais regardons les faits. Les estimations individuelles dérivent d’un prix déjà réalisé et connu, elles se constituent dans l’esprit de l’individu par différence en plus ou en moins avec ce qu’il sait de la valeur déjà communément reconnue à la chose. La preuve en est que, dans le cas d’une chose nouvelle, ou d’une chose dont aucun prix établi n’est connu des échangistes, l’estimation de ces échangistes sera complètement indéterminée, arbitraire, et même ne saura pas se fixer. Si Robinson n’avait pas vécu dans la société des hommes avant de venir dans son île, il n’aurait aucune idée de la valeur des choses qu’il peut trouver ou fabriquer. Supposons que je rencontre un pâtre, dans la montagne, et que je lui demande une tasse de lait : quand je lui demanderai ce que je lui dois, il me dira : « Donnez-moi ce que vous donneriez à la ville », ou il m’indiquera lui-même le prix qu’il sait être pratiqué sur les marchés. On ne peut pas expliquer un fait social par des phénomènes individuels qui dérivent de ce fait social lui-même, (…) Ainsi, les philosophes et économistes du XVIIIe siècle dénonçaient com­me un préjugé l’ancienne croyance primitive que l’or a des vertus magiques, qu’il confère des pouvoirs surnaturels, etc. Penseurs éclairés, ils réduisaient ce métal à ce qu’il doit être, un moyen de mesure, comme le métal des poids d’une balance, un moyen d’échange, comme des jetons. C’est qu’au lieu d’ob­ser­ver la société économique, ils la reconstruisaient, et que, la recons­truisant, ils en éliminaient les forces collectives, forces apparemment irration­nelles et sans lesquelles, cependant, il n’y a pas de société vivante et en mouvement, il n’y a proprement pas de vie économique. Il a fallu, non pas une construction nouvelle, mais des constatations plus étendues, et vraiment intégrales, pour reconnaître que la monnaie était effectivement, par la croyan­ce collective, estimée comme la forme de richesse la plus désirable, et qu’une telle croyance n’était pas une superstition, qu’elle n’était même pas irration­nelle, puisqu’elle intervenait comme le ressort et la force motrice essentielle de la vie écono­mique. C’est, au fond, la théorie des philosophes et écono­mistes éclairés qui, malgré la clarté apparente de ses principes et de ses déductions, était irration­nelle, puisqu’elle ne pouvait donner les raisons de ce qui se passe.

Simiand a rappelé d’ailleurs que ce qu’il formule ici s’applique encore à d’autres parties de la sociologie également, en particulier à l’étude des croyances religieuses 4. Il y a eu aussi, au XVIIIe siècle, des philosophes éclairés pour qui les objets religieux n’étaient que des créations artificielles, œuvre de prêtres et magiciens intéressés et astucieux. Mais l’étude scientifique et positive, s’appliquant à ces croyances elles-mêmes, a montré qu’elles remplissaient une fonction nécessaire dans la vie des groupes. Certes, les êtres religieux, dieux, esprits, génies, sont, en un sens, de purs symboles, des noms qui correspondent à des objets concrets qu’aucune expérience naturelle ne peut atteindre, dont nous n’avons aucun motif scientifique d’admettre l’existence. Mais le symbolisme religieux, comme le nominalisme économique, met sur la voie d’une explication proprement rationaliste. Les croyances reli­gieu­ses sont fondées, dans la mesure où elles représentent par un symbole des forces collectives réelles, qui émanent du groupe, et sans lesquelles la société, en tant qu’être psychique qui a besoin d’entretenir et rénover périodiquement la confiance qu’elle a en elle-même, ne pourrait vivre et se développer. Ici, comme là, le type d’explication est, au fond, le même.

Maurice Halbwachs ; « La méthodologie de François Simiand. Un empirisme rationaliste » – (1936)

La classe ouvrière et les niveaux de vie.

