Ces profs qui restent, malgré le « malaise enseignant » : « Aider les élèves à devenir des adultes, des citoyens, c’est la plus grande des victoires »

D’année en année, la désaffection pour le métier de professeur se confirme. Pourtant, nombreux sont ceux qui s’accrochent. Au « Monde », ils expliquent leurs motivations, qu’elles soient sociales, académiques ou simplement au service des enfants.

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D’année en année, la désaffection pour le métier de professeur se confirme. Pourtant, nombreux sont ceux qui s’accrochent. Au « Monde », ils expliquent leurs motivations, qu’elles soient sociales, académiques ou simplement au service des enfants.
Par Violaine Morin et Sylvie Lecherbonnier


Les chiffres sont éloquents : au terme d’une période d’inscription rallongée pour permettre aux retardataires de se faire connaître, les concours de l’enseignement ont enregistré une baisse vertigineuse du nombre de candidats sur deux ans : – 38 % au concours de professeur des écoles 2023 par rapport à 2021 ; – 21 % au concours externe du Capes, par rapport à 2021. La précarisation du métier, avec le recours accru aux contractuels, a également défrayé la chronique à la rentrée scolaire, de même que les problèmes structurels de pouvoir d’achat, auxquels le gouvernement a promis de s’atteler en revalorisant les traitements – tout en excluant, a priori, les enseignants les plus expérimentés.
Malgré un « malaise enseignant » de plus en plus palpable, la plupart des professeurs choisissent de le rester, y compris après plusieurs décennies dans le métier. Comment garder le cap dans un système dégradé, avec des perspectives salariales peu reluisantes et un sentiment de reconnaissance en berne ? Le Monde a choisi de poser la question à des professeurs de tous âges, à tous les niveaux de scolarité.
De la maternelle au lycée, il en ressort une croyance viscérale dans la mission de l’école, un attachement très profond à la jeunesse, mais aussi de multiples stratégies individuelles pour « tenir ». Et en particulier un engagement qui va bien au-delà des heures dues : qu’il soit purement pédagogique, social, associatif, voire syndical, il permet aux enseignants que nous avons interrogés de garder le sentiment d’« avoir un impact ».

« Petites victoires du quotidien »
Lorsque l’on interroge les professeurs sur leur engagement et sur ce qui fait qu’il dure, le plus frappant est de sentir à quel point ils tiennent à leurs élèves. « La reconnaissance ne peut venir que d’eux, de l’échange avec eux et de nos petites victoires du quotidien », assure Rachid Biba, 44 ans, qui enseigne la conduite routière dans un lycée professionnel de Loire-Atlantique depuis 2006 et représente le syndicat Snetaa-FO dans son académie.
Dans une institution où certains trouvent que plus rien ne tourne rond, il restera toujours les enfants et les jeunes, leurs questionnements, leur vivacité et leur enthousiasme, parfois, devant les contenus enseignés. « Le contact avec la jeunesse donne l’impression de vieillir moins vite que les autres ! », s’amuse Lucie Bons, une enseignante de français de 48 ans responsable d’une classe pour élèves allophones sans scolarisation préalable (UPE2A-NSA) au sein d’un lycée professionnel. Lucie Bons s’est tournée vers ce dispositif, qui accueille une majorité de mineurs isolés, parce qu’elle avait l’impression de « ne plus faire avancer » ses élèves dans la filière professionnelle. « Quand vous avez devant vous des grands ados qui progressent très rapidement en français et sont encore, pour leur âge, complètement émerveillés par le contenu du cours, c’est très gratifiant », assure-t-elle.
De nombreux enseignants ont mentionné comme une source de joie, un « moteur », cet émerveillement des élèves devant certaines découvertes. « Ce qui me rend heureux, c’est le silence et l’émotion d’une classe à la lecture du mythe d’Œdipe, d’un chant de l’Iliade ou de l’Odyssée », rapporte Augustin d’Humières, qui enseigne les lettres classiques dans un lycée de Meaux (Seine-et-Marne) et se réjouit toujours, après plus de vingt-cinq ans dans le même établissement, de voir que ses élèves s’enthousiasment pour l’étymologie grâce au latin ou au grec.

