Philippe Aghion : « Pour les SES, je n’ai suivi aucune démarche idéologique »

 

L’économiste Philippe Aghion, professeur au Collège de France, a piloté le groupe d’experts chargé de plancher sur la révision des programmes de sciences économiques et sociales.

Il répond aux vives critiques suscitées par cette réforme qui doit entrer en vigueur à la rentrée prochaine.

Que répondez-vous aux critiques formulées notamment par Clarisse Guiraud, vice-présidente de l’Apses, dans une tribune que nous avons publiée sur le site d’Alternatives Economiques ?

 Je voudrais d’abord rappeler quelle a été notre méthode de travail. Ce projet n’est pas sorti tout seul de mon chapeau. Nous étions une dizaine de collègues, issus de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur, à travailler à la révision des programmes ; ce projet de programme est donc l’émanation d’un groupe de travail très pluraliste, dont font notamment partie des adhérents à l’Apses.

Par ailleurs, au cours du processus j’ai très régulièrement consulté les représentants des différentes associations d’enseignants, en particulier Erwan Le Nader, président de l’Apses, et nous avons pris en compte leur feedback et un certain nombre de leurs suggestions. Ce programme doit être porté par l’ensemble des professeurs de SES, je n’ai pas voulu participer à l’élaboration d’un programme qui resterait dans les tiroirs.

Quelle a été l’ambition poursuivie dans cette révision des programmes ?

Mon ambition est de mettre l’économie telle qu’elle s’enseigne dans les meilleurs endroits au monde à la portée de tous les jeunes Francais. J’ai eu la chance d étudier en Angleterre et aux Etats-unis. Erwan Le Nader a eu la chance d’étudier au Canada à l’université McGill, mais beaucoup ne jouissent pas de cette mobilité et j’ai voulu que néanmoins tous puissent accéder à ce qui se fait de mieux de nos jours en matière d’enseignement de l’économie, de la sociologie et de la science politique, en rendant évidemment l’enseignement pleinement accessible aux élèves à chaque niveau d’études.

Je tiens à dire que je n’ai poursuivi aucune démarche idéologique. C’est vraiment mon idée de démocratiser l’accès aux sciences sociales avec les meilleurs standards de qualité. J’ai une longue pratique de l’enseignement de l’économie en France et à l’étranger. J’ai notamment enseigné quinze ans à l’université de Harvard, quatre ans à Oxford, quatre ans à UCL (University College London), ainsi qu’en Suède, en Allemagne, en Israël et en Palestine, et bien sûr en France. Et je connais bien ceux qui ont écrit les meilleurs manuels les plus vendus mondialement. Ils m’ont beaucoup aidé dans ma démarche.

Entendez-vous l’inquiétude qu’avec ce nouveau programme, on s’éloigne des questions de société ? Les programmes ne sont pas aussi « problématisés » qu’ils ne l’étaient auparavant…

L’idée n’est absolument pas d’éloigner les élèves des questions de société, mais au contraire de les outiller au mieux pour aborder ces questions. Il y a deux écoles : ceux qui pensent qu’il faut enseigner par thèmes – et je respecte totalement leur approche ; ceux qui pensent qu’il faut d’abord maîtriser les outils développés dans chaque discipline – économie, sociologie, sciences politiques – pour ensuite croiser les regards et aborder les grandes questions de société avec une boîte à outils complète.

Une fois que l’on connaît bien la boîte à outils de chaque discipline, on peut vraiment croiser les regards. J’en ai fait l’expérience toute ma vie : en particulier à Nuffield College (Oxford) où j’ai interagi avec les sociologues et politologues de ce collège de sciences humaines. Nous avons organisé un séminaire joint sur les inégalités et l’organisation interne des entreprises qui a très bien marché. Et depuis vingt ans, j’échange avec sociologues, anthropologues et politologues au sein du Canadian Institute for Advanced Research (CIFAR).

N’y a-t-il pas un risque de retarder du coup le moment où l’on développe l’esprit critique ?

