Article de Romaric Godin publié le mercredi 19 mai dans Mediapart (lien vers l’article)

Inaugurée le 15 mai, Citéco, la « Cité de l’économie », ouvrira ses portes le 14 juin à Paris. Elle promeut une vision individualisée et apolitique de l’économie qui relègue le travail au second plan. Et souligne l’urgence d’un vrai lieu de mémoire dédié à l’histoire sociale.

Le 14 juin 2019, Citéco, la « Cité de l’économie », ouvrira ses portes. De quoi s’agit-il ? Le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, qui a prononcé lors de l’inauguration officielle du lieu le 15 mai un discours assez approximatif et contradictoire, a une réponse : « Paris avait une Cité des sciences, une Cité de l’architecture, une Cité de la mode, elle a désormais une Cité de l’économie. » 

Soit, mais il lui manque encore une cité des arts de la table, de la boucherie ou de l’horlogerie. Pour quoi faire alors ? Évidemment, pour favoriser « l’éducation économique budgétaire et financière des publics », selon les mots du gouverneur de la Banque de France François Villeroy de Galhau, dont le prédécesseur Christian Noyer avait lancé le projet en 2011

Un musée pour éduquer. Mais éduquer à quoi ? À prendre les bonnes décisions pour son épargne et son budget, répond notre gouverneur. On a eu peur qu’il s’agisse de prendre de bonnes décisions pour l’avenir du pays. Mais on s’égarait : un bon citoyen est un citoyen qui gère bien son budget. Bienvenue en 1830.

Bruno Le Maire en rajoute, avec cet art de l’oxymore qui n’appartient qu’à lui : « On dit les Français fâchés avec l’économie, je ne le crois pas, mais si cette cité pouvait les réconcilier avec l’économie, ce serait une bonne chose. » Les Français ne sont donc pas fâchés avec l’économie, mais il faut pourtant les réconcilier avec elle ? Ou bien avec une certaine vision de l’économie ? Le gouverneur de la Banque de France jure que ce sera un lieu « ouvert à tous les débats ».

Oui, mais Bruno Le Maire, lui, en attend autre chose : « Nulle part autant qu’en économie on n’entend des mensonges, des raccourcis et des facilités. » Veut-il parler des promesses fanées et avariées des « réformes structurelles » qu’il promeut sur ce concept très contestable de « croissance potentielle » ? Nenni. Il nous parle plutôt du « monde de la finance » si « bénéfique à la France » et « sans lequel il n’y a pas d’économie industrielle ».

Bruno Le Maire n’a pas certainement entendu parler des effets négatifs de la financiarisation qui est pourtant au cœur des débats actuels (lire à ce sujet regarder cet entretien avec Laurence Scialom). En tout cas, il ne semble pas attendre de la Cité de l’économie ce type de raisonnement. Bienvenue en 1999.

Le doute s’installe d’autant plus que le lieu aussi donne le ton. Citéco est sise 1, place du Général-Catroux, dans le XVIIe arrondissement de Paris, au cœur du quartier de la Plaine-de-Monceaux, conçu par le baron Haussmann comme un havre de paix, de luxe et d’abondance pour la bourgeoisie parisienne.

Le lieu est remarquable : c’est l’hôtel particulier du banquier Émile Gaillard, qu’il a achevé de construire en 1882 dans un style néo-gothique et néo-renaissance, grande passion du banquier, inspiré du château de Blois. Le lieu est restauré, c’est fort intéressant et, pour qui aime le genre (ce n’est pas le cas de Bruno Le Maire, a-t-il précisé), loin d’être laid. C’est sans doute, au reste, l’un des principaux attraits d’une visite à Citéco : la découverte d’un petit bijou architectural parisien.

Le bâtiment a été vendu en 1923 à la Banque de France et est devenu la « succursale Malesherbes » de ce quartier cossu. C’est l’une des plus riches de l’époque : les grands industriels d’alors (Peugeot, Michelin, Guerlain, Breguet) habitent le quartier. Il faut offrir des garanties. L’architecte Defrasse construit donc une vaste et magnifique salle des coffres dans le style Art déco, entourée de douves de cinq mètres de haut et supportant quatre tonnes. Cette salle impressionnante est clairement le clou de la visite aujourd’hui.

