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Enseigner l’esprit d’entreprise à l’école

 

Les entreprises sont-elles devenues des agents légitimes de l’éducation ?Leur entrée dans l’école entre les années 80 et 2000 semble montrer qu’elles se sont attribué ce rôle.

Elles se sont ainsi insérées dans l’école dans un contexte de montée du chômage des jeunes et d’allongement de la scolarisation sous des formes qui contribuent à l’intensification de la sélection sur le marché du travail. La forme la plus visible de cette volonté d’intégration dans la communauté éducative est sans doute la restauration de l’apprentissage comme modèle de la formation professionnelle des ouvriers et employés aux cadres.

À partir de 1971, une succession de lois ont en effet défini l’apprentissage comme une forme d’éducation alternée et en faire une priorité des gouvernements de droite comme de gauche. Ce faisant, le modèle construit dans l’après-guerre -qui instituait la formation professionnelle dans le système éducatif, aujourd’hui les lycées professionnels, se trouve relégué au second rang.

Apprendre les valeurs de l’entreprise

L’entrée de l’entreprise dans l’école s’accomplit au moyen de conventions, d’accords de toutes sortes avec le ministère de l’Éducation nationale qui inscrit sa politique dans le cadre d’une forme d’action publique désormais généralisée et nommée « partenariat », terme qui désigne le retrait de l’État en matière d’activités de service public (qui vont des transports à l’éducation et à la culture). La seule condition stipulée dans ces conventions est de « respecter les valeurs fondamentales du service public de l’éducation, notamment le principe de neutralité » (circulaire de 2001).

Ces dernières années, la présence des entreprises s’est étendue à tous les segments de l’école sous différentes formes. Elle se réalise par l’intermédiaire des associations dont l’apparente neutralité masque les organisations (les grandes entreprises et les banques) qui les financent et qui définissent leurs modes d’intervention pédagogique dans les établissements.

Tel est le cas de l’une d’entre elles, la fédération d’associations Entreprendre pour Apprendre (EPA), agrémentée par l’État, étudiée dans l’enquête commencée en 2001..

Ce choix s’imposait parce que cette association est présente dans toutes les régions et intervient à tous les niveaux du système éducatif : de l’école primaire (programme « Notre commune ») à l’Université (par la création de start-up) en passant par les collèges et les lycées (les mini-entreprises).

Les antennes régionales de cette fédération fourmillent de témoignages de chefs d’entreprises (ou de DRH) qui y sont implantées : Orange, Ricard, Eurocopter, EDF ou des grandes banques telles que BNP Paribas ; ailleurs, dans des plus petites villes, des directeurs de supermarchés, d’entreprises de travail temporaire, de représentant d’un quotidien régional, du chef de service du Développement économique de la concurrence de la communauté des communes, etc.

Donner le goût du challenge

La création et le fonctionnement des mini-entreprises s’accomplissent sous la direction d’un représentant de l’association qui fournit (moyennant environ 300 euros) une valisette pédagogique à l’établissement scolaire qui explicite la marche à suivre : en premier lieu, recruter le PDG et les directeurs des principaux services (ressources humaines, marketing, communication, technique, etc.) ; trouver un thème réalisable en une année, constituer un capital (le plus souvent prélèvement d’actions 2 à 3 euros auprès des professeurs), trouver des sponsors, établir des relations avec la presse, s’initier à la comptabilité, à la gestion des stocks, la vente, etc.

En fin d’année, la mini-entreprise est évaluée lors d’un salon académique par un jury d’employeurs, moins sur les produits fabriqués que sur la présentation qui est faite par le PDG et les directeurs de services. La gagnante concourt ensuite au niveau national, puis européen.

Les noms attribués aux mini-entreprises révèlent bien qu’il n’y a pas de véritable travail dans la fabrication de leurs objets : Boucan’table, les « arts de la table », plus prosaïquement des portes-noms à placer devant les invités, Tower Shoes (talons interchangeables), Diff’n’Co (diffuseur de parfum d’ambiance), Sullymagination (boîte aux lettres avec led qui s’allume quand il y a du courrier), Paul’Store, (réalisation de shamballas, porte-clefs et bracelets), Patati Patata (boucles d’oreilles, colliers, porte-clefs), Nominox (portes-noms pour les réunions), Penpot (pots à crayons), etc.

EPA, comme toutes les associations répertoriées affirment avoir, avant tout, pour objectif de transmettre « la culture d’entreprendre », « l’esprit d’entreprise » qui se définissent par les principales qualités à faire acquérir aux jeunes : motivation, enthousiasme, autonomie… Comme le traduisent les récits et observations recueillis.