Au contraire. Pour développer un véritable esprit critique, il faut d’abord comprendre les méthodes employées par les différentes disciplines : comment travaille un économiste, comment il fait dialoguer modélisation et analyse empirique, comment travaille un sociologue. Puis, croiser les regards.

En économie, il y a un certain nombre de notions, c’est le cas aussi en sociologie, et des concepts qu’il faut maîtriser. Par exemple, si j’étais un touche-à-tout qui survole tous les sujets sans rien connaître à fond, aucun sociologue n’aurait été intéressé à travailler avec moi. En tant qu’économiste, je dois d’abord savoir développer une démarche scientifique en économie avec mes propres méthodes. C est comme cela que je peux intéresser des sociologues ou des politologues. Et eux aussi raisonnent de la même façon.

Une autre critique mise en avant concerne la trop grande importance donnée à la micro-économie par rapport à la macro-économie. Pourquoi ce choix ?

Je suis moi-même un macro-économiste spécialisé dans l’économie de la croissance. Mais de plus en plus, pour pouvoir faire de la macro-économie, il est essentiel d’avoir des bases micro-économiques solides : en effet, la macro-économie repose de plus en plus sur des fondements micro.

A une époque, on pouvait étudier la macro-économie sans avoir de connaissances en micro, mais cela a beaucoup changé. Parce que maintenant, c’est une macro-économie avec des inégalités et des agents hétérogènes, une concurrence imparfaite, des problèmes d’agent (asymétries d’information, aléa moral) etc.. L’économie de la croissance sur laquelle je travaille se fait à travers un dialogue permanent entre modélisation théorique et analyse empirique, et une analyse empirique qui s’appuie de plus en plus sur données micro, individuelles ou d’entreprises.

Dès la classe de première, on étudie le rôle de la politique budgétaire (politiques de relance) et de la politique monétaire. Et la micro, on l’étudie de manière beaucoup plus ludique que par le passé –  avec des jeux de marchés et des jeux d’oligopoles etc. On présente le marché en concurrence parfaite comme un cas extrême et une vision idéalisée de l’économie, et très vite, on dévie de la concurrence parfaite pour se pencher sur les imperfections de marché, qui ne fonctionne pas bien : marchés oligopolistiques, marchés avec externalités, marchés en information asymétrique –  qui sont tous très amusants à étudier, et dont la compréhension nous permet d aborder la macro-économie en étant bien outillés.

Autre critique de taille mise en avant par l’Apses : le refus des débats… Que leur répondez-vous ?

Ce n’est pas le cas. En particulier, dès que l’on parle d’imperfections de marchés, on introduit le débat sur le rôle de l’Etat. Et surtout, les « regards croisés » sur l’emploi et le diplôme, le risque et la protection sociale, l’entreprise, la mobilité sociale, l’environnement, sont conçus pour être des forums de débats. Dès la seconde, dans le regard croisé sur l’emploi, le chômage et le diplôme, les élèves sont confrontés à la notion de « capabilities » d’Amartya Sen, et ils comprennent l’importance du milieu social comme déterminant des performances scolaires et des débouchés professionnels.

Aucun thème n’est évacué. Le premier chapitre d’économie en seconde porte sur le PIB, et on explique d’entrée de jeu que sa mesure est imparfaite puisqu’elle ne prend en compte ni les aspects environnementaux ni les aspects distributionnels, ni les inégalités. On fait donc du Fitoussi-Sen-Stiglitz de prime abord dans le chapitre de présentation de classe de seconde. Je ne cherche en aucun cas à évacuer les débats : je suis profondément progressiste et ouvert. J’ai étudié Marx comme très peu de mes collègues, mais je pense qu’il faut être bien outillé pour avoir des débats de valeur, et que l’excellence doit être mise a la portée de tous.

Certains des outils dont vous parlez ne sont-ils pas justement critiqués aujourd’hui ?

Les trente-cinq dernières années ont vu une progression formidable de la théorie micro-économique, avec notamment l’utilisation de la théorie des jeux pour appréhender les situations de concurrence imparfaite, et également la révolution des incitations pour comprendre comment les agents interagissent en situation d information asymétrique ou bien en situation d’aléa moral.

