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Réforme des SES et idéologie : la paille et la poutre

L’annonce des futurs programmes de Sciences économiques et sociales de seconde et première, sous couvert de les rendre plus « objectifs », révèle d’inquiétants biais idéologiques des experts qui les ont constitués.

Régulièrement, les milieux patronaux et nos grands argentiers se plaignent de « l’inculture économique des Français » et du rôle supposément néfaste des Sciences économiques et sociales (SES) accusées de véhiculer une image négative de l’entreprise ou d’être un repaire d’affreux marxistes manipulant nos chères têtes blondes. En témoigne parmi tant d’autres, cet article consternant[1] dans Les Échos, où l’on explique que l’enseignement des SES est politisé et où l’on dénonce l’inculture des Français en prétendant que leur méfiance envers l’économie de marché nous coûterait un point de croissance. Comprenons que cette rhétorique du manque d’objectivité est on ne peut plus orientée. Elle consiste à dire en substance qu’un « bon » enseignement des SES devrait former des élèves qui « savent » « bien évidemment » que le marché est la forme d’organisation économique la plus efficace, ceci bien entendu ne devant souffrir d’aucune discussion politique, comme tout le monde en conviendra… Postulat pour le moins contestable quand on observe par exemple le fonctionnement des marchés financiers !

Le rôle des SES n’est pourtant pas de transmettre une doctrine, celle de l’économie de marché ou une autre, mais d’offrir aux jeunes citoyens en devenir un regard éclairé sur les phénomènes socio-économiques via des méthodes et outils interdisciplinaires et en mobilisant différents cadres théoriques. Mais le pluralisme paradigmatique n’est guère du goût des économistes orthodoxes libéraux, qui l’accusent de faire le lit du relativisme et jugent inacceptable que des élèves puissent dire que « tel penseur pense ceci et tel autre cela sur le phénomène X ». Or, que des élèves de 18 ans parviennent à comprendre la diversité des approches théoriques et à les positionner les unes par rapport aux autres en ayant quelques idées des mécanismes économiques sous-jacents est une nécessité à la fois pédagogique et démocratique. Former des citoyens, c’est aussi développer des capacités à appréhender sous différents angles éventuellement complémentaires un même objet ou problème, en donnant accès à des débats entre scientifiques – les sciences sociales n’existant pas sans controverses.

Mais, profitant de la réforme du lycée en cours (amenant notamment la fin de la filière économique et sociale, ES), un comité d’experts présidé par le très macronien Philippe Aghion s’est investi d’une mission de révision en profondeur des programmes censée les rendre « plus objectifs ». Les experts ont remis récemment leur copie et nous connaissons le programme de seconde et première qui peut être consulté ici :

http://cache.media.education.gouv.fr/file/CSP/31/4/1e_SES_Specialite_Voie_generale_1025314.pdf

http://cache.media.education.gouv.fr/file/CSP/30/9/2de_SES_Enseignement_commun_1025309.pdf

La copie en question appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, le caractère interdisciplinaire est amoindri. Ainsi, dans le chapitre introductif, « comment les économistes, les sociologues et les politistes raisonnent-ils ? », l’objectif est de comprendre que l’une des questions centrales des économistes est l’allocation efficace des ressources rares tandis que pour le sociologue c’est, notamment, d’expliquer les comportements sociaux. Définir le travail de l’économiste ainsi n’est pas faux mais empreint de la vision néoclassique de la discipline. Mais il manque ici surtout un point pour dire qu’économistes et sociologues étudient les mêmes objets, puisque les phénomènes économiques sont des faits sociaux, et que par ailleurs, les économistes étudient aussi le comportement des agents, et qu’il s’agit surtout de points de vue et d’approches complémentaires de ces objets. Ensuite, symptomatique de ce découpage disciplinaire, certains objets ne sont traités que par l’une ou l’autre des disciplines (économie, sociologie, sciences politiques) et l’interdisciplinarité n’est réservée qu’à quelques regards croisés comme une thématique autour de risque, assurance et protection sociale et sur la gouvernance et l’organisation des entreprises. Ainsi, les attendus des programmes de classe de première se focalisent très largement sur la microéconomie standard et les équilibres de marché tels qu’enseignés aux étudiants dans les manuels d’économie orthodoxe sans aucune évocation des courants d’économie hétérodoxes ou des apports de la sociologie économique. Or cela permettrait d’offrir un autre éclairage sur les institutions marchandes puisque les élèves devront « savoir que le marché est une institution et savoir distinguer les marchés selon leur degré de concurrence (de la concurrence parfaite au monopole) ». Fort bien, mais comme aucun thème dédié aux institutions n’est proposé ni en seconde ni en première et que l’on ne propose pas de lecture sociologique ou institutionnaliste du marché, gageons que l’on passera rapidement ce point pour aller « à l’essentiel », c’est-à-dire : « Savoir interpréter des courbes d’offre et de demande ainsi que leurs pentes, et comprendre comment leur confrontation détermine l’équilibre sur un marché de type concurrentiel où les agents sont preneurs de prix. Savoir illustrer et interpréter les déplacements des courbes et sur les courbes, par différents exemples chiffrés, notamment celui de la mise en œuvre d’une taxe forfaitaire. Savoir déduire la courbe d’offre de la maximisation du profit par le producteur et comprendre qu’en situation de coût marginal croissant le producteur produit la quantité qui permet d’égaliser le coût marginal et le prix. Comprendre les notions de surplus du producteur et du consommateur. Comprendre la notion de gains à l’échange et savoir que la somme des surplus est maximisée à l’équilibre » (nous soulignons).