Plus les publics qui fréquentent l’école sont fragilisés, plus la sensation d’utilité sociale est forte. « Dans mon lycée, nous accueillons des jeunes ruraux issus de milieux défavorisés, parfois en rupture avec le monde scolaire, rapporte ainsi Rachid Biba. Les aider à devenir des adultes, à devenir des citoyens, c’est la plus grande des victoires. » Benjamin Marol, 45 ans, qui enseigne depuis toujours en éducation prioritaire, confirme que son sentiment d’utilité serait moindre s’il partait enseigner « dans le 5e arrondissement de Paris ». « Et pourtant, avec mes points, ce serait tout à fait possible ! », ajoute-t-il – les professeurs de REP + totalisent plus vite les points d’ancienneté permettant de rejoindre des établissements privilégiés. « Parfois, face à un élève qui cumule beaucoup de difficultés, bien au-delà de la question scolaire, on se sent impuissant et c’est très difficile à vivre, constate cependant Gilles Graber, professeur d’espagnol dans un collège REP de Marseille, tout en nuançant : Nous sommes comme les infirmières dans les services d’urgence, nous sommes dans une relation humaine à la fois enrichissante et épuisante. »

« Etre toujours en mouvement »
Les enseignants que nous avons interrogés refusent pourtant d’opposer la vocation « sociale » d’un professeur de quartier défavorisé à celle, plus élitiste, d’un enseignant du centre-ville dont la mission sera plutôt d’emmener son groupe d’élèves vers l’excellence des classes préparatoires et des grandes écoles. Certains assument même, comme faisant partie intégrante de leur mission, l’idée que l’excellence doit être partout. « Tous les ans, je présente des élèves au concours général de grec, rappelle ainsi Augustin d’Humières, à Meaux. Et je rêve du jour où le nom d’un de mes élèves apparaîtra entre ceux de Louis-Le-Grand et d’Henri-IV. Je sais que le chemin est encore long, mais je n’y ai pas renoncé. » Ce professeur de lettres classiques a d’ailleurs créé l’association Mêtis (qui promeut le latin et le grec), en 2003, pour de l’aide aux devoirs et des sorties culturelles le week-end afin d’« occuper le terrain ».

Un engagement au-delà des heures de classe que beaucoup assument à diverses échelles – et qui est aussi une façon de rester investi. « Le jour où j’arrêterai de me battre pour transformer le système, je pense que j’arrêterai d’enseigner », assure Camille Aymard, enseignante de SES à Paimpol (Côtes-d’Armor), militante au SNES-FSU et membre du bureau de l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales. Pour cette jeune professeure de 33 ans, les conditions d’enseignement se sont déjà beaucoup dégradées depuis ses premières années, notamment sous l’effet de la réforme du lycée qui a « tué la dynamique de classe » en réduisant les professeurs de spécialité à accueillir un groupe dépourvu d’« alchimie collective ». Mais l’engagement associatif et syndical lui permet – pour l’instant – de supporter les « coups portés », selon elle, au système éducatif. « Je pense que le service public n’a de sens que s’il y a des gens qui se mobilisent pour faire en sorte de l’améliorer », conclut-elle.

« Le secret ? Etre toujours en mouvement, toujours en formation », assure Jeanne-Claude Mori, 52 ans, dont trente et un d’enseignement, qui dirige une école à Altkirch (Haut-Rhin). « Je fais partie d’un collectif, le Cercle de recherche et d’actions pédagogiques, où je peux partager mes interrogations avec des personnes motivées et créer des ressources pour les diverses situations que je dois gérer. » Même chose pour Cécile Walkowiak, professeure de français dans un collège du Pas-de-Calais. Dans le même établissement depuis vingt ans, elle ne cesse d’interroger ses pratiques et de mettre en place des projets. « Un par classe minimum par année », calcule l’enseignante de 49 ans. Carnet de lecture, journal des apprentissages, création d’un prix littéraire… Céline Walkowiak semble infatigable. « Toujours en recherche de solutions », répond-elle.

