Le capital a-t-il un genre ? Genre et économie(s) : l’heure des comptes.
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Mercredi 15 décembre, au café de la mairie du 3ème arrondissement de Paris, s’est tenu un café Sciences Sociales organisé par les régionales de l’APSES Paris, Créteil et Versailles, avec le soutien d’Alternatives Economiques. Nous avons choisi pour ce café de poser la question de la formation des inégalités économiques entre hommes et femmes, notamment dans le cadre familial, avec pour thème général : Le capital a-t-il un genre ? Genre et économie(s) : l’heure des comptes.
La captation vidéo (réalisée par l’association les fripons) peut être retrouvée ici.

Catherine André, rédactrice en chef à Alternatives économiques, co-fondatrice de Vox Europe, media européen en 10 langues, a animé cette rencontre, avec Sibylle Gollac, sociologue, chargée de recherche au CNRS, autrice du Genre du Capital (La Découverte, 2020), avec nous en visioconférence, et Hélène Périvier, économiste à l’OFCE-Science Po, autrice de L’économie féministe (Presses de Sciences-Po, 2020). Nous tenons à les remercier très chaleureusement toutes les trois d’avoir accepté de participer à ce café sciences sociales, et pour la qualité de leur animation et de leurs interventions dans ce débat passionnant.

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L’APSES, qui fête cette année son demi-siècle d’existence, rappelle en début de conférence l’histoire et les principes des cafés de sciences sociales, et qu’elle souhaite alerter l’opinion publique sur la dégradation des conditions d’enseignement des sciences économiques et sociales au Lycée.

Des conditions d’apprentissage des élèves qui se sont dégradées depuis la réforme, la mise en place des épreuves du baccalauréat au mois de mars, la fin du caractère national du bac.

Des conditions de travail pour les enseignants et enseignantes qui se sont dégradées également, la discipline est en danger, avec l’équivalent de 524 postes supprimés, on peut parler de véritable plan social pour les enseignant.e.s de SES.
S’ajoutent à cela des attaques incessantes de la part  de la presse conservatrice et de la part de certains politiques, en tant que représentante des enseignant.e.s de SES, l’Apses redit ici son attachement à la transmission de savoirs émancipateurs comme à la construction de l’esprit critique des élèves.
Oui, les enseignant.e.s ont un plein droit et devoir, à lutter contre le racisme, à lutter contre le sexisme et à déconstruire les stéréotypes de genre !
Après cette introduction, la parole est donnée aux intervenantes pour présenter leurs travaux.

H Périvier

Hélène Périvier fait un état des lieux des inégalités de salaire entre hommes et femmes, en lien avec la répartition des tâches au sein du couple et de la famille, et avec les politiques familiales menées par les Etats.

Elle rappelle que l’inégalité de salaire entre hommes et femmes est issue d’une double ségrégation sur le marché du travail : une ségrégation horizontale (les femmes sont moins représentées dans certains métiers – qui sont les mieux rémunérés) et une ségrégation verticale (dans les mêmes métiers, les femmes sont moins bien payées). Les inégalités de salaire sont à mettre en lien avec un partage toujours inégal du travail domestique, qui s’accentue avec l’arrivée des enfants et le soutien aux parents âgés : on estime aujourd’hui que les femmes prennent en charge 70 % du travail domestique et familial.

Hélène Périvier montre que l’État social moderne a encouragé une division sociale des rôles, entre « Monsieur Gagnepain et Madame Gagne-miettes » : ainsi, le quotient conjugal avantage la personne la mieux rémunérée dans le couple (en pratique, souvent l’homme), qui voit ses impôts baisser par rapport à une situation de déclaration séparée. De même, certaines dispositions des politiques familiales encouragent le retrait des femmes du marché du travail : initialement, l’allocation de salaire unique était conditionnée à l’arrêt de l’activité de la mère. Le congé parental peut en théorie être pris par les deux parents mais est en réalité 98 % des allocataires de congé parental sont des femmes, qui abandonnent alors leur activité professionnelle rémunérée, ce qui alimente les inégalités de revenu, et de patrimoine, avec les hommes.