Tout cela est donc fort beau et mérite à n’en pas douter une visite. Mais, et l’économie dans tout cela ? Situer un lieu d’éducation à l’économie dans un hôtel particulier d’un grand banquier devenu la banque des grands industriels donne immédiatement le ton : comprendre l’économie, c’est comprendre le capital. On va voir que ce parti pris est très largement assumé.

La visite des collections permanentes se déploie en six espaces : « échanges », « acteurs », « marchés », « instabilités », « régulations » et « trésors ». Ce dernier espace est la salle des coffres agrémentée d’une collection numismatique qui a particulièrement ému Bruno Le Maire.

Dans son discours, il signale quelques pépites comme une pièce syrienne ou un Louis d’or à l’effigie de Louis XVI – celui, nous dit le ministre-écrivain, qui « a malheureusement permis de reconnaître le monarque dans sa fuite, à Varennes ». Avant de corriger immédiatement : « Je dis malheureusement mais on peut avoir une vision différente de l’Histoire. » 

Ce ministre de la République se serait bien vu contrôleur général des finances d’un roi. Heureusement, il lui reste, à titre de compensation, la monarchie républicaine qui, ces jours-ci, est à son meilleur…

La muséographie de cette « Cité de l’économie » est le reflet de la mode du temps : il y a des écrans partout, des installations contemporaines allégoriques et surtout des jeux, des jeux, des jeux. On s’amuse beaucoup, tout au long du parcours. Pour apprendre, bien sûr. On peut aussi choisir ses vidéos pour en savoir davantage. Tout cela est globalement plutôt bien fait, assez agréable et divertissant.

Mais ces dispositifs ont les inconvénients de leurs avantages. C’est amusant, mais assez succinct, caricatural et bien peu problématisé. Il y a certes des moments de grâce assez étonnants, comme la salle sur la création monétaire où d’emblée, on reconnaît que ce sont bien les banques commerciales qui créent la monnaie. Mais il y a aussi beaucoup d’énormes déceptions, à commencer par l’espace « marchés ».

Pour comprendre l’offre et la demande, deux énormes roulettes permettent d’actionner l’une et l’autre et de voir l’action sur le prix. Faites de la relance par la demande et vous verrez l’inflation s’envoler. Bon. Mais alors pourquoi, après la relance monétaire, n’est-on pas en pleine hyperinflation ? On n’aura pas vraiment de réponse. D’autant que le jeu expliquant les marchés financiers est, pour le moins, un peu daté. On vous demande de gérer un portefeuille d’actions en fonction des informations qui vous sont envoyées : baisse de l’euro, développement de tels marchés, etc. Manque de chance, ce type de gestion qui se fixe sur les fondamentaux des entreprises n’est plus qu’une méthode très marginale à l’heure des fonds indiciels, de la gestion algorithmique et de la finance à haute fréquence…

Enfin, pour vous expliquer la crise de 2008, on a un dialogue de deux minutes entre un Milton Friedman et un John Maynard Keynes reconstitués. Dialogue formidablement superficiel qui se termine par une critique improbable de l’abandon de Lehman Brothers par le père du monétarisme (qui a donc le dernier mot) : « Alors l’État, pompier ou incendiaire ? » Pour tout dire, on reste pantois devant cette tentative de neutraliser les responsabilités autour de la crise de 2008. Renvoyer les responsabilités dos à dos, ce n’est pas problématiser les situations.

La disparition du politique et du collectif

Mais il y a davantage. À la fin de la visite, il manque quelque chose. Quoi donc ? Le travail bien sûr. Dans ce temple du capital, il n’y a donc pas de place pour le travail ni pour les liens sociaux. Citéco fait ce choix hautement contestable qui a été promu par le comité des programmes de lycée : exclure de plus en plus le social de l’économie. Ce choix est conscient et on le remarque d’emblée puisqu’il n’y a pas d’espace réservé au travail.

La question de la valeur n’est abordée que dans l’espace « échange », ce qui en dit long sur les présupposés à l’œuvre. Le travail ne créerait donc pas de valeur ? Les échanges et la spécialisation ne seraient pas échanges et spécialisation du travail ? Quelles sont les interactions entre les visions de la valeur et leurs conséquences sur la société ? On n’en saura rien, mais l’animation expliquant le PIB continue sur le même mode.