Les profils de poste de direction affichés dans un lycée pour recruter des candidats ne mentionnent aucune exigence autre que des attitudes et des dispositions comportementales telles que :

Cet argumentaire est particulièrement appuyé par des interlocuteurs clefs du Ministère de l’Éducation nationale (et d’autres ministères) comme Philippe Hayat, l’un des chefs de file de la cause entrepreneuriale, qui développe un ensemble d’arguments justifiant la nécessité d’enseigner l’entrepreunariat aux jeunes.

Soit en arrière plan, on propose un modèle d’individu à former qui soit un travailleur moderne, motivé, dynamique, flexible, entrepreneur et responsable de soi. Autant de changements qui ne sont pas sans rapport avec le délitement du code du travail en cours dans le même temps. La fortune du terme entrepreneur s’inscrit en effet dans l’effritement progressif de la société salariale, dans un effritement du contrat de travail à durée indéterminée pour lui substituer un contrat sans durée fixée, exigeant la disponibilité et l’engagement de la personne, ainsi que l’apparition d’une nouvelle forme juridique du travailleur indépendant, l’auto-entrepreneur.

Laïcité, neutralité et esprit d’entreprise

Laisser aux entreprises la liberté de concevoir un cursus d’enseignement enfreint le principe de laïcité à l’école. La réduction de la laïcité au fait religieux s’est faite dans une période historique déterminée. Les premiers fondateurs de l’école publique, comme Jules Ferry, entendaient le principe de laïcité au sens plus large quand il déclarait :

L’intervention des entreprises dans l’espace scolaire transgresse la condition émise dans le Code de bonne conduite des interventions des entreprises en milieu scolaire (2001) : le respect de la neutralité. Or, l’entreprise n’est pas neutre. Elle repose sur un rapport de subordination que le droit du travail limite. Enseigner l’esprit d’entreprise tel qu’il se fait nie ce fait premier : le travail et les travailleurs sans lesquels l’entreprise n’existe pas. Si les directions d’entreprises sont habilitées à transmettre aux élèves leurs représentations et leurs valeurs, on peut alors se demander pourquoi les représentants des salariés ne le seraient-ils pas ?

En France, l’institution scolaire s’est vue conférer pour mission première la formation du citoyen dans la cité où les individus sont égaux en droit et non à l’entreprise où ils sont pris dans des rapports de subordination.

Philosphie entrepreunariale

La philosophie entrepreunariale repose sur une autre conception : la responsabilité de soi, de sa réussite comme de ses échecs. Elle relativise la connaissance et l’arrime aux situations dans lesquelles elle peut être mobilisée. Dans un cas la pédagogie est, en principe, un moyen de faire accéder tous les jeunes aux connaissances nécessaires et à la culture dans une société donnée à un moment donné, dans l’autre, les inégalités de départ sont entérinées pour conduire les jeunes apprenants vers des places qui leur sont présentées comme accessibles.

Entreprendre, entrepreneur, entreprise, sont autant de mots associés dans la catégorie d’entrepreneuriat, qui ne se laisse pas enfermer dans une définition. C’est une notion carrefour dont l’opacité sémantique favorise l’usage inflationniste qui en est fait dans des lieux différents par des agents aux intérêts divers. L’entrepreneuriat véhicule au sein de certains mouvements une cause militante qui affiche un programme politique d’obédience radicalement libérale, par exemple :

  • Redéfinir le code du travail pour offrir souplesse à l’entreprise et employabilité au salarié, l’une ne pouvant aller sans l’autre.
  • Réduire massivement les dépenses publiques pour baisser les charges des entreprises

Défaire l’institution scolaire

Les politiques européennes, encore plus que celles impulsées en France, tendent à mettre en cause l’école, institution centrale chargée de transmettre les connaissances et de socialiser les jeunes générations. Les objectifs donnés à l’école dans une période antérieure, tel que « favoriser l’égalité des chances » – qui n’était pas purement incantatoire – s’effacent ainsi derrière ceux de performance scolaire et économique et sont désignés sous le nom de réussite, mot extrêmement polysémique et rassembleur. Réussite de tous, mais réussite à quoi et comment ?

Enseigner l’esprit d’entreprise tel qu’il se fait aujourd’hui, une entreprise sans travail, sans travailleurs, sans production de biens, va à l’encontre des intentions proclamées : reconnaître la valeur éducative du travail comme des projets (souligné par Gilbert Simondon en 1954 dans Réflexion préalable à la refonte de l’enseignement) et des propositions de Georges Friedmann qui ont pu être faits dans l’histoire.

Instrument de socialisation à la hiérarchie sociale, l’école est avant tout un enjeu politique pour accéder à la connaissance, aujourd’hui mise en cause par la célébration des vertus de l’apprentissage en entreprise et l’acquisition de l’esprit entrepreneurial. Au lieu et place de ceux-ci, il importerait plutôt de concevoir un enseignement qui intègre les connaissances et leur mise en œuvre dans un travail produisant des biens et services socialement utiles, de sorte à concilier les impératifs économiques, démocratiques et de justice sociale.

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