Sous doué comme un Français en économie

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Une note de l’Institut Sapiens s’alarme de l’inculture économique des Français et préconise de recentrer l’enseignement au lycée sur les mécanismes de base.

Par Marc Vignaud

Une note de l’Institut Sapiens s’alarme de l’inculture économique des Français et préconise de recentrer l’enseignement au lycée sur les mécanismes de base.

Comment élever le niveau des Français en économie ? Dans une note que Le Point a pu consulter en exclusivité, l’Institut Sapiens, un laboratoire d’idées fondé par Olivier Babeau, Laurent Alexandre et Dominique Calmels, fait de cette question un enjeu crucial. Son auteur, Pierre Robert, agrégé de sciences économiques et sociales, a pu s’en rendre compte au cours de ses trente ans d’enseignement en classe prépa : la culture économique des Français est plutôt limitée, et cela tient pour beaucoup à la façon dont cette matière est enseignée dans le secondaire, ainsi que dans les grandes écoles qui forment les hauts fonctionnaires, comme l’ENA. Selon divers sondages, 70 % des Français sont incapables d’évaluer correctement les effets de l’inflation sur leur budget et 38 % pensent que la situation du commerce extérieur de notre pays est bonne.

Les conséquences seraient multiples : d’une mauvaise allocation de leur épargne – qui ne contribue pas assez au financement des entreprises – en passant par une défiance excessive envers la finance, l’économie de marché et la mondialisation, jusqu’à un dialogue social marqué par la méfiance ou un pessimisme démesuré quant à la situation économique française.

Sur la base de ce constat inquiétant, l’Institut Sapiens juge urgent de revoir l’enseignement de l’économie au lycée. Une réflexion sur les programmes d’économie est justement en cours. Un groupe d’experts dirigé par l’économiste Philippe Aghion, proche d’Emmanuel Macron, a été chargé de faire des propositions. Pour Pierre Robert, il faut recentrer l’enseignement sur l’apprentissage des mécanismes économiques de base au lieu de faire la part belle aux sciences sociales. Entretien.

Le Point : Vous relevez le manque de culture économique des Français. Comment cela se traduit-il ?

Pierre Robert : Très concrètement dans mon quotidien ! J’ai le souvenir d’une discussion avec un ami, d’habitude très sensé, au cours de laquelle il m’a expliqué que la dette publique de 2 200 milliards d’euros était un faux problème. Que ce n’était qu’une affaire comptable et qu’à la limite on pouvait ne jamais la payer. Je lui ai demandé s’il avait une assurance-vie. Je lui ai expliqué que, si la France n’honorait pas sa dette, c’est cette épargne qui fondrait. Ça l’a fait changer d’avis. Pour beaucoup de gens, avoir plus de 3 % de déficit chaque année est normal ! Ils ne se rendent pas compte de l’effet boule de neige. Lorsque mes étudiants arrivent en classe préparatoire, à 18 ans, après trois ans d’enseignement en économie, leurs connaissances sont extrêmement vagues et ils manquent souvent du plus élémentaire bon sens. La notion de compétitivité leur échappe. Ils raisonnent à partir de Keynes, Marx et Durkheim, qu’ils ont étudiés au lycée. Le reste, notamment la pensée libérale, est à peu près ignoré.

Au-delà de votre expérience de professeur, vous citez des sondages.

Oui, je me suis notamment référé à un sondage réalisé pour l’école de management Audiencia et les Banques populaires pendant trois ans. Il montre que, lorsque vous demandez aux Français combien ils obtiennent au bout d’un an après avoir investi 100 euros à 2 %, beaucoup ne savent pas répondre. Ils n’arrivent pas à voir que les maths peuvent s’appliquer à autre chose qu’aux maths.

Vous soulignez aussi que 90 % des Français ne savent pas ce qu’est une obligation.

Effectivement, c’est ce que montre un autre sondage. Les Français sont nombreux à ne pas connaître ce qu’on appelle l’« effet balançoire », c’est-à-dire que si les taux d’intérêt montent pour les nouveaux emprunts, le cours des obligations déjà émises diminue. C’est quand même un mécanisme important pour placer son épargne en connaissance de cause ! Il faut que l’épargnant comprenne que la valeur de son portefeuille obligataire diminuera si les taux d’intérêt remontent. Même des gens très cultivés font parfois mal la différence entre une action et une obligation…

Vous dites que cette inculture économique se traduit par un pessimisme et un manque de confiance en l’avenir des Français.

Je me réfère encore une fois aux sondages et à une étude de Yann Algan et Pierre Cahuc intitulée « La société de défiance ». Interrogés sur leurs perspectives d’emploi, de pouvoir d’achat ou de carrière pour leurs enfants, les Français sont toujours beaucoup plus pessimistes que la moyenne des autres Européens. Ils ont une méfiance fondamentale envers l’économie de marché, réduite à un système d’exploitation de l’homme par l’homme. Cette méfiance se nourrit de la méconnaissance du fonctionnement de l’économie de marché.