Il nous paraît contradictoire de supposer qu’une classe existe sans prendre con­science d’elle-même. Rien n’empêche un historien ou un sociologue de distinguer dans une société beaucoup de groupes, en tenant compte des ressemblances et des différen­ces extérieures ou apparentes entre leurs membres : mais de tels « rangements » ont chance d’être le plus souvent artificiels, si on ne se préoccupe pas avant tout de l’atti­tude et des dispositions collectives des hommes. Appeler classe un ensemble d’hom­mes dans lequel une conscience de classe ne s’est point développée et ne se manifeste pas, c’est ne désigner aucun objet social, ou c’est désigner une classe en voie de forma­tion, qui n’existe pas encore, bien que ses éléments se trouvent là, mais qui existera : c’est-à-dire qu’elle se constituera autour d’une représentation collective dont il faut bien donner au moins une idée.

Voici un autre point, sur lequel il ne peut, croyons-nous, y avoir de désaccord : il n’y a de classes, par définition, que dans une société hiérarchisée, à quelque degré, d’ailleurs, et sous quelque forme qu’elle le soit. Prendre conscience de soi, pour une classe, c’est reconnaître à quel niveau social elle se trouve, et c’est par suite se représenter par rapport, à quoi, à quels privilèges, à quels droits, à quels avantages, se mesurent ces niveaux et se détermine cette hiérarchie Toute représentation de classe implique un double jugement de valeur : l’estimation du bien ou des biens les plus importants et les plus appréciés dans la société considérée – l’estimation du degré jus­qu’où il est permis aux membres de la classe de satisfaire les besoins qui s’y rappor­tent. – On conçoit que, suivant les époques et les pays, la première espèce d’estima­tion puisse varier. Dans une société profondément religieuse, le bien suprême sera d’entrer en rapports le plus directement avec la divinité par l’accomplissement de certains rites, dont le privilège se trouvera réservé au groupe le plus élevé : dans une telle société, le rang des divers groupes serait déterminé par le degré de leur partici­pation à la vie religieuse. Si une société a surtout pour raison d’être son organisation et sa puissance politique, l’objet principal des désirs ses membres sera de remplir des fonctions administratives, ou de direction, et de se mêler en tous cas le plus possible à la vie publique : à mesure qu’on s’élèvera dans la hiérarchie des classes, c’est le nombre et l’étendue des droits politiques qui augmentera. Ailleurs, les préoccupations de lucre peuvent passer au premier plan : alors la puissance pécuniaire des citoyens, c’est-à-dire en même temps l’argent qu’ils possèdent, et la faculté qu’ils ont d’en acquérir, fixera la place de chaque classe dans la société. Il y a encore des sociétés purement guerrières, comme il pourrait y avoir des sociétés purement intellectuelles. C’est tou­jours par rapport aux biens regardés comme les plus importants dans chaque espèce de société que les classes se définiront.(…) Dans une société où les cérémonies religieuses, l’accomplissement des rites, sont l’occasion principale pour les hommes de se rattacher entre eux par la communauté des pensées et des sentiments, où la transmission des dogmes et des mystères constitue la tradition sociale unique, on comprend que ceux qui en sont plus ou moins écartés, qui n’y participent qu’à de longs intervalles, et de plus loin que les autres, se sentent surtout diminués en ce que l’accès de la vie sociale proprement dite leur est plus ou moins interdit. Dans une société avant tout orientée vers un idéal politique, et d’ail­leurs fortement organisée, les membres d’un groupe souffriront plus de se voir privés du droit de vote ou de délibération que de subir une perte matérielle quelconque : c’est que la richesse pure et simple ne permet pas alors de prendre sa part des émotions, des joies et des peines collectives les plus intenses en une telle cité, et d’élargir sa pen­sée et son action en les confondant ou les confrontant avec celles des hommes assem­blés. Inversement, dans une « société lucrative », le mal essentiel sera, par sa faiblesse pécuniaire, d’être empêché de se manifester aux yeux des autres, de compter pour eux, de compter parmi eux des amis, des associés, des adversaires, et de multiplier avec les autres les rapports d’affaires, c’est-à-dire de ne point participer à l’activité sociale par excellence.