S Gollac

Sibylle Gollac est ainsi invitée à développer la question de l’inégale répartition du patrimoine entre hommes et femmes. Le genre du capital, co-écrit avec Céline Bessière, part du double constat d’une augmentation des inégalités de patrimoine entre les familles, avec un renforcement du poids de l’héritage, et à l’intérieur des familles, entre hommes et femmes. Alors que le cadre du mariage est formellement égalitaire, pourquoi observe-t-on une augmentation des inégalités de patrimoine ? Leur enquête porte sur des moments clés de la transmission patrimoniale : les successions et les séparations conjugales, elles ont travaillé à l’aide d’observations et d’entretiens auprès des professionnel.le.s du droit, pour comprendre comment ces inégalités de transmission se forment et sont encouragées, légitimées.

Sibylle Gollac souligne le rôle des stratégies familiales de reproduction dans le maintien de la hiérarchie de classe et de genre. Au moment des héritages ou des séparations, priorité est donnée à la transmission des biens, ce qui passe souvent par leur attribution aux hommes. Ainsi, les notaires participent à un partage formellement égalitaire, mais qui se révèle en réalité défavorable aux femmes : si les hommes obtiennent les biens patrimoniaux, les femmes ont une compensation financière, qui en en général sous-évaluée. Ce partage est pensé au sein du couple et de la famille, et légitimé par les notaires qui cherchent avant tout à favoriser la « paix des familles », avant l’égalité entre les hommes et les femmes. L’attitude des notaires s’explique en partie par leur socialisation : eux-mêmes très souvent issus de famille d’indépendant.es, ils et elles se montrent sensibles à l’intégrité et à la transmission du patrimoine familial. De même, les magistrat.e.s ne sont pas neutres lors du traitement des séparations conjugales : ils et elles participent à l’invisibilisation du travail domestique des femmes, en ne prenant pas en compte la valeur de ce travail, et des renoncements en terme de salaires qu’il occasionne, lors de la fixation des prestations compensatoires. Là encore il y a un effet de socialisation des magistrat.e.s : ce sont en majorité des femmes, rattachées au pôle à fort capital culturel des classes dominantes, qui ont eu à concilier vie familiale et carrière professionnelle, y compris en externalisant certaines tâches. Implicitement, elles attendent des femmes en instance de séparation le même travail de conciliation entre vie familiale et professionnelle, ce qui explique en partie la rareté et la faiblesse des pensions alimentaires versées aux femmes des classes populaires.

Finalement, il s’agit bien d’articuler une perspective de classe et une perspective de genre, les hommes de classes supérieures étant davantage socialisés aux pratiques d’enrichissement et de transmission du patrimoine.

débat

S’ouvre ensuite un temps de discussion animé par Catherine André. La première question porte sur l’évaluation du travail domestique des femmes. Hélène Périvier insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de travail gratuit parce qu’il est en réalité en partie rémunéré dans le cadre des politiques publiques : allocations, avantages fiscaux viennent en partie compenser le fait qu’une personne se consacre aux travail domestique et familial. Le temps consacré aux activités domestiques est assez bien mesuré par l’enquête emploi du temps de l’INSEE, mais il y a un débat sur la valeur que l’on peut donner à ce travail : doit-on la mesurer en termes de coût d’opportunité (à quel travail salarié a-t-on renoncé pour accomplir les tâches domestiques ?), considérer la valeur qu’il aurait eue s’il avait été externalisé (assuré par des salarié.e.s) ? Dans la pratique il est souvent évalué au SMIC, mais le problème reste entier, difficile de donner une valeur marchande à une activité qui par définition n’en a pas.

Pour Sibylle Gollac ce travail peut être considéré comme gratuit du point de vue de la personne qui l’effectue. Leur travail sur les prestations compensatoires pose aussi la question de la valeur à accorder au travail domestique : si une femme s’est arrêtée de travailler pour assurer le travail domestique et familial, se pose la question d’une rémunération au moment de la séparation.

Pour les deux chercheuses nous sommes actuellement dans une période de transformations du couple et de la famille, le cadre juridique hérité de la période précédente ne permet pas nécessairement de garantir l’égalité entre hommes et femmes. Ainsi, selon Hélène Périvier, nous héritons d’une politique familiale sexiste, qui s’est un peu transformée mais qui ne met pas clairement en avant la nécessité de rompre avec le partage inégal des tâches. Pour Sibylle Gollac, le mariage est une institution patriarcale mais formellement égalitaire : alors que dans les régimes de communauté de biens la répartition des biens est égalitaire, hors du mariage ou dans des régimes de séparations de biens les logiques de reproduction jouent à plein.

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