L’enseignement de la science économique est-il déconnecté de la réalité économique ? L’absent des programmes n’est ni la mondialisation ni la finance, mais la révolution numérique.

Le point de vue d’Alain Lemasson (« Les Échos » du 16 août 2018) est vif et tranchant. S’il souligne, avec raison, la nécessité de prendre en compte l’internationalisation de la finance et des chaînes de production dans l’enseignement de l’économie, pointons quelques injustices dans le propos.

Les univers de la finance, des banques et des marchés ne sont pas « tout simplement ignorés ». De même, pour la politique monétaire de la BCE ou la notion de risque. Accordons-lui toutefois le peu d’intérêt pour l’Union bancaire. Néanmoins, l’essentiel dans cette interpellation réside dans sa question centrale : l’enseignement de la science économique (au lycée et dans les grandes écoles) est-il déconnecté de la réalité économique ? S’est-il adapté à la mondialisation ?

Et la réponse ici n’est pas univoque, d’où l’intérêt du débat. Il faut ici souligner le véritable effort en faveur de la diffusion d’une culture économique pour les Français. Notons pour cette année 2018 :

o la 6e édition du Printemps de l’économie (Démondialisation ? Des mondialisations) ;

o les 18es rencontres économiques d’Aix-en-Provence (6, 7 et 8 juillet 2018) sur le thème « Métamorphose du monde » ;

o la 15e édition des Entretiens Enseignants-Entreprise (EEE), organisés par l’Institut de l’Entreprise en partenariat avec l’Éducation nationale qui auront lieu les 28 et 29 août 2018 à l’École polytechnique sur le thème « Les entreprises dans la mondialisation » ;

o la Fondation pour l’Université de Lyon qui organisera les 6, 7 et 8 novembre 2018 la 11e édition des Journées de l’Économie (Que sait-on du futur ?).

Il faudrait ajouter à ces rencontres physiques les efforts de vulgarisation sur les sites de l’Insee, de la Banque de France, de la Cité de Sciences, de Lafinancepourtous.com, de Melchior.fr, de l’Apses, etc. Sans oublier les collectivités locales qui organisent des « Journées de l’économie sociale et solidaire » ou des « rencontres sur l’économie numérique ».

À y regarder de plus près, l’absent des programmes n’est ni la mondialisation ni la finance, mais la triple transformation qui bouscule le XXIe siècle :

– les effets économiques et sociaux de la révolution numérique ;

– l’affirmation des pays émergents, notamment les BRICS ;

– les transformations économiques, sociales, politiques, démographiques des pays en développement, notamment d’Afrique et d’Asie, sous l’effet conjugué des potentialités du numérique et des nouvelles puissances géopolitiques.

Ainsi, un lycéen qui passe chaque semaine plus de temps sur son smartphone que devant n’importe quelle matière obligatoire peut obtenir, avec mention, son baccalauréat sans avoir aucune idée du fonctionnement d’un moteur de recherche, du modèle d’affaires de son réseau social préféré, des effets concurrentiels des plateformes qui le sollicitent régulièrement sans même évoquer les efforts de régulation des géants des nouvelles technologies ou l’affirmation des multinationales chinoises.

Certes, on ne blâmera pas un jeune Français, fut-il lycéen en série Économique et social (ES), de ne pas savoir que l’économiste français Jean Tirole, qui a obtenu le prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel en 2014 pour son « analyse du pouvoir de marché et de la régulation ». Et, on ne lui tiendra aucune rigueur de son ignorance des travaux des professeurs Lloyd S. Shapley et Alvin E. Roth sur « la théorie des allocations stables et la pratique de la conception du marché ».

Néanmoins, est-il raisonnable que les lycéens qui s’angoissent devant Parcoursup ignorent la place prise par les algorithmes de classement, de hiérarchisation et d’allocation dans la vie économique et sociale ?
Les idées de préférences (Université, classe préparatoire, BTS, IUT, etc.), de classement des choix, de maximisation de l’utilité (de l’établissement d’accueil) sont-ils déconnectés de leur vie sociale ?

Certes, les programmes actuels permettent d’aborder ces transformations et les concepts obligatoires (cf. valeur ajoutée, progrès technique, élasticité, etc.) offrent un support pour les enseignants qui veulent d’introduire les nouvelles pousses et autres licornes. Néanmoins, il apparaît urgent de réactualiser les connaissances en insistant sur des notions comme celles de marchés bifaces, d’externalités de réseau, d’économies d’échelle, coût marginal nul ou d’élargir les conceptions du marché aux cas d’allocation de biens rares quand le système de prix ne fonctionne pas ou fonctionne mal.

Il appartiendra à la Commission chargée de réécrire les programmes de l’enseignement de Sciences économiques et sociales (SES), dirigée par Philippe Aghion, de donner un nouveau souffle à l’enseignement de l’économie. On ne doute pas que le professeur du Collège de France, référence mondiale pour les modèles de croissance néo-schumpetériens, n’oubliera ni la place de l’innovation ni le rôle de l’éducation dans l’analyse économique. Gageons qu’il introduise aussi dans les programmes les notions d’appariements, de marchés bifaces, de plateformes numériques et invitera à comprendre quelques acronymes comme GAFAM, BATX ou BRICS.

Espérons aussi qu’il ne minimise pas la complémentarité entre les disciplines… qui ne se réduit pas uniquement aux mathématiques. Elle concerne aussi la psychologie et la sociologie comme l’illustre le prix Nobel 2017, Richard H. Thaler, récompensé pour ses travaux d’économie comportementale ou la science politique, avec le prix d’Elinor Ostrom en 2009 pour son analyse de la gouvernance économique des biens communs.

Mais, quels que soient les choix des concepteurs du programme, il faut surtout qu’ils offrent les bons outils de compréhension aux futurs salariés, fonctionnaires et entrepreneurs de l’économie numérique, qu’ils travaillent au sein de jeunes pousses ou d’entreprise de l’économie sociale ou solidaire, qu’ils aient « envie de devenir millionnaire » ou de créer de nouvelles formes de solidarité, qu’ils désirent mieux réguler les plateformes, critiquer l’exploitation des tâcherons du digital labor ou moderniser les services publics.

La pédagogie et la didactique de l’économie au lycée ne sont pas « à bout de souffle » : comme (presque) toutes les activités sociales, elles sont simplement bousculées par la révolution numérique.