Réforme du lycée en Sciences Economiques et Sociales : Un programme qui interdit toute éducation à la démocratie !
Même si le code de l’éducation français de 2013 ne fait plus de l’éducation à la citoyenneté l’unique ni la première priorité, celle-ci n’en reste pas moins une de ses missions essentielles. En effet, ce dernier spécifie les devoirs de l’Ecole ainsi : « La formation scolaire favorise l’épanouissement de l’enfant, lui permet d’acquérir une culture, le prépare à la vie professionnelle et à l’exercice de ses responsabilités d’homme et de citoyen ». Une lecture optimiste de ces missions pourrait y déceler la volonté de s’assurer que toute formation scolaire digne de ce nom crée les conditions non seulement d’un plein exercice de la citoyenneté dans le champ politique, mais aussi de la prise en charge du monde commun tel que le trouveront les élèves pour mieux le transformer. L’Ecole se doit donc d’éduquer à la faculté de juger sans laquelle, nous dit Hannah Arendt, le sens commun se perd et, avec lui, l’idée même d’un monde commun qui nous relie les uns aux autres.
On pourrait alors imaginer que les programmes scolaires s’inscrivent dans ce double objectif et permettent d’en garantir sa réalisation. Nous montrerons qu’il n’en est rien, mais qu’à l’inverse le programme de sciences économiques et sociales tel qu’il nous est présenté ici nous empêche de préparer les élèves à développer leurs capacités futures de citoyen critique et émancipé. Après avoir rappelé brièvement ce qu’on peut entendre par citoyenneté, et un peu plus longuement ce qu’Arendt appelle faculté de juger –condition de la liberté-, nous démontrerons que ce nouveau programme prend l’exact contre-pied de ce qu’il faudrait faire pour œuvrer à une revivification d’une vie démocratique mise à mal pour différentes raisons.
D’une manière générale, la citoyenneté est le fait d’être reconnu comme membre d’un État, d’y disposer de droits et de devoirs, et de participer à la vie de la Cité. Cette participation s’identifie souvent à la capacité à peser sur les décisions prises par les pouvoirs existants. Détenteur de la souveraineté politique, il peut concourir à la formation de la Loi en vue de s’y soumettre si celle-ci ne menace pas ses droits naturels. L’enseignement doit alors se donner comme objectif la transmission d’une culture rationnelle et scientifique dont l’objectif est de donner à chacun la possibilité de s’arracher à ses déterminations, condition nécessaire pour mieux appréhender et débattre de la res-publica et de l’intérêt général qui lui est inhérent. Il doit dispenser, outre des connaissances, une capacité d’user de sa raison afin que chacun puisse exercer un esprit critique sans lequel la participation à la vie de la cité ne peut se déployer dans toute sa vitalité. Cet esprit critique ne concerne pas seulement les opinions mais aussi tous les discours scientifiques, du moins leurs hypothèses.
On sait qu’Arendt, suite à ses études sur le totalitarisme et à sa réflexion menée à propos du procès d’Eichmann, a élargi cette conception de la citoyenneté, insuffisante à nous éviter le pire. Il ne suffit pas de disposer de connaissances, ni même d’exercer sa raison, encore faut-il être apte à juger du Bien et du Mal, du Juste et de l’Injuste, du Vrai et du Faux, etc…Seule cette faculté de juger nous inscrit dans un monde commun que l’on partage avec la pluralité humaine. Elle a pour condition préalable la faculté de penser par soi-même, d’où s’en suit la capacité de penser avec tous en créant un espace public. Cette capacité de penser avec tous, je peux la réaliser à la condition d’abandonner l’idée que mon savoir et mes connaissances me permettent de penser, seul, le monde, d’y prendre part et de déployer mon activité de citoyen dans toute sa plénitude. Au contraire, faire acte de citoyenneté c’est prendre en considération le point de vue des autres, en imaginant le monde tel qu’il leur apparaît. Se révèle alors un mode de penser élargi à la pensée d’autrui, un sens commun ou sensus communis, partagé par l’ensemble des humains qui érige l’existence d’une réalité commune reliant l’ensemble des individus. Dans une démocratie l’action politique et la liberté se déploient au sein de cette pluralité de perspectives, seul gage de la justesse du jugement. Cette faculté de jugement ne relevant pas d’un mode de connaître (puisqu’elle prend appui sur l’imagination et non pas sur l’entendement) ne repose sur un aucun concept absolu et démontrable. Elle ne peut donc pas s’enseigner. Mais elle doit se cultiver. L’Ecole a pour mission de créer les conditions adéquates afin que tous aient la capacité à fonder un monde commun, en favorisant la mise en pratique de la mentalité élargie, socle sur lequel pourra reposer l’amor mundi, le souci du monde. Ce souci du monde et d’autrui qui faisait tant défaut à Eichmann.
