Sciences éco et patrons : la guerre est (re)déclarée

L’Académie des sciences morales et politiques présente lundi sa vision sur les programmes et les manuels.

LE MONDE ECONOMIE | • Mis à jour le | Par Aurélie Collas

L’enseignement controversé des SES.

Le vieil antagonisme qui oppose certains patrons et les sciences économiques et sociales (SES) est en passe d’être relancé. Cette discipline scolaire qui fête ses 50 ans cette année serait en effet anti-entreprise, anti-économie de marché. Et ses professeurs, des keynésiens, voire des marxistes – en tout cas, bien trop à gauche. Les hostilités doivent s’ouvrir lundi 30 janvier, avec un colloque de l’Académie des sciences morales et politiques consacré à « l’enseignement de l’économie dans les lycées ». L’Académie y présentera son « diagnostic » sur le programme et les manuels, à partir des contributions de six « économistes internationaux ».

Chez les défenseurs de cet enseignement, on pointe Michel Pébereau, le président de l’Académie et fer de lance de la traditionnelle offensive patronale contre les SES. L’ancien dirigeant de BNP Paribas, qui a longtemps enseigné la macro-économie à Sciences Po, est connu pour ses prises de position contre la vision de l’entreprise présentée dans les manuels. En 2008, il avait été, en tant que membre de la section économie de l’Académie, l’un des commanditaires d’un rapport cinglant sur l’enseignement de l’économie au lycée, qualifié d’« inadapté », « biaisé » et même « néfaste ». Dix ans plus tard, il renouvelle l’exercice. « C’est notre grand méchant loup !, ironise un professeur de SES sous couvert d’anonymat. En période électorale, il n’est pas étonnant que M. Pébereau tente de mettre à l’ordre du jour politique une révision des programmes. » Contacté, M. Pébereau n’a pas donné suite à nos sollicitations.

Grand écart de jugements

Que dit le nouveau rapport ? Selon les contributions, on peut y lire tout et son contraire. De l’éloge d’un professeur à l’université britannique d’Oxford, Kevin O’Rourke, qui se dit « impressionné » par les manuels français et serait « heureux [d’avoir] en Irlande quelque chose de moitié aussi bon ». A la diatribe de Yann Coatanlem, président du Club Praxis, s’indignant contre les biais idéologiques qu’il a décelés dans les manuels. Le chapitre sur les classes sociales ? « Concept dépassé », écrit-il. La définition des plus-values ? Marxisante, car « assimilée à une extorsion des travailleurs ». Le terme d’évasion fiscale, « hold-up du siècle » ? « Il nous semble que l’on tombe encore une fois un peu trop dans le sensationnalisme. »

Difficile de tirer une conclusion de ce grand écart de jugements. Chargé par l’Académie de rédiger la synthèse des six contributions, Bernard Salanié, professeur à l’université de Columbia (Etats-Unis), s’est malgré tout prêté à l’exercice. Premier grief : les SES présenteraient une vision pessimiste des réalités économiques. « Certains membres du jury discernent un négativisme implicite face aux enjeux de la société moderne », affirme M. Salanié dans sa synthèse. Exemple : « Les manuels insistent sur les faiblesses des marchés, mais ne parlent que peu de leurs avantages. »

La critique n’est pas nouvelle. Depuis les années 2000, elle est même récurrente au sein des lobbys patronaux. L’enseignement de l’économie au lycée mettrait trop l’accent sur les problèmes – chômage, précarité, inégalités, effets pervers de la mondialisation… La sociologie prendrait trop de place. Quant à l’entreprise, elle serait peu étudiée, sinon sous l’angle des conflits, des mauvaises conditions de travail, des bas salaires. De quoi décourager les vocations d’entrepreneurs ! En 2008, Thibault Lanxade, fondateur du think tank Positive Entreprise et vice-président du Medef, résumait le « problème » dans les colonnes du Figaro : « C’est une image pessimiste, incomplète, réductrice de l’entreprise, bref, antibusiness. L’entreprenariat et la réussite ne sont pas valorisés (…). Il est peut-être là le point de croissance qui nous manque ! »