Selon vous, ce pessimisme finit par peser sur la croissance.

Absolument. Je cite le Prix Nobel d’économie américain Edmund Phelps et son livre La Prospérité de masse, dans lequel il estime qu’il faut que la moyenne des gens ait un minimum de culture économique pour qu’une économie soit tournée vers l’innovation.

« Les Français ont une méfiance fondamentale envers l’économie de marché, réduite à un système d’exploitation de l’homme par l’homme »

Comment expliquez-vous ce manque de culture économique que vous dénoncez ?

En France, on a tendance à penser que tout est politique et que l’intendance suivra. On retrouve ce trait chez De Gaulle, qui disait que la politique de la France ne se fait pas à la corbeille, c’est-à-dire à la Bourse. Cela a des racines très anciennes. À la Révolution, le gouvernement révolutionnaire s’est lancé dans une politique d’émission d’assignats délirante qui a fait perdre à la monnaie toute valeur. J’évoque aussi la légende noire de la révolution industrielle qui réduit le patron à un exploiteur, voire à un esclavagiste. Nous sommes en outre marqués par notre vieux fond catholique qui entretient la méfiance envers « l’argent corrupteur », comme disait Mitterrand.

Au-delà de l’Histoire, vous incriminez l’enseignement de l’économie au lycée… Selon vous, il y a une dominante keynésienne « implicite chez les enseignants ».

Oui, c’est même souvent très explicite. Moi qui ai obtenu le Capes à 40 ans, après être passé par la banque et l’administration, j’ai en effet constaté que régnait parmi mes collègues une forme de consensus autour de quelques idées centrales tirées de Keynes, de Marx ou de Durkheim. À cela s’ajoutent des programmes beaucoup trop ambitieux et vastes. On essaie de transmettre à des élèves de seconde des éléments compliqués sur lesquels ils ne sont pas encore vraiment capables de réfléchir. Cela tourne très vite à l’organisation d’un débat en classe, sans qu’ils comprennent les mécanismes fondamentaux à l’oeuvre. Il faudrait mieux leur expliquer d’abord ce qu’est un marché, un prix, une courbe d’offre, une courbe de demande, un monopole, la concurrence. On commence par enseigner la critique de l’économie de marché sans avoir expliqué au préalable de quoi il s’agit. C’est mettre la charrue devant les boeufs. Il vaudrait mieux partir des choses simples pour aller vers les éléments plus compliqués à mesure que les élèves gagnent en maturité.

Ce débat sur l’enseignement de l’économie au lycée n’est pas nouveau. Les choses n’évoluent pas vraiment dans le sens que vous préconisez. En 2016, l’enseignement sur le marché et la formation des prix a été rendu optionnel.

À la demande des professeurs de sciences économiques et sociales, représentés par l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales, au prétexte que le programme était trop lourd. C’était le cas, mais pourquoi supprimer – comme par hasard – cette partie ?

« On commence par enseigner la critique de l’économie de marché sans avoir expliqué au préalable de quoi il s’agit. C’est mettre la charrue devant les boeufs »

Que préconisez-vous pour que cet enseignement s’améliore ?

Je ne peux me substituer au Conseil supérieur des programmes, qui réfléchit à la question sous la direction de l’économiste Philippe Aghion, professeur au Collège de France. Je me suis contenté de me tourner vers les rapports sur les manuels d’économie de lycée remis à l’Académie des sciences morales et politiques. Comme les autres, Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, explique que les programmes sont trop vastes et qu’il faut les recentrer sur ce qui permet de transmettre aux élèves les bases du raisonnement en économie. Il y a trop de documents, d’informations, de données balancés aux élèves, qui ne peuvent pas les retenir.

La réforme du bac annoncée par Jean-Michel Blanquer va-t-elle dans votre sens ?

Cela dépendra du nombre d’heures consacrées à l’économie en seconde. Il faudrait au moins deux heures, dont une heure dédoublée en travaux pratiques, contre seulement une heure et demie aujourd’hui. Et il faudra se focaliser sur les bases du raisonnement économique.

Votre vision n’est pas partagée par la plupart des professeurs de sciences économiques et sociales.

Oui, comme le nom de la discipline le montre, ils sont très attachés aux sciences économiques ET sociales. Ils considèrent que c’est son rôle de former des citoyens en exerçant sur eux un magistère analogue à celui du professeur de philosophie d’hier. C’est une démarche valorisante pour le professeur, mais pas très utile pour l’élève moyen. Je m’oppose à cette conception.

Vous regrettez pourtant la domination des mathématiques et de la théorie des jeux dans l’enseignement universitaire. N’est-ce pas un peu contradictoire ?

Tout est affaire de séquence. En France, on part d’un enseignement très large pour aller vers des enseignements très pointus en perdant au passage des aspects importants de la science économique. Il serait plus logique de faire l’inverse : transmettre les bases du raisonnement économique aux élèves de 15, 16 et 17 ans, et élargir ensuite le spectre afin d’ouvrir les étudiants à autre chose qu’à l’économétrie et aux modèles.

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