https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/11/21/le-role-des-ses-n-est-pas-de-transmettre-une-doctrine-mais-d-offrir-aux-jeunes-un-regard-eclaire_5386583_3232.html

« Le rôle des SES n’est pas de transmettre une doctrine, mais d’offrir aux jeunes un regard éclairé »

Le collectif des Economiste atterrés dénonce, dans une tribune au « Monde », les travers idéologiques de la refonte du programme de sciences économiques au lycée.

Par Collectif des Economistes atterrés Publié aujourd’hui à 16h00, mis à jour à 16h00

Tribune. Régulièrement, les milieux patronaux et financiers se plaignent de « l’inculture économique des Français » et du rôle néfaste des sciences économiques et sociales (SES) accusées de véhiculer une image négative de l’entreprise et d’être un repaire d’affreux marxistes manipulant nos chères têtes blondes. Un article de presse explique même que l’enseignement des SES est politisé et dénonce la méfiance des Français envers l’économie de marché, qui nous coûterait un point de croissance !

Former des citoyens, c’est aussi développer des capacités à appréhender sous différents angles, éventuellement complémentaires, un même objet ou problème

Un bon enseignement des SES devrait former des élèves qui savent que le marché est la forme d’organisation économique la plus efficace, sans aucune discussion… Ce qui est pour le moins contestable au vu du fonctionnement des marchés financiers ! Le rôle des SES n’est pas de transmettre une doctrine, mais d’offrir aux jeunes citoyens en devenir un regard éclairé sur les phénomènes socio-économiques via des méthodes et outils interdisciplinaires et différents cadres théoriques, ce qui est une nécessité pédagogique et démocratique.

Former des citoyens, c’est aussi développer des capacités à appréhender sous différents angles, éventuellement complémentaires, un même objet ou problème, en donnant accès à des débats entre scientifiques – les sciences sociales n’existant pas sans controverses

Comité d’experts

Mais, profitant de la réforme du lycée en cours, un comité d’experts présidé par l’économiste Philippe Aghion, qui a publiquement soutenu la campagne d’Emmanuel Macron, a été investi d’une mission de révision en profondeur des programmes censée les rendre « plus objectifs ». Les programmes de Seconde et Première proposés appellent plusieurs remarques. D’abord, le caractère interdisciplinaire est nié. La question centrale des économistes serait « l’allocation efficace des ressources rares » tandis que, pour le sociologue, ce serait, notamment, d’expliquer les comportements sociaux.

Alors que les fonctions dérivées viendront à peine d’être aperçues en mathématiques en première, les élèves devront les maîtriser parfaitement pour comprendre ce qu’est la pente d’une courbe

Il est oublié qu’économistes et sociologues étudient les mêmes objets, puisque les phénomènes économiques sont des faits sociaux, et qu’il s’agit surtout de points de vue et d’approches complémentaires. Ainsi, les programmes de Première se focalisent très largement sur la microéconomie standard et les équilibres de marché tels qu’enseignés aux étudiants dans les manuels d’économie orthodoxe sans aucune évocation des courants hétérodoxes ou des apports de la sociologie économique. Or cela offrirait un autre éclairage sur les institutions marchandes, puisque les élèves devront « savoir que le marché est une institution et… distinguer les marchés selon leur degré de concurrence (de la concurrence parfaite au monopole) ».

Fort bien, mais comme aucun thème dédié aux institutions n’est proposé, ni de lecture sociologique ou institutionnaliste du marché, gageons que l’on passera rapidement ce point pour aller « à l’essentiel », c’est-à-dire : « Savoir interpréter des courbes d’offre et de demande ainsi que leurs pentes, et comprendre comment leur confrontation détermine l’équilibre sur un marché de type concurrentiel où les agents sont preneurs de prix. Savoir déduire la courbe d’offre de la maximisation du profit. »

Article réservé à nos abonnés Lire aussi « L’enseignement des SES, une construction pédagogique qui a fait ses preuves »

Nous ne discutons pas l’intérêt de connaître les concepts évoqués mais l’exercice proposé est pédagogiquement critiquable. Alors que les fonctions dérivées viendront à peine d’être aperçues en mathématiques en première, les élèves devront les maîtriser parfaitement pour comprendre ce qu’est la pente d’une courbe et surtout, pouvoir la déduire d’un calcul de maximisation d’utilité et de profit.

Problème pédagogique

Ce gonflement du programme de microéconomie fait plusieurs victimes. Le thème « régulations et déséquilibres macroéconomiques » disparaît ainsi que celui des grands équilibres macroéconomiques, les questions de politique économique étant traitées à la marge dans les thèmes « Comment les agents économiques se financent-ils ? » et « Qu’est-ce que la monnaie et comment est-elle créée ? ».

Article réservé à nos abonnés Lire aussi Réforme des programmes de SES : « Un risque de marginalisation de cette discipline au lycée »

Cela crée un problème pédagogique, puisque dans le chapitre sur le financement, il est indiqué que l’élève doit savoir que le déficit budgétaire peut générer soit un effet d’éviction, soit un effet de relance. Il sera difficile de mener cette discussion sans avoir traité auparavant de l’équilibre macroéconomique et du multiplicateur. Enfin, la partie « risque, assurance et protection sociale » ne traite la protection sociale que sous l’angle libéral de la « gestion du risque », proposant principalement une grille d’analyse empruntée à celle des assurances privées.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi Refonte des programmes de SES au lycée : « Transmettre des savoirs fondamentaux, dans leurs différences et leurs complémentarités »

La sociologie des classes sociales et catégories socio-professionnelles a disparu. Etonnant : étudier les classes sociales serait-il « idéologique » ? Est-il si « politiquement orienté » de reconnaître que les revenus, qualifications, pratiques culturelles, manières de penser et d’agir diffèrent entre catégories, ce que tous les travaux statistiques démontrent ? En matière de biais idéologiques, tout se passe comme si, chagrinés par la paille des imperfections du programme précédent, les experts l’avaient remplacée par une poutre.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi Programmes scolaires : comment Jean-Michel Blanquer veut redessiner le lycée
Collectif des Economistes atterrés

Facebooktwittermail