Il est donc indispensable, pour bien comprendre ce qu’est la classe ouvrière et pour reconnaître jusqu’à quel point elle est une, de nous transporter maintenant dans le domaine de la consommation et d’étudier les dépenses et les besoins des ouvriers. Nous voulons savoir si, en tant que consommateurs aussi bien qu’en tant que travail­leurs, le groupe des ouvriers peut être défini : l’ensemble des habitants des villes qui se distinguent nettement de tous les autres en ce qu’ils sont moins rattachés et moins bien adaptés qu’eux à la société.

(Maurice Halbwachs : « La classe ouvrière et les niveaux de vie »  – 1913)

1 Voir surtout : La méthode positive en science économique (Bibliothèque de philosophie contemporaine), Paris, Alcan, 1911.

2 La méthode positive en science économique, op. cit., p. 134.

3 Le salaire, l’évolution sociale et la monnaie, II, et notre article, p. 347 (sur l’aspect orga­nique de cette évolution).

4 « La monnaie, réalité sociale », op. cit., p. 18.


BIBLIOGRAPHIE

  1. Quelques ouvrages de Maurice Halbwachs

En ligne sur le site des « classiques des sciences sociales »

+ « Classes sociales et morphologie » (recueil de textes. 1905-1947)

+ « La classe ouvrière et les niveaux de vie » (1912)

+ « Les cadres sociaux de la mémoire » (1925)

+ «  Les causes du suicide » (1930)

+ « L’évolution des besoins dans les classes ouvrières » (1933)

+ « Esquisse d’une psychologie des classes sociales » (1938)

+ « Morphologie sociale » (1938)

+ « La mémoire collective » (1950)

Autres éditeurs

+ « La mémoire collective » (Albin Michel)

+ « La psychologie collective » (champs classiques)

+ « Keynes, abstraction et expérience sur la Théorie Générale » (Éditions de la rue d’Ulm)

+ « Les classes sociales » (PUG – Le lien social)

  1. Quelques ouvrages sur Maurice Halbwachs

+ Baudelot et Establet : « Maurice Halbwachs ; consommation et société » (PUF)

+ Gilles Montigny : « Maurice Halbwachs – Vie, œuvres, concepts » (Ellipses)

+ Yves Déloye et Claudine Haroche (dir) Maurice Halbwachs – Espaces, mémoire et psychologie collective » – Éd de la Sorbonne – 2016 – En ligne sur openbooks – https://books.openedition.org/psorbonne/395

+ « Maurice Halbwachs et les sciences humaines de son temps » – Revue d’histoire des SH n°1 – 1999 (en ligne)

  1. Ouvrages de et sur Marcel Roncayolo

+ Jacques Brun avec Yankel Fijalkow, « Marcel Roncayolo », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère

+ I. Chesneau et M. Roncayolo : « L’Abecedaire de Marcel Roncayolo – Entretiens»

+ Collectif (Coudroy de Lille, Brun, Burgel, Montigny, Ozuf-Marignier) : « Marcel Roncayolo, sur les pas d’un géographe singulier » – Ed. Parenthèses – 2023

G. Montigny : « Marcel Roncayolo et Maurice Halbwachs ; un écho à une oeuvre »

J.F. Sirinelli et M. Roncayolo : Entretien

G. Montigny : « La création des S.E.S. à travers la circulaire du 12 0ctàbre 1967 »

+ I. Martinache : « Marcel Roncayolo (1926-2018), l’un des « pères fondateurs » des SES et de leur esprit » – Idées économiques et sociales n°195 – 2019

+ Marcel Roncayolo : « Lectures de villes Formes et temps » – Parenthèses – 2002

+ François Walter : « Leitmotive, temps et contretemps de l’urbain. Les Lectures de villes de Marcel Roncayolo »

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