La réforme des Sciences économiques et sociales au lycée interdit toute éducation à la démocratie
En imposant une seule vision du monde économique, néoclassique et micro-économique, les nouveaux programmes en SES évitent tous les débats actuels et ne formeront pas de futurs citoyens.
Tribune. Le code de l’éducation français de 2013 l’affirme : «La formation scolaire favorise l’épanouissement de l’enfant, lui permet d’acquérir une culture, le prépare à la vie professionnelle et à l’exercice de ses responsabilités d’homme et de citoyen.» (1) Une lecture optimiste de ces missions pourrait y déceler la volonté de s’assurer que toute formation scolaire digne de ce nom crée les conditions non seulement d’un plein exercice de la citoyenneté dans le champ politique, mais aussi de la prise en charge du monde commun tel que le trouveront les élèves pour mieux le transformer. Il suffit de lire le nouveau programme de sciences économiques et sociales (2) pour s’apercevoir qu’il n’en est rien.
D’une manière générale, la citoyenneté est le fait d’être reconnu comme membre d’un Etat, d’y disposer de droits et de devoirs, et de participer à la vie de la cité. Cette participation s’identifie souvent à la capacité de peser sur les décisions prises par les pouvoirs existants. L’enseignement doit alors se donner comme objectif la transmission d’une «culture rationnelle et scientifique» dont le but est de donner à chacun la possibilité de s’arracher à ses déterminations, pour mieux appréhender et débattre de la res-publica (littéralement la chose publique). Il doit dispenser, outre des connaissances, une habitude à l’esprit critique. L’Ecole se doit en effet d’éduquer à la faculté de juger sans laquelle, nous dit Hannah Arendt, le sens commun se perd et, avec lui, l’idée même d’un monde commun qui nous relie les uns aux autres.
Etre capable de penser par soi-même
On sait qu’Arendt, suite à ses études sur le totalitarisme et à sa réflexion menée à propos du procès d’Eichmann, a élargi cette conception de la citoyenneté, insuffisante à nous éviter le pire. Il ne suffit pas de disposer de connaissances, ni même d’exercer sa raison, encore faut-il être apte à juger du Bien et du Mal, du Juste et de l’Injuste, du Vrai et du Faux, etc. Et pour cela, être capable de penser par soi-même, d’où s’ensuit la capacité de penser avec tous en créant un espace public. Je dois abandonner l’idée que je peux penser, seul, le monde, et prendre en considération le point de vue des autres pour mieux en débattre. L’action politique et la liberté se déploient alors au sein de cette pluralité de perspectives. Or, cette faculté de jugement ne relevant pas d’un mode de connaître, elle, ne repose sur aucun concept. Elle ne peut donc pas s’enseigner, mais seulement se cultiver. L’Ecole a alors pour mission de créer les conditions adéquates afin que tous aient la capacité de fonder ce monde commun.
Plus prosaïquement, on peut supposer que cette mentalité élargie ne peut réellement se développer seulement si sont exposés, dans un programme de sciences sociales, les différents points de vue sur un même thème, afin que les élèves puissent concevoir et comprendre une pluralité de conceptions. Mais elle doit aussi s’efforcer de relier le savoir aux expériences afin que celui-ci prenne vie. On pourrait alors imaginer que les programmes scolaires s’inscrivent dans ce double objectif et permettent d’en garantir sa réalisation. Il n’en est rien. Le programme de sciences économiques et sociales tel qu’il nous est présenté ici empêche de préparer les élèves à développer leurs capacités futures de citoyens critiques et émancipés.
Ce programme présente tout d’abord l’économie sous un seul prisme : néo-classique et micro-économique, puis veut faire croire que l’Etat intervient de manière a posteriori pour réguler les défaillances du marché, enfermant ainsi la réflexion dans une alternative «prison» : marché et Etat. Une analyse de la monnaie est ensuite proposée sans questionner ni l’origine, ni l’histoire, ni l’aspect social et politique inhérent à cette marchandise particulière.
Lecture libérale et dogmatique
Cette première partie du programme interdit donc l’exposition d’une pluralité d’approches qui pourraient inciter les élèves à confronter les paradigmes et à se faire une idée des débats qui structurent l’espace public aujourd’hui. Au lieu de questionner le réel tel qu’il se présente aux yeux des citoyens en convoquant les différentes théories susceptibles de l’éclairer, on préfère recouvrir celui-ci en racontant des fables sur un monde imaginaire et se débarrasser des questions (celle du chômage… un exemple parmi d’autres) qui structurent les différents champs économique, social et politique de la société. Quelle meilleure dévalorisation d’une éducation à la citoyenneté que celle-ci : en exigeant de commencer l’étude de l’économie par ces modèles, on nie l’expérience des élèves, et on impose une lecture libérale, oserait-on dire dogmatique, présentée comme vérité unique du champ économique !