Pour beaucoup, en effet, le contact avec les élèves se double d’une recherche permanente sur leur discipline et sur les recettes pédagogiques, qu’il faut sans cesse réinventer. C’est aussi pour cela qu’il importe de « durer » : avec l’expérience vient une forme d’usure – enseigner n’est pas de tout repos –, mais aussi une agilité à emmener les enfants et adolescents avec soi. « C’est un métier difficile, qui s’apprend sur dix ans, au moins, assure Cécile Walkowiak. Au début, on passe par des périodes de découragement, on se dit qu’on n’y arrivera jamais. On avance petit à petit. Je suis contente, par ailleurs, de ne pas enseigner au lycée, de ne pas être bloquée par une liste d’œuvres à étudier. Je peux en changer autant que je veux. »

« Liberté »
Pour tous les professeurs que nous avons interrogés, la « liberté » est en effet le maître mot. Une liberté d’abord pédagogique, revendiquée en particulier dans les classes de collège qui ne sont pas « tenues » par la perspective finale du baccalauréat, et à l’école maternelle, encore épargnée par l’injonction de l’évaluation. « Mais pour combien de temps encore ?, s’inquiète une enseignante de classe multiniveaux dans le Gers, qui ne souhaite pas donner son nom. Avant, la maternelle était un espace de liberté totale, où on ne nous demandait aucun compte sur les compétences en français ou en maths. Avec les évaluations en début de CP, la pression se déporte de plus en plus sur nous. »

Cette liberté est aussi celle de l’organisation du temps de travail. « Les gens ne se rendent pas compte à quel point c’est précieux !, s’étonne Benjamin Marol. La liberté dans l’organisation du temps permet de se tenir à jour, de lire les journaux. Notre liberté impacte directement les élèves, puisqu’elle enrichit nos cours. »

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Pour de nombreux enseignants du secondaire, revendiquer une exigence disciplinaire est un élément-clé pour « durer ». Fabien Salesse, qui enseigne l’histoire-géographie dans un collège de Lyon, l’affirme : « J’ai la volonté de rester exigeant, de rester à jour scientifiquement », indique-t-il, avant de décrire son rôle comme une « position d’interface » consistant à « transmettre les connaissances les plus poussées de manière accessible, pour que les élèves partent dans la société avec un point de vue éclairé ». Les statistiques indiquent que cette approche est plutôt majoritaire : les enseignants déclarent en moyenne quarante-trois heures de travail hebdomadaire, bien loin du temps devant élève, qui est de quinze à dix-huit heures dans le secondaire selon le diplôme, et de vingt-cinq heures dans le primaire.

Sur ce point comme sur d’autres, les enseignants se sentent attaqués, avec des injonctions à changer leurs méthodes, à suivre un cadre plus étroit, voire tout simplement à assurer plus de cours. Ils sont ainsi nombreux à s’inquiéter du nouveau « pacte enseignant » revendiqué par Emmanuel Macron, qui consiste à accepter de nouvelles missions en échange de hausses de rémunération. « La parole institutionnelle n’a plus beaucoup de valeur. A chaque ministre, tout change. Or, rien ne va vite dans l’éducation », remarque Gilles Graber à Marseille. « L’éducation nationale et les profs, c’est un peu comme un mauvais mariage, conclut la professeure de français Lucie Bons. On ne s’entend plus, on n’est d’accord sur rien, mais on reste pour les gosses. »
Violaine Morin et Sylvie Lecherbonnier

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