« C’est mieux qu’avant »

Second grief, qui trouve un écho chez les universitaires soucieux que l’économie au lycée s’enseigne davantage comme à l’université : le manque de rigueur scientifique des SES. Pour eux, on donnerait aux élèves une culture générale, nourrie de faits et d’opinions diverses entre lesquels ils devraient choisir, sans outils d’analyse, sans critères de validation scientifique. C’est ce que reproche Bernard Salanié à l’enseignement lorsqu’il déplore, dans sa synthèse, « le faible poids donné à l’explication des concepts fondamentaux et au développement des outils de l’analyse économique ». « On n’insiste pas assez sur les mécanismes économiques de base – l’offre, la demande, la notion d’élasticité-prix…, renchérit Pierre-André Chiappori, également professeur à Columbia et rapporteur du rapport de l’Académie en 2008. C’est mieux qu’avant, mais il y a encore des manques. Les notions de risque et d’efficacité sont absentes, tout comme la théorie des jeux, sans laquelle vous ne pouvez comprendre la concurrence imparfaite ou la logique de cartel. »

Cette conception des SES a en effet fortement pesé sur les programmes scolaires en vigueur. Instaurés en 2010 sous la droite, ceux-ci sont davantage scindés en deux – économie d’un côté, sociologie de l’autre –, quand l’essence des précédentes moutures était le regard croisé. Ils sont aussi davantage dupliqués sur les savoirs dispensés à l’université.

Dans le quotidien de la classe, cela se traduit par « plus de notions théoriques à aborder, moins de temps pour la réflexion, le débat d’idées, la problématisation. Et pour les élèves, c’est moins passionnant », regrette Erwan Le Nader, président de l’association des professeurs de SES, fortement opposée aux programmes actuels. « On nous demande de nous centrer sur des concepts, des outils. C’est un peu comme si on disait aux enfants qu’avant de jouer de la musique, il faut au moins trois ans de solfège !, renchérit Philippe Watrelot, professeur de SES et ex-président des Cahiers pédagogiques. Jusqu’alors, l’objectif des SES était de former des citoyens. Aujourd’hui, c’est davantage de les préparer aux études d’économie. Or, c’est oublier que cet enseignement permet de s’orienter dans bien d’autres secteurs. »

« Troisième culture »

Les enseignants sont nombreux à percevoir dans la réforme de 2010 un tournant par rapport à « l’esprit des SES » tel qu’il avait été pensé dans les années 1960. Fruit de la réforme du lycée (1966), qui a débouché sur la création du bac B (actuel bac ES), ce nouvel enseignement devait faire rentrer au lycée une « troisième culture », entre les humanités et les sciences. La discipline avait vocation à donner aux jeunes des clés pour comprendre les enjeux économiques, sociaux, politiques de leur monde, dans le but de former des citoyens éclairés et critiques. Sous l’influence des partisans de l’unité des sciences sociales, les concepteurs avaient fait le choix d’en faire une discipline pas comme les autres, hybride, mêlant économie, sociologie, histoire, science politique.

La méthode, aussi, se voulait innovante, en rupture avec le cours magistral : plutôt que d’accumuler des connaissances théoriques déconnectées de la réalité, il s’agissait de partir de questions de société – le chômage, la hausse des prix, etc. – en confrontant les élèves à des documents de tous ordres convoquant différentes sciences sociales. Si bien que les cours de SES, pendant longtemps, étaient faits de travaux de groupe, à partir de textes, graphiques ou photos et de débats.

Mais, régulièrement mises en cause, les SES n’ont cessé d’être écartelées entre, d’un côté, les défenseurs de son ADN – une formation de culture générale, interdisciplinaire, à visée citoyenne – et, de l’autre, les partisans d’un enseignement de la science économique à l’état brut, faite d’abstractions et fortement formalisée. Dans ce match, cette seconde conception, défendue par le monde de l’entreprise et nombre d’universitaires, a gagné la dernière manche. Reste à savoir si, à 50 ans, la discipline va revivre, ou non, une nouvelle partie.

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