En revanche, mise à part sur la partie de la théorie de la croissance qui a bien progressé depuis trente ans, la macro-économie est confrontée à un débat acerbe entre néo-keynésiens et adeptes de l’école des « real business cycles », et surtout à l’urgence d’introduire davantage de finance dans la macro depuis la dernière crise financière. Il y en macro une jeune génération de chercheurs qui est impatiente d’en découdre avec les anciennes générations.

Mais comment justifier que les questions de la fiscalité et du chômage ne soient pas abordées ?

On aura déjà abordé la question du chômage en seconde dans le « regard croisé » sur le diplôme, l’emploi, le chômage et les capabilities. Ensuite, quand on abordera à nouveau le rôle des politiques de relance en première, on mentionnera bien sûr leurs effets sur le chômage.

J’aurais pu en faire davantage sur le chômage en seconde, mais il est difficile d’étudier le chômage de façon rigoureuse en seconde avec seulement une heure et demie par semaine. D’ailleurs, j’essaie d’obtenir deux heures en seconde et je me battrai pour ça. J’en ai déjà parlé au ministre. Je pense que les enseignants le souhaitent également.

La révision des programmes a-t-elle été faite à marche forcée, dans un délai trop court ?

Non, car entre les réunions, j’ai essayé de consulter régulièrement toutes les associations. On peut toujours faire mieux, mais je pense que ce programme tient la route. On a tenté d’alléger le programme. La grande nouveauté, c’est qu’il y a aura un site internet édité par le Collège de France et l’Éducation nationale, où les chapitres seront écrits par un collectif comprenant des enseignants SES et des universitaires. Ces chapitres seront ensuite accessibles gratuitement à tous. Il n’y aura plus besoin d’acheter des manuels.

N’y a-t-il pas d’évacuation des critiques sur la façon dont l’économie est pratiquée aujourd’hui ?

Il vous suffit de regarder ma page web et mon CV. Je travaille énormément sur les inégalités et l’environnement. Mes cours au Collège de France portent précisément sur ces thèmes qui me passionnent.. Et je suis entièrement d’accord avec les points soulevés par le rapport Sen-Fitoussi-Stiglitz. Le PIB est une mesure tout à fait incomplète de développement économique. Je crois beaucoup dans les débats et les controverses, mais qui soient bien outillés au départ pour ne pas tomber dans une discussion de niveau café du commerce.

Pour moi, cette aventure des programme n’est que le début d’une relation de long terme avec l’ensemble des professeurs de SES. L’élaboration des chapitres sur le site College-MEN se fera avec leur concours, ce sera une entreprise collective. Plusieurs fois par an, je vais enseigner dans des lycées de zones défavorisées ou rurales, et je fais venir les élèves au Collège de France.

Je veux que tous les élèves aient accès à ce qu’il y a de mieux dans la discipline dans le monde, et qu’il appréhendent le savoir en train de se faire, en faisant jouer leur esprit critique. La formation française en économie sera reconnue partout et où qu’ils aillent ensuite. Ils seront les meilleurs en économie, en sociologie, même s’ils travaillent ensuite dans d’autres domaines, de la même façon qu’aujourd’hui nos élèves sont les meilleurs en maths. C’est ça la démocratie : l’élève qui vit dans le coin le plus reculé de France ou le plus déshérité aura accès au meilleur enseignement possible et aux plus grandes chances d’émancipation. Voilà en résumé ma philosophie. Mais rappelez-vous que mon groupe de travail n’a pas de pouvoir décisionnaire, qu’il y aura encore des allers et retours et que c’est le ministre qui au final tranchera.

Pouvez-vous dire quelques mots du programme de terminale qui n’est pas encore connu ?

Celui-ci sera justement largement dominé par la macro-économie : politique budgétaire plus en détail, macro et commerce international, croissance inclusive et croissance verte, rôle de l’Etat dans la macro-économie. Je voudrais également inclure un chapitre sur psychologie/croyances et macro-économie. Tous ces chapitres feront beaucoup usage des concepts micro-économiques étudiés en classe de première.

Propos recueillis par Catherine André
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