Plus prosaïquement, on peut supposer que cette mentalité élargie ne peut réellement se développer que si sont exposés, par exemple dans un programme de sciences sociales, les différents points de vue sur un même thème, afin que les élèves puissent concevoir et comprendre une pluralité de conceptions. Mais elle doit aussi s’efforcer de relier le savoir aux expériences afin que celui-ci prenne vie. En effet, un savoir coupé de l’expérience devient un savoir mort, un poids écrasant pour l’esprit et ne permet pas aux élèves de penser par eux-mêmes ni de se rapporter à cette pluralité de pensées, condition préalable à tout jugement et à l’activité politique.
Il suffit de lire le programme de sciences économiques et sociales pour s’apercevoir que celui-ci non seulement ne contribue pas à l’éducation démocratique telle qu’elle a été entrevue plus haut, mais au contraire l’interdit.
Ce programme présente donc l’économie sous un seul prisme. Les deux premiers chapitres d’économie imposent une seule et unique vision de l’économie : néo-classique et micro-économique. Le troisième veut nous faire croire que l’Etat intervient de manière a posteriori pour réguler les défaillances du marché, enfermant ainsi la réflexion dans une alternative « prison » : Marché et Etat. La loi naturelle de l’économie s’exerce d’abord puis la raison humaine vient contrebalancer ses effets négatifs. Le quatrième et le cinquième proposent une analyse de la monnaie sans questionner ni l’origine, ni l’histoire, ni l’aspect social et politique inhérent à cette marchandise particulière.
Ce programme interdit donc l’exposition d’une pluralité d’approches du monde économique qui pourraient inciter les élèves à confronter les paradigmes et à se faire une idée des débats qui structurent l’espace public aujourd’hui. Au lieu de questionner le réel tel qu’il se présente aux yeux des citoyens en convoquant les différentes théories susceptibles de l’éclairer, on préfère recouvrir celui-ci en racontant des fables sur un monde imaginaire et se débarrasser des questions (celle du chômage… un exemple parmi d’autres) qui structurent les différents champs économique, social et politique de la société. Quelle meilleure dévalorisation d’une éducation à la citoyenneté que celle-ci : imposer une lecture libérale, oserait-on dire dogmatique, présentée comme vérité unique du champ économique ? En exigeant de commencer l’étude de l’économie par des modèles ce programme nie et dévalorise l’expérience des élèves et leur inscription dans la vie économique dont on a vu qu’elles étaient essentielles à la formation intellectuelle.
Les thèmes sociologiques pour leur part ne mettent en évidence que l’approche de la socialisation et de ses défaillances, oubliant l’approche de la structure sociale et de ses oppositions théoriques, des rapports de pouvoir et de domination, des inégalités comme système cristallisé qui se perpétue. Celles-ci pourraient, là encore, faire entrevoir que l’objet Société se discute à travers les différentes approches, que ces dernières fondent des oppositions non seulement théoriques mais aussi politiques dans lesquelles baignent les citoyens et les élèves d’aujourd’hui. Un monde lisse, sans conflit, donc sans débat sur son Être: là encore quelle meilleure dévalorisation d’une éducation à la citoyenneté que celle-ci ?
