Éducation nationale. Nouveaux programmes, un secret qui inquiète
Démissions, climat détestable, opacité frisant la paranoïa : la révision des programmes du lycée, qui doit aboutir en novembre, jette le trouble dans le monde scolaire.
Que vont apprendre les lycéens demain ? Difficile de le savoir avec précision à deux jours de la fin des travaux du Conseil supérieur des programmes (CSP), qui doit avoir adopté le 2 novembre les textes qui constitueront les futurs programmes du lycée. Un processus entamé le 10 octobre, et qui aura donc été mené au pas de charge : un mois et demi pour reprendre plus de 80 textes, auditionner experts, associations d’enseignants, syndicats… cela semble peu. Surtout, la démarche s’inscrit dans un contexte franchement houleux pour le CSP lui-même. Créé en 2013 par la loi de refondation de l’école, c’est une instance dont l’indépendance est – théoriquement – gravée dans le marbre. Car, si ses 18 membres (dix personnalités qualifiées, six parlementaires et deux membres du Conseil économique, social et environnemental) sont bien nommés par décret ministériel, ils ne sont en revanche pas placés sous l’autorité hiérarchique du ministre.
Les « pédagogistes » accusés de vouloir niveler l’école par le bas
Mais, quand Jean-Michel Blanquer est nommé ministre de l’Éducation nationale, après l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, la situation dégénère très vite. En septembre 2017 le président du CSP, le géographe Michel Lussault, démissionne. Sous sa direction, depuis 2014, le Conseil avait entrepris de refonder tous les programmes, de la maternelle à la troisième. Dès l’été 2017, il est la cible d’attaques venues des milieux les plus réactionnaires. Alors qu’au collège le christianisme est vu en sixième et l’islam en cinquième, on lui reproche de vouloir effacer tout enseignement des « racines chrétiennes de la France » au profit de l’islam ; on lui reproche d’être celui par qui le terrible prédicat (c’est-à-dire ce qui dans la phrase se rapporte au sujet mais n’est pas le sujet lui-même : verbe, compléments…) est arrivé dans l’enseignement de la grammaire ; on lui reproche son « laxisme »… Le magazine ultraréactionnaire Causeur prend la tête de cette croisade idéalisant jusqu’au ridicule l’école d’hier, contre ceux que le ministre lui-même appelle les « pédagogistes », accusés de vouloir niveler l’école par le bas : c’est dans ses colonnes que celle qui succède à Michel Lussault, Souad Ayada, issue du sérail puisque inspectrice générale de l’éducation nationale, livre sa première interview. Ambiance…
En février 2018, c’est au tour de la linguiste Sylvie Plane, vice-présidente du CSP, de démissionner. Elle dénonce « une remise en cause de (son) indépendance » et décrit le mépris manifesté par le ministre pour le travail du Conseil, puisqu’il n’a même pas daigné accuser réception d’un rapport sur l’enseignement des sciences économiques et sociales… pourtant élaboré à la demande du ministère. Le CSP se retrouve mis de côté, ou mis en concurrence avec des missions spécifiques, confiées à des experts choisis par le ministre : « mission maths » confiée au mathématicien (et député LaREM) Cédric Villani, « mission maternelle » confiée au neuropsychiatre Boris Cyrulnik, mission sur la réforme du baccalauréat confiée au politologue Pierre Mathiot…
Aigre cerise sur le gâteau, le ministre crée en janvier 2018 un nouveau Conseil scientifique de l’éducation nationale (Csen). Le CSP, normalement indépendant et libre d’auditionner qui il souhaite, se voit alors enjoindre de tenir compte des avis – pourtant consultatifs – du Csen. « Le CSP a été petit à petit complètement dépossédé de ses missions », lance Sylvie Plane en démissionnant. Enfin, il y a tout juste un mois, c’est au tour de Marie-Aleth Grard, vice-présidente d’ATD Quart Monde et auteure d’un rapport sur l’école et la grande pauvreté, de claquer avec fracas la porte d’un « lieu où on enregistre les textes proposés mais où il est impossible d’avoir des discussions », dénonce-t-elle alors dans une interview au site spécialisé le Café pédagogique.
Depuis, c’est le verrouillage. Les experts consultés par le CSP, voire les membres du Conseil eux-mêmes, n’ont plus le droit d’obtenir des copies des projets de programmes. Dans une procédure étonnante et même inquiétante dans le cadre d’une société démocratique, ils doivent se rendre dans les locaux du CSP, le matin entre 9 heures et 10 heures, pour consulter une version exclusivement papier du document sur lequel ils souhaitent travailler ! On croit comprendre le pourquoi de ces précautions au vu des premières « fuites » qui, malgré tout, ont pu se faire jour.
« Une conception très datée de l’histoire »
En histoire-géographie par exemple, la place des femmes et de l’immigration dans l’histoire serait réduite à la portion congrue. Mais quand l’historienne Laurence De Cock s’en inquiète publiquement dans le quotidien Libération, elle s’attire aussitôt un démenti furieux de la présidence du CSP, qui parle de « documents de travail falsifiés ». Par qui, et surtout pourquoi ? Mystère… Le Snes-FSU, premier syndicat du secondaire, a pourtant l’air de partager ses craintes : outre la lourdeur des programmes, il s’inquiète d’y trouver « une conception très datée de l’histoire », où l’on peine à distinguer « la prise en compte (…) des acquis de la recherche ».
Même inquiétudes en sciences économiques et sociales (SES). Cette fois, ce sont des questions comme le chômage, les classes sociales, les inégalités… qui seraient portées manquantes. En revanche, s’étonne le Snes, « le marché, dans une présentation qui omet le rôle des institutions ainsi que la possibilité de défaillances ou de déséquilibres, occupera quant à lui la moitié de la partie économie du programme ». « Oublis » orientés, idéologie : que cachent encore ces programmes « révisés » dans l’opacité ? On devrait en savoir plus assez vite, les enseignants devant être consultés courant novembre. Juste avant que les futurs programmes soient transmis au ministre.