On y voit des éléments de guitare passer dans une machine et sortir en guitare. La différence entre la guitare et les éléments, c’est la valeur ajoutée. Et le PIB c’est la somme de ces valeurs ajoutées. C’est juste, mais voici précisément un exemple d’absence de problématisation : dans cette vision, le travail est absent, il n’apparaît pas dans la fabrication de la guitare. Il n’apparaît que sous la forme de « salaires redistribués ».

Mais ce qui est intéressant, et pose bien des problèmes sur cette notion de PIB, c’est que la valeur ajoutée n’existe pas sans le travail qui, donc, est aussi une condition sine qua non de la production. Cette « redistribution » peut donc aussi être vue comme la rémunération d’une forme de matière première. C’est une redistribution qui, si elle n’existait pas, rendrait la production de valeur impossible. Bref, c’est plus compliqué qu’un simple élément statistique. Mais évidemment, lorsque l’on veut expliquer la croissance en trois minutes et pas plus, on fait l’économie (justement…) de ce type de considération.

Ça tombe bien, parce que l’on sent parfaitement que Citéco n’a absolument pas l’intention de se poser la question du travail et de sa valeur. L’espace consacré aux acteurs permet de se mettre dans le rôle de « l’entrepreneur stratège » et du « banquier » (là aussi de façon assez caricaturale), mais pas du salarié. C’est vrai que c’est peu ludique de se mettre à la place d’un ouvrier ou d’une caissière. Mais ne serait-ce pas indispensable de mesurer l’impact des décisions du capital sur le travail, sur les conditions de travail, sur la vie des gens ?

En réalité, Citéco ne voit le travailleur que comme un « ménage » consommateur et menacé par le surendettement. Dans la partie « acteurs », on peut donc « jouer » à gérer un budget avec 1 600 euros de salaires. Le jeu n’est guère amusant, au vrai. Il consiste à refuser les dépenses superflues pour éviter le surendettement. La machine sait récompenser par le renoncement aux dépenses par un encourageant « ce sera pour une autre fois ». Mais en réalité, ce n’est jamais pour une autre fois, car, pour rester dans les limites de la bonne gestion promue par Citéco, il faut vivre dans une austérité bien triste. 

Mais au fait, ce salaire, d’où vient-il ? Pourquoi nous contraint-il à renoncer toujours à quelques sources de convivialité pour financer des « obligations », ces dépenses que la machine refuse que l’on refuse (remboursements d’emprunt, assurances ou même abonnement téléphonique) ? On aura bien du mal à trouver une réponse.

Et pour cause : Citéco ne veut surtout pas que l’on remette en cause ce salaire, fruit de la justice du marché. C’est logique puisque les échanges sont source de bien-être, nous précise-t-on au premier espace de la visite. Dès lors, les ménages doivent surtout se contenter de leur sort. Et s’il leur arrive d’être surendettés, c’est bien en raison de leur comportement inacceptable, de leur insouciance et de leur propension inacceptable à vivre au-dessus de leur moyen.

Citéco n’échappe donc pas à ce vieux paternalisme du capitalisme français qui fait abstraction réellement des conditions de vie et des dépenses contraintes, mais aussi des incitations au surendettement que propose la société de consommation. Ce jeu simpliste sous-entend que chacun mérite son sort. L’éducation financière pour françois Villeroy de Galhau, c’est cela : « Des individus avertis en matière budgétaire et financière, y compris les familles en situation de fragilité, sont mieux à même [grâce à cette éducation] à faire des choix adaptés à leurs intérêts. » Dès lors, l’économie est une science déconnectée de la politique, du collectif, de la lutte sociale. Tout cela manque cruellement à Citéco.

En voici une dernière, et cruelle, preuve : on trouve, dans la partie « marchés », une petite animation sur le « marché du travail ». L’animation présente les particularités du marché du travail et propose trois possibilités pour en finir avec le chômage : supprimer le salaire minimum et accepter une société « à deux vitesses » « comme aux États-Unis », baisser les cotisations pour subventionner l’emploi « comme en France », mais cela « coûte cher », ou encore faire monter les travailleurs en compétences « comme au Danemark ».

Laquelle de ces solutions est la meilleure ? « Les économistes se grattent la barbe », nous dit l’animation, qui nous précise que tout dépend des cultures nationales.