Pour leur part, les thèmes sociologiques ne mettent en évidence que l’approche de la socialisation et de ses défaillances, oubliant l’étude de la structure sociale et de ses oppositions théoriques, des rapports de pouvoir et de domination, des inégalités comme système cristallisé qui se perpétue. L’objet «Société» ne se questionne jamais. Un monde lisse, sans conflit, donc sans débat sur son être : là encore quelle meilleure dévalorisation d’une éducation à la citoyenneté que celle-ci ?
Positivisme inquiétant
Une autre preuve peut-être ? Dans la lignée des programmes de 2011, qui actaient la disparition du thème de la famille, celui supposé s’y substituer aujourd’hui continue de priver les élèves d’une entrée ethnographique et anthropologique qui permettait ce regard éloigné cher à Claude Lévi-Strauss, condition nécessaire à la compréhension de l’autre et de soi-même. Interroger tout ethnocentrisme en ces temps où l’extrême droite conquiert la représentation politique en Europe et ailleurs, ne serait-ce pas là une nécessité intellectuelle que doit se donner l’éducation nationale ? D’autant que les deux chapitres de sociologie politique évitent autant que faire se peut d’interroger la nature du lien politique et d’entrevoir les débats sur des mondes possibles différents de celui qui s’impose aujourd’hui..
Quant aux deux regards croisés, ils pourraient nous laisser croire que la protection sociale n’est pas un choix de société – elle apparaît comme une simple technique parmi d’autres pour gérer des risques sociaux – et que l’organisation et la gouvernance des entreprises n’est pas source de conflits : ceux-ci disparaissant sous l’intitulé «la diversité des figures de l’entrepreneur» !
Aussi finalement, aucune institution n’apparaît en tant que construction sociale et historique. Les connaissances elles-mêmes semblent s’imposer ex nihilo de façon anhistorique, niant l’histoire des faits économiques et sociaux, l’histoire du droit social. Quant aux conflits sociaux comme un des principaux moteurs de l’histoire…
Un programme de sciences économiques et sociales éduquant à la démocratie et à la citoyenneté, n’aurait-il pas pour but de mettre au contraire en son cœur les débats essentiels de la société pour faire apparaître l’espace public du moment ? Ce n’est pas la philosophie de ce programme. Sous couvert de dispenser une science, il en adopte une autre subrepticement. Il suffit de lire le premier terme de chaque intitulé : «Comment» ! Comment interdire les débats ? En reprenant à son compte, peut-être de manière inconsciente tant on est sûr de son fait et de ses connaissances, la loi des trois états d’Auguste Comte. Il ne faut plus à notre époque rechercher les causes premières de l’être. Il faut s’élever à l’état scientifique et positiviste, abandonner toute prétention à expliquer le monde qui n’engendrerait que désordre et confusion. Il faut se contenter du «Comment» et se soumettre à la science et aux lois de la nature qu’elle nous révèle.
Ce programme est issu de ce positivisme inquiétant : renoncer à toute ambition inscrite dans le pourquoi et y substituer le comment qui interdit tout questionnement fondamental sur l’être de la société. Le pourquoi crée du désordre, affirme Auguste Comte. Le comment nous oblige à l’ordre et au progrès. Telle semble être la philosophie de ce programme. Vous trouverez le lien vers la version longue et la pétition ici.
Liste des 24 signataires: Albin-Didier Muriel; Barbot Eric; Brabant Martine; Binet Pascal; Cornesse Jean-Luc; Da Rocha Valérie; Deterre Benoît; Decroes Anne-Sophie; Dupuis Martine; Fischman Marianne; Ghiloni Jacques; Guettai Samy; Gugger Sylvain; Lawruszenko Jean; Le Maître Patricia; Mas Jean-Yves; Milan Muriel; Montagut Jean-Marie; Quennesson Benjamin; Rakotomahanina Anthony; Rallet Daniel; Rogel Thierry; Roussillon Régis; Thiebaut Alexandre.
(1) Code l’Education 2013 Article L111-2
(2) Nous nous contenterons d’analyser brièvement le seul programme de première, tant l’exercice s’avère fastidieux.