Une autre preuve peut-être ? Dans la lignée des anciens programmes qui actaient la disparition du thème de la famille, ce programme continue de priver les élèves d’une entrée ethnographique et anthropologique qui permettait ce regard éloigné cher à C. Lévi-Strauss, condition nécessaire à la compréhension de l’Autre et de Soi-même. Interroger tout ethnocentrisme en ces temps où l’extrême droite conquiert la représentation politique en Europe et ailleurs ne serait-ce pas là une nécessité intellectuelle que doit se donner l’Education nationale ?
Les deux chapitres de sociologie politique évitent autant que faire se peut d’interroger la nature du lien politique, d’entrevoir les débats sur des mondes possibles différents de celui qui s’impose aujourd’hui.
Quant aux deux regards croisés ils pourraient nous laisser croire que la protection sociale n’est pas un choix de société, un lien social et politique fondé sur une histoire sociale conflictuelle opposant les classes sociales. Elle apparaît comme une simple technique parmi d’autres pour gérer des risques sociaux. Mais les conflits sociaux qui permettent de se situer dans le monde économique, social et politique, de juger ce monde, d’en débattre, de faire appel à son expérience vécue ou imaginée n’est-ce pas ce qu’il faut éviter si l’on veut un programme qui interdise toute éducation à la démocratie ? On pourra se rapporter au dernier regard croisé qui a pour thème l’organisation et la gouvernance des entreprises où les conflits du travail, tendent à disparaitre sous l’intitulé « la diversité des figures de l’entrepreneur » ! Aucune institution n’apparaît en tant que constructions sociale et historique. Les connaissances semblent s’imposer ex nihilo de façon anhistorique, niant l’histoire des faits économiques et sociaux, l’histoire du droit social. Quant aux conflits sociaux comme un des principaux moteurs de l’histoire…
Un programme de sciences économiques et sociales éduquant à la démocratie et à la citoyenneté, n’aurait-il pas pour but de mettre en son cœur les débats essentiels de la société pour faire apparaître l’espace public du moment ? Un espace public traversé par des grilles de lecture différentes, incitant les élèves à juger de leur pertinence et de leur véracité ? Encourageant ces derniers à enrichir leurs expériences et leurs regards sur le monde contemporain ? A délibérer avec lui-même au milieu de ce questionnement multiple même si les connaissances théoriques restent partielles ? A penser le monde à travers les sciences constituées pour l’interroger, pour donner sens à ces premières connaissances théoriques, en les inscrivant dans son expérience et à les confronter à celles d’autrui ?
Ce n’est pas la philosophie de ce programme on l’aura compris. Celui-ci, sous couvert de dispenser une science, en adopte une autre subrepticement. Il suffit de lire le premier terme de chaque intitulé : « Comment » ! Comment interdire les débats ? En reprenant à son compte, peut-être de manière inconsciente tant on est sûr de son fait et de ses connaissances, la Loi des trois états d’Auguste Comte. Il ne faut plus à notre époque rechercher les causes premières de l’Etre. Il faut s’élever de l’état métaphysique (celui-ci ayant remplacé l’état théologique) à l’état scientifique et positiviste, abandonner toute prétention à expliquer le Monde qui n’engendrerait que désordre et confusion. Il faut se contenter du « Comment », c’est-à-dire se soumettre à la science qui nous révèle les lois de la nature auxquelles on doit se soumettre. C’est bien de ce positivisme inquiétant qu’est issu ce programme : renoncer à toute ambition inscrite dans le Pourquoi et y substituer le Comment qui interdit tout questionnement fondamental sur l’Etre de la société. Le Pourquoi crée du désordre affirme A. Comte. Le Comment nous oblige à l’Ordre et au Progrès. Telle semble être la philosophie de ce programme.
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