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Les professeurs de SES sont-ils paranoïaques?

A chaque réforme importante du lycée, parmi les professeurs qui montent au créneau pour contester le projet, les professeurs de SES sont en bonne place. En fait, la place est inconfortable, elle risque de donner l’image de profs jamais contents, ou de « chouineurs » invétérés. Puisque les professeurs sont experts en matière d’examen, tentons un examen de conscience.

Les leçons du passé

La réactivité des professeurs de SES s’explique par leur mémoire. Depuis la création de la série ES, dont on a fêté l’an dernier le cinquantenaire, les SES et la série ES ont souvent été attaquées. Chevènement, ministre de l’éducation pensait dans les années 80 scinder l’enseignement des SES en deux blocs, l’un économique avec des mathématiques, et un pôle sciences humaines, avec notamment la sociologie, comme si l’économie ne faisait pas partie des sciences sociales.

Quelques années plus tard, la série ES a même été qualifiée « d’erreur génétique » (c’est violent!) provoquant le courroux et la mobilisation des professeurs de SES. Depuis, les attaques sont moins caricaturales, moins frontales, mais pas moins dangereuses. Le risque de dénaturation des SES est bien réel.

 

La vente à la découpe des SES

Un bon moyen pour se débarrasser des locataires d’un immeuble, c’est de le vendre à une société qui va ensuite revendre les différents appartements, à la découpe,  à l’unité. On proposera aux locataires récalcitrants d’acheter leur appartement au prix fort, ou on leur proposera un loyer nettement plus élevé qui les conduira à le quitter. Officiellement, on ne chasse pas le locataire, mais dans les faits on le pousse dehors.

La particularité des SES est de s’appuyer entre autres, sur l’économie, la sociologie et les sciences politiques. Ces différents apports disciplinaires en font l’originalité. Si toutes les disciplines concourent à la formation des citoyens, les SES en abordant des sujets polémiques, des terrains glissants en s’efforçant de prendre du recul ont un rôle essentiel dans le développement critique de la jeunesse. On a déjà abordé dans ce billet: « Qui veut la peau des sciences sociales? » les motivations de ceux qui veulent affadir l’enseignement des SES. La réforme officiellement ne touche pas à l’intégrité des SES, mais elle cherche néanmoins méthodiquement à les dénaturer.

En seconde, on les intègre dans le tronc commun, mais avec seulement 1h 30, et comme l’enseignement d’exploration en économie-gestion disparaît; on voit le piège. On change le statut des SES en seconde, mais sans concession horaire (comment proposer une pédagogie active avec des groupes de 35?), et le gouvernement est tenté de mélanger les deux enseignements d’exploration actuels, et ce au détriment de la sociologie. Même démarche, avec la marginalisation des sciences politiques. Elles ne feront plus partie intégrante des SES, mais on les retrouvera pour une très faible proportion de lycéens dans une spécialité de terminale.

La bombe à retardement: des programmes au service de l’idéologie libérale?

Le ministère est habile. Son attaque est effectivement moins frontale que par le passé. Les SES ne sont pas beaucoup plus malmenées que les autres matières en ce qui concerne la baisse (réelle et préoccupante) des horaires, difficile alors de crier à une injustice flagrante. Cependant, la deuxième lame, à savoir la refonte des programmes vise à tailler dans l’originalité des SES. Gilles Raveaud dans ce billet montre bien que la composition du groupe « d’experts » chargés d’élaborer les nouveaux programmes ne laisse rien présager de bon. On peut comprendre que l’estimable Philippe Aghion proche du président soit nommé. On s’inquiète davantage quand il évoque dans une interview au journal les échos « l’inculture économique des français ». Dans sa bouche, cela ne signifie pas qu’il faut plus de SES, mais qu’il faut limiter la place des autres sciences sociales, et ne retenir que les questions économiques qui ne font pas débat. « Curieuse conception de la science et de la démocratie » remarque Erwan Le Nader président de l’association des profs de SES. Rechute paranoïaque? On peut en douter quand on voit comment se dessine la composition du « groupe d’experts » chargés de faire les programmes de SES. Pas de professeurs de SES, sur représentation de l’économie et présence de membres de l’ASMP (académie des sciences morales et politiques). Dans un rapport déjà commenté (voir ici), elle avait jugé l’enseignement des SES « néfaste », son enseignement de la sociologie « compassionnel ». Philippe Askénazy a bien montré que cette académie exclusivement masculine est bien plus politique que morale. Elle fait la promotion d’une vision très libérale de l’économie. Elle se méfie, et disons le, cherche à nuire depuis des années aux SES qui se refusent à considérer les lycéens comme de simples consommateurs et épargnants; elles veulent contribuer à former des citoyens lucides.

Au terme de ce diagnostic honnête (l’objectivité n’existe pas disait le fondateur du Monde Hubert Beuve-Méry), on peut affirmer que les professeurs de SES ne sont pas paranoïaques, ils ne sont pas non plus bipolaires. Ils veulent en revanche, si on peut dire, rester tripolaires, et donc pouvoir conformément au projet fondateur des SES continuer à s’appuyer sur trois piliers [économie, sociologie et sciences politiques] pour dispenser un enseignement de qualité (ce qui implique que des heures soient dédoublées) et utile aux jeunes, et à notre société menacée par les simplismes, les populismes.

NB: Illustrations vues lors de la manifestation de soutien aux SES, à Paris, le 11 Avril, et disponibles sur le site de l’APSES (association des professeurs de SES).

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