Cette vidéo est assez édifiante à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle accepte des « vérités » fort discutables : le fait que le salaire minimum réduise la compétitivité et détruit des emplois, qui est une donnée fort contestée et contestable aujourd’hui.

Ensuite, le fait que toutes les solutions se valent et ne présentent pas de conséquences sociales concrètes. Même dans la « société à deux vitesses », les gens vivent finalement : il leur suffit sans doute de faire le jeu proposé dans l’espace précédent.

Enfin parce que, dans ce marché du travail, il manque la lutte sociale et ses effets : la mobilisation des salariés pour défendre leurs emplois et leurs salaires et leur influence sur le partage de la fameuse « valeur ajoutée », le chômage comme élément central de cette lutte…

Globalement, l’exclusion de l’enjeu politique, traduction directe de cet « oubli » du travail, est flagrante à Citéco. Ce qui manque c’est le lien entre les choix économiques et l’organisation de la société, leurs conséquences sur la vie et les idées des hommes ainsi que sur leurs institutions.

Mais ce n’est pas par hasard : ce musée traduit une vision atomisée de l’économie qui se reflète dans le choix muséographique du « picorage » d’animations en jeux avec un principe de plaisir et de divertissement sous l’égide de la sacro-sainte « construction de son propre parcours ». C’est ce qui donne cette impression constante d’inachevée, cette absence de problématisation, ce manque de chair et de vie. Cette impression d’être dans un immense jeu vidéo.

On regrettera aussi que Citéco demeure très discrète sur les grands enjeux du temps : sur les débats autour du fondement du consensus scientifique en économie (avec l’irruption de la Modern Monetary Theory ou MMT par exemple), la financiarisation de l’économie et ses conséquences (alors qu’on est encore dans une vision très archaïque de la banque), sur le développement durable (qui n’est traité qu’à la marge alors qu’il est bien plus central aujourd’hui pour l’économie que l’inflation ou la croissance), sur les inégalités enfin, peu traitées alors qu’il s’agit du centre des préoccupations de l’économie contemporaine, (mais on apprend sur une fresque que ce sont surtout les « marxistes » qui s’en occupent, ce qui est très contestable).

Ces enjeux sont au cœur des débats économiques actuels, mais pas de Citéco. Dommage mais encore une fois, il faut se garder de politique et se concentrer sur le divertissement. On a donc cette impression générale que l’économie est une science apaisée où tout finit par se passer bien avec beaucoup de marchés, un peu de régulation, des banques sympas et des entrepreneurs « stratèges ». Mais pour le reste, on serait dans un autre domaine qui ne nous concerne plus.

On hésite donc à conseiller la visite de ce lieu. Ne faudrait-il pas au nom de la bonne gestion des budgets des familles, appuyer sur le bouton «  renoncer à cette dépense » ? À quoi bon dépenser un ticket d’entrée pour rejouer de façon symbolique et avec une bonne leçon de morale à la clé l’enfer de ses propres fins de mois ? Mais on peut passer cette animation et il serait dommage, sans doute, de se priver de la beauté du lieu.

Pour le reste, on ne peut que recommander de compléter cette visite par d’autres, qui remettent le travail à sa juste place et qui se souviennent que l’économie, c’est la mise en présence du capital et du travail et c’est aussi une science qui pèse sur l’organisation des hommes. Un passage au Familistère de Guise, dans l’Aisne, ce « palais ouvrier » qui est désormais un superbe musée, serait un bon début. 

Mais cette naissance de Citéco ne peut que nous amener à une autre réflexion : pourquoi n’y a-t-il pas une « cité de l’histoire sociale » ? Pourquoi les projets liés à cette histoire des luttes sociales ne bénéficient-ils pas du soutien de la Banque de France, institution fort riche, qui, certes, a été fondée par Bonaparte au service du capital, mais qui, depuis 1936, et grâce aux luttes sociales, est au service de tous. Comment a-t-on pu concevoir un lieu sur l’économie en ignorant ainsi la problématique du travail ?

C’est sans doute le signe des temps et des idées qui animent ceux qui prennent les décisions de financement. Aussi ne peut-on que réclamer désormais que l’on mette à disposition d’un musée de l’histoire sociale une autre succursale de la Banque de France (il y en a de multiples devenues inutiles) et un financement équivalent. Alors Citéco aura un sens. En attendant, il lui manque une jambe, ce qui rend ce projet boiteux.

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