Quand le patronat veut réécrire les programmes scolaires

Adrien Rouchaleou, Mercredi, 1 Février 2017,L’Humanité

L’Académie des sciences morales et politiques, proche du patronat, dénonce une « influence marxiste » sur l’enseignement des sciences économiques et sociales et regrette que l’entreprise n’y soit pas présentée avec assez « d’optimisme ».

L’économie doit-elle être la science des patrons ? Malgré la foisonnante diversité des écoles théoriques, certains en sont persuadés et tentent de peser de tout leur considérable poids pour imposer leurs vues. C’est ainsi que s’est tenu lundi, entre les boiseries du somptueux palais de l’Institut de France, un singulier colloque sur « L’enseignement des sciences économiques et sociales » au lycée. Autant le dire tout de suite : des sciences sociales, il ne fut point question.

Le colloque était organisé par l’Académie des sciences morales et politiques (ASMP), présidée par Michel Pébereau, celui qui, inspecteur général des finances, pilota la privatisation de BNP Paribas avant d’en devenir le PDG. Parmi les intervenants : Yann Coatanlem, président du Club Praxis, un think tank ultralibéral ; Jean Peyrelevade, ancien président du Crédit lyonnais, de la banque Stern, de Suez et toujours dirigeant de nombreux groupes comme Bouygues ou KLM ; ou encore Sabine de Beaulieu, présidente de l’association Jeunesse et entreprises… L’Académie ne semble pas se préoccuper de pluralisme.

« Pourquoi ne pas laisser Marx au programme d’histoire ? »

D’ailleurs, elle ne s’en cache pas vraiment. Le but du colloque ce lundi était d’établir un « diagnostic » des programmes de sciences économiques au lycée, avant un deuxième, fin février, qui en proposera une réorientation. Or, ce « diagnostic » ne s’embarrasse pas de subtilités. Yann Coatanlem, par exemple, regrette que les manuels scolaires continuent de parler du « concept dépassé » qu’est selon lui celui de « classe sociale ». Lors du colloque, il s’explique : « Qui parle encore aujourd’hui de classes sociales ? La précarité peut arriver à tous. » Et il s’interroge : « Doit-on parler de Marx ? Pourquoi ne pas le laisser au programme d’histoire ? »

Sabine de Beaulieu estime, pour sa part, que les programmes d’économie devraient « donner une image plus positive de l’entreprise ». Et même si certains se montrent bien moins sévères, à l’image de la présidente du Conseil d’analyse économique, Agnès Bénassy-Quéré, ou du professeur de l’université d’Oxford, Kevin O’Rourke, « impressionné » par la qualité des manuels français, au moment de faire la synthèse des débats, Bernard Salanié, de l’université de Columbia aux États-Unis, souligne le « négativisme implicite » des manuels scolaires « face aux enjeux de la société moderne » et regrette, entre autres, que « les manuels insistent sur les faiblesses des marchés, mais ne parlent que peu de leurs avantages »…

On pourrait se dire, après tout, qu’il ne s’agit-là que de prises de position peu surprenantes de la part de l’Académie, dont la « section économie politique, statistiques et finance » est connue pour être très proche des milieux patronaux (on y trouve, outre Michel Pébereau, Denis Kessler, ancien vice-président du Medef, ou Yvon Gattaz, ancien président du CNPF, et père de son successeur Pierre…). Sauf que l’organisation de ce colloque rappelle un précédent. En 2008, juste après l’élection de Nicolas Sarkozy, la même Académie avait déjà travaillé un rapport sur la même thématique. Rapport qui avait fortement influencé la réforme des programmes menée en 2010 par Luc Chatel.

À l’approche de l’élection présidentielle, l’Académie tenterait-elle de rejouer le même coup ? Il n’y a, en tout cas, aucun doute sur le fait que le patronat mène sur le sujet une véritable campagne. En septembre, le même Michel Pébereau avait déjà lancé les hostilités en se retirant du Conseil national éducation-économie (CNEE), avec toute la composante patronale de l’organisme, pour protester contre un allégement – pourtant plus que nécessaire – des programmes qui avait vu l’enseignement d’un chapitre sur le fonctionnement des marchés en seconde devenir facultatif.

Par cette démission, le patronat force le CNEE à repousser de deux mois la parution d’un rapport élaboré avec le Conseil supérieur des programmes sur l’ensemble de l’enseignement des sciences économiques et sociales. Pour le président du CNEE, Pierre Ferracci, « certains ont imaginé que l’avis du CSP et du CNEE ne pourrait pas sortir avant l’élection présidentielle et qu’on ne retiendrait donc que celui de l’ASMP ». Peine perdue, selon Ferracci, le rapport du CSP et du CNEE sera publié au plus tard début avril.

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