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Renouveler les programmes de sciences économiques et sociales en 2018

Renouveler les programmes scolaires ne consiste pas à simplement les « actualiser ». Ce ne peut être une simple – et d’ailleurs impossible – mise à jour au gré des « découvertes » ou des « avancées » des différents champs disciplinaires. Renouveler les programmes scolaires suppose que nous ayons une idée relativement précise de ce que nous voulons transmettre aux plus jeunes générations.

Les Sciences Economiques et Sociales ont toujours répondu à une ambition bien plus ancienne qu’elles 1  : celle de transmettre les rudiments de sciences sociales nécessaires pour formuler et se formuler les grandes questions de « notre » temps. En ce sens, les professeurs de SES ont toujours été fidèles à l’ambition de lointains précurseurs (Condorcet, Comte, Tocqueville, etc.), favorables à la constitution d’une grande science sociale susceptible d’éclairer les citoyens et de les mieux rendre maîtres de leur destin.

Pour sa part, le père fondateur de la sociologie française, Emile Durkheim a eu à cœur de rappeler qu’il ne pouvait concevoir une science sociale indifférente aux problèmes politiques et moraux de son temps : « Mais de ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer : nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif » 2 .

La question n’est donc pas pour nous aujourd’hui d’ « actualiser » les programmes scolaires comme on pourrait s’engager à le faire à période régulière. La question qui est posée est de savoir ce qu’en 2018 on doit enseigner. Pour ce qui concerne les SES, on ne peut répondre à cette question sans avoir préalablement et clairement défini les grandes questions qui se posent aux nouvelles générations. Générations singulières puisque nées dans le XXIe siècle, elles seront les premières à savoir si les hommes ont été capables de relever les immenses défis de leur siècle. Et ce sont ces défis essentiels qui doivent orienter les nouveaux programmes de SES.

1/ Nos élèves sont directement confronter à l’anthropocène. Nos élèves sont les premières générations à être éduquées dans la connaissance explicite de cette nouvelle ère et dans la conscience que notre modèle économique actuel est « intenable ». L’anthropologie nous permet d’interroger profondément l’originalité de notre rapport à la nature 3 et de mieux comprendre que toutes les sociétés, toutes les cultures, toutes les façons d’habiter le monde et de concevoir la nature ne sont pas également destructrices de l’environnement. L’histoire nous permet de comprendre qu’il existe divers « régimes de pollutions » 4 et de mieux percevoir la responsabilité singulière du productivisme, voie empruntée par nos sociétés à la fin du XVIIIe siècle. La sociologie peut nous aider à comprendre comment ce phénomène redouble et recouvre des inégalités sociales existantes ; inégalités entre les nations comme à l’intérieur des nations. Enfin, last but not least, l’économie et particulièrement l’histoire de la pensée économique permet de dégager les fondements philosophiques de l’axiomatique utilitariste 5 .

2/ Nos élèves vivent dans des sociétés développées qui, pour n’avoir jamais été aussi riches, n’en génèrent par moins des inégalités économiques et sociales qui sont de plus en plus perçues comme des facteurs déstructurant pour nos sociétés. C’est là un renversement de tendance – le XXè siècle apparait comme un mouvement de forte réduction des inégalités 6 – qui doit être compris dans une perspective historique large – occasion de rappeler que le capitalisme a pu connaitre des phases et des modes de régulation divers selon les périodes 7 – et à travers ses conséquences politiques, économiques et sociales. L’émergence d’une « hyper-classe » contrarie la perspective d’un « contrat social » justifié par les principes de « méritocratie » ou d’ « égalité des chances ». Aussi, la détérioration du niveau de vie d’une partie non négligeable de la population, le déclassement d’une partie des classes moyennes déstabilisent les bases sociales de nos démocraties parlementaires. Ce sont autant d’éléments qui doivent être analysés, objectivés et compris à travers de larges perspectives historiques.

3/ Nos élèves sont désormais confrontés à des risques politiques fondamentaux et nouveaux, au premier rang desquels l’émergence des démocraties illibérales, c’est-à-dire de pouvoirs autoritaires qui peuvent se prévaloir d’être issus d’élections « libres ». Or les sciences économiques et sociales n’ont jamais cessé d’être des sciences politiques 8 parce qu’elles ont vocation à participer directement à la construction des destins collectifs. Ces dangers nouveaux de régimes politiques autoritaires associés à des politiques économiques « néolibérales » contredisent fondamentalement la chimère des « démocraties de marché ».

Il est indispensable alors de rappeler ce qu’ont pu représenter les grands idéaux démocratiques et républicains qui associaient les progrès de l’instruction avec les progrès de la démocratie 9 , comme les grands courants politiques qui ont pu avoir pour ambition profonde d’associer le progrès économique à la maitrise démocratique des moyens de production (des associations 10 du XIXe siècle aux « communs » renaissant aujourd’hui à travers le monde 11 ) ; mouvements et courants dont l’inspiration est à l’exact opposé de l’actuelle « gouvernance par les nombres » 12 .

Ce sont là des questions urgentes et fondamentales qui sont propres à justifier le renouvellement de notre enseignement de Sciences Economiques et Sociales mais propres aussi à redonner un sens et donc un intérêt à un enseignement dont la vocation a toujours eu partie liée avec les plus grandes ambitions démocratiques.

Philippe Chanial, professeur de sociologie – université de Caen Normandie

Guy Dreux, professeur de sciences économiques et sociales – lycée Rodin Paris 13e

Gilles Raveaud, maitre de conférences en économie – université Paris 8

1 Christian Laval, « Brefs aperçus sur la préhistoire des sciences économiques et sociales », in Pascal Combemale (dir.), Les sciences économiques et sociales, Hachette, 1995.

2 Emile Durkheim, « Préface à la première édition » in De la division du travail social, PUF, « Quadrige », 1994, p.XXXIX. Et Durkheim de préciser : « Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques, ce n’est pas pour négliger ces derniers : c’est, au contraire, pour nous mettre en état de les mieux résoudre. »

3 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005.

4 François Jarrige et Thomas Le Roux, La contamination du monde, Seuil, « L’univers historique », 2017.

5 Christian Laval, L’homme économique, Gallimard, « NRF Essai », 2007.

6 Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 2013.

7 Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, « L’espace du politique », 1995.

8 Pascal Combemale, « Les SES existent pour des raisons politiques et sont attaquées pour des raisons politiques », décembre 2008, http://www.idies.org/index.php?post/Les-SES-existent-pour-des-raisons-politiques-et-sont-attaquees-pour-des-raisons-politiques

[9] Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795)

10 Philippe Chanial, Justice, don et association La délicate essence de la démocratie, La Découverte, 2001.

11 Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs, De Boeck, 2010.

[12] Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, « Poids et mesures du monde », 2015.

 

https://blogs.alternatives-economiques.fr/gilles-raveaud/2018/11/30/vous-voulez-un-bon-programme-de-ses-le-voila

 

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