Nous ne discutons pas ici l’intérêt de connaître les concepts évoqués (nous pensons que la microéconomie a sa place, comme la macroéconomie), mais l’exercice proposé est, sur le plan pédagogique, pour le moins critiquable. Alors même que les fonctions dérivées viendront à peine d’être aperçues en mathématiques en première, les élèves se devront de les maîtriser parfaitement pour comprendre ce qu’est la pente d’une courbe et surtout, pouvoir les déduire d’un calcul de maximisation d’utilité et de profit. Les experts semblent ici mal estimer la capacité des élèves à assimiler en même temps de nouveaux concepts en mathématiques et en SES. Le risque est grand de dégoûter ceux qui ne sont pas encore à l’aise avec les mathématiques. La suite du (long) programme de microéconomie traite de la concurrence imparfaite et des défaillances de marché, moins problématique sur le plan pédagogique car faisant davantage appel à une compréhension logique. Mais cela fait tout de même une très longue séquence de microéconomie.

Cette extension du domaine de la microéconomie correspond à un recentrage sur le modèle fondateur de l’analyse orthodoxe. Les choix inconscients et les tabous se révèlent ici par ce qu’on ne fait pas ou ne dit pas, ou par ce qu’on dit trop, et qui finit par faire symptôme : les ressources en temps n’étant pas extensibles, cette enflure du programme de microéconomie fait plusieurs victimes. Tout d’abord, le thème « régulations et déséquilibres macroéconomiques » disparaît tout bonnement, ainsi que celui des grands équilibres macroéconomiques, les questions de politique économique étant traitées à la marge dans les thèmes « Comment les agents économiques se financent-ils? » et « Qu’est-ce que la monnaie et comment est-elle créée ? ». Notons que ces deux thèmes n’en formaient qu’un seul avant. Or, séparer ces deux chapitres pose un problème de pédagogique pour l’explication du taux d’intérêt : dans le thème sur le financement, un des objectifs est que les élèves sachent que le taux d’intérêt est le prix qui égalise le marché des fonds prêtables, soit la conception néoclassique du taux d’intérêt dont Keynes a montré l’absence de pertinence. Dans une économie monétaire, il n’y a pas de marché des fonds prêtables Dans le chapitre sur la monnaie, le pilotage du taux d’intérêt par la banque centrale est bien évoqué, mais cela n’est pas explicite. Mais il reste un problème de présentation et pédagogique, puisque dans le chapitre financement, il est aussi indiqué que l’élève doit savoir que le déficit budgétaire peut générer soit un effet d’éviction, soit un effet de relance. Il sera bien difficile de faire comprendre quelque effet de relance que ce soit sans avoir traité auparavant de l’équilibre macroéconomique et de l’effet multiplicateur. Bref, avouons que c’est un peu léger, et que quelques clés de compréhension du monde pourraient venir à manquer aux élèves…

Ensuite, la partie sur « risque, assurance et protection sociale » ne prévoit de traiter la protection sociale que sous l’angle libéral de la « gestion du risque », proposant principalement une grille d’analyse empruntée à celle des assurances privées.

Enfin, on découvre que la sociologie des classes sociales et catégories socio-professionnelles a disparu. Étonnant : étudier les classes sociales serait-il « idéologique » ? Est-il si « politiquement orienté » de reconnaître que les revenus, qualifications, pratiques culturelles, manières de penser et d’agir diffèrent entre catégories (populaires, et aisées, ouvriers et cadres et professions intellectuelles supérieures, etc.), ce qu’absolument tous les travaux statistiques démontrent ? Est-il tabou de dire que les chances d’entrer à l’université ou dans les classes préparatoires sont beaucoup plus faibles pour les jeunes des classes populaires que pour ceux des classes supérieures, et que le système scolaire français est celui qui amplifie le plus les inégalités dans l’OCDE ? Est-il tabou de parler d’endogamie, de la fréquence des mises en couple avec des membres de son milieu social ? D’ailleurs, dans la partie sciences politiques, sur la thématique « voter : une affaire individuelle ou collective ? », il est indiqué que « l’appartenance sociale » peut influencer le vote, mais sans que les mots « classes » ou CSP ne soient énoncés, et surtout que ces questions fondamentales n’aient été étudiées au préalable.

Sans préjuger de ce que sera le programme de terminale – peut-être que nos experts auront rééquilibré la balance –, il semble tout de même qu’en matière de biais idéologiques (conscients ou inconscients), tout se passe comme si, chagrinés par la paille des imperfections du programme précédent, les experts l’avaient remplacée par une poutre.

 

[1] https://start.lesechos.fr/continuer-etudes/vie-etudiante/les-francais-nuls-en-economie-la-faute-au-lycee-11845.php

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