« L’enseignement de l’économie ne doit pas être au service d’intérêts particuliers »

Pour le sociologue Pierre Merle, qui s’exprime dans une tribune au « Monde », l’avis récent de l’Académie des sciences morales et politiques préconise une vision réductrice de l’économie à la sphère domestique et de l’entreprise.

LE MONDE ECONOMIE | | Par Pierre Merle (Professeur de sociologie à l’Ecole supérieure du professorat et de l’éducation de Bretagne et à l’université Bretagne – Pays de la Loire)

« Auditionnée fin mars 2017, l’Académie des sciences morales et politiques a rédigé un avis qui témoigne des oppositions radicales que l’enseignement des sciences économiques et sociales est susceptible de susciter ». (Photo : l’entrée de l’Institut de France qui regroupe, outre l’Académie française, l’Académie des inscriptions et belles-lettres, l’Académie des sciences, l’Académie des beaux-arts et l’Académie des sciences morales et politiques).

TRIBUNE. Les sciences économiques et sociales (SES) enseignées aux lycéens de la filière ES (économique et sociale), ancienne filière B, fêtent leur cinquantième anniversaire. Cette formation, avec 103 000 bacheliers en 2016, est loin devant la filière L (53 000 bacheliers), et souvent la plus recherchée après la filière scientifique. Pour les bacheliers ES, les débouchés sont variés et attractifs. Outre les formations universitaires, ces bacheliers poursuivent leurs études dans les classes prépas, les écoles de commerce, les Instituts d’études politiques. Ce succès incontestable est pourtant fragile.

Paradoxalement, en classe de seconde, existe seulement un « enseignement exploratoire » de SES limité à 1 h 30 hebdomadaire. Imagine-t-on des élèves de seconde choisir la filière L ou S après une initiation aussi limitée en français ou en maths ? Plus grave, l’enseignement des SES fait l’objet de contestations récurrentes sur les contenus enseignés.

Le Conseil supérieur des programmes et le Conseil national éducation-économie sont actuellement chargés d’une mission dont l’objet est de rendre un avis « sur les contenus qui doivent être dispensés dans le cadre de l’enseignement des SES ». Auditionnée fin mars 2017, l’Académie des sciences morales et politiques a rédigé un avis (lien vers PDF) qui témoigne des oppositions radicales que l’enseignement des sciences économiques et sociales est susceptible de susciter.

« Expérience courante »

Certes, et il faut s’en féliciter, l’Académie considère que l’enseignement des SES doit permettre « une compréhension réelle des grands enjeux économiques ». Paradoxalement, l’Académie souhaite resserrer l’enseignement des SES sur la microéconomie, plus précisément sur l’entreprise, « domaine où le savoir est le mieux fondé » et, par conséquent, réduire l’enseignement de la macroéconomie qui s’intéresse aux grandes questions telles que les échanges internationaux, la monnaie, le protectionnisme…

Pour être bien sûr d’être comprise, l’Académie précise que l’enseignement des SES « devrait partir de l’expérience courante » et donne des exemples de questions : « Comment assurer l’équilibre du budget de la famille ? » ; « Quels sont les avantages et les inconvénients d’être propriétaire ou locataire ? » ; « Pourquoi épargner et comment placer les revenus épargnés ? ».

Lire aussi :   Académie des sciences morales et politiques: il faut élire « une femme non liée au patronat »

La définition par l’Académie de « l’expérience courante » est étrange ! Cette expérience est inaccessible à au moins 20 % des ménages dont le patrimoine brut est inférieur à 8 000 € en 2015. Plus inquiétant encore, aborder l’enseignement des SES à partir de telles questions ne permettrait nullement de comprendre les grands enjeux économiques tels que le chômage, la précarité sur le marché du travail, une éventuelle sortie de l’euro, etc.

Quant à la sociologie qui s’intéresse aux conflits sociaux, aux classes sociales, à la pauvreté, aux inégalités de revenus, de patrimoine, de genre, etc., l’Académie ne mentionne même pas son existence puisqu’elle propose seulement « de renforcer le poids des sciences économiques » alors que celles-ci sont déjà largement dominantes. Les investigations sociologiques semblent insignifiantes pour l’Académie.

Instrumentalisation

C’est pourtant grâce à l’analyse sociologique des activités des salariés dans l’entreprise qu’il est possible de comprendre le freinage ouvrier, le turnover, le coulage, l’absentéisme et, in fine, les raisons d’une production de qualité éventuellement moindre. Une conception des SES amputée des analyses sociologiques fait l’impasse sur des variables déterminantes de la productivité.

Si l’enseignement des SES était réduit à une comptabilité du domestique et à des modélisations microéconomiques désincarnées de l’entreprise, les citoyens de demain seraient encore moins capables qu’en 2017 de s’approprier les grands enjeux économiques et sociaux des débats politiques et de s’opposer à la démagogie montante et aux populismes de tous bords. Tout comme l’enseignement de l’histoire ne doit pas être réduit à un roman national, celui des SES ne doit pas faire l’objet d’une instrumentalisation au service d’intérêts particuliers qui souhaitent mettre l’entreprise au centre de l’enseignement des SES. Le pluralisme de la pensée est une nécessité démocratique et scientifique.

Plus que jamais, après l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis et la montée des extrêmes droites en Europe, il faut avoir en mémoire l’analyse de Condorcet :

« Un peuple éclairé confie ses intérêts à des hommes instruits, mais un peuple ignorant devient nécessairement la dupe des fourbes qui, soit qu’ils le flattent, soit qu’ils l’oppriment, le rendent l’instrument de leurs projets, et la victime de leurs intérêts personnels. »

Pierre Merle est coauteur avec François Dubet de Réformer le collège (PUF, 2016).

Pierre Merle (Professeur de sociologie à l’Ecole supérieure du professorat et de l’éducation de Bretagne et à l’université Bretagne – Pays de la Loire)

Facebooktwittermail