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INTERVIEW

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Yann Algan est doyen de l’École d’affaires publiques et professeur d’économie à Sciences Po. Il pilote en France le cours en ligne du programme Core, qui veut renouveler l’enseignement de l’économie.

LE FIGARO. – Une très grande majorité des Français s’y connaît mal en économie. Comment l’expliquer ?

Yann ALGAN. – Si les Français se méfient tant de l’économie et l’apprécient si peu, c’est peut-être que son enseignement ne répond pas aux attentes des citoyens. L’économie est encore trop souvent enseignée comme une sphère théorique régie par des équations et où les comportements humains seraient uniquement conduits par l’intérêt personnel et une rationalité parfaite. Les grands sujets passionnants de notre temps – la question des inégalités, du réchauffement climatique, des crises financières mais aussi de l’innovation, de la prospérité, du bien-être – ne sont pas suffisamment placés au cœur de l’enseignement. Un jeune étudiant en économie pendant la crise financière était bien incapable de l’expliquer tant on n’en aborde pas les causes dans les cours d’introduction. Du coup, l’économiste renvoie l’image d’être éloigné des préoccupations des citoyens !

Cette image des économistes est-elle justifiée ?

Ce qui est dommage, c’est que cette vision est très éloignée de toutes les avancées récentes de la recherche en économie et en sciences humaines. Ne serait-ce que parmi les économistes français, les travaux de Thomas Piketty sur les inégalités, Esther Duflo sur le développement, Philippe Aghion sur l’innovation, Jean Tirole sur les imperfections des contrats et des marchés ou encore d’Olivier Blanchard donnent pourtant un éclairage précieux sur ces sujets. L’économie s’est aussi ouverte sur les autres sciences sociales et la psychologie, pour mieux comprendre les comportements, et se fonde bien davantage sur les données et méthodes d’évaluation pour valider les théories. L’économie peut être passionnante ! Ce procès fait à l’économie rend peu justice au travail concret de recherche. Cette méconnaissance a aussi un coût pour guider les politiques publiques en matière d’emploi, de croissance, d’éducation, d’environnement ou encore de santé.

Ce désintérêt pour l’économie explique-t-il la réticence des Français face aux réformes ?

L’insuffisance de culture économique a bien sûr un impact important sur les comportements en rendant difficile l’appropriation des réformes. Mais une cause plus profonde est la plus forte défiance des Français vis-à-vis de leurs institutions de manière générale – que ce soit de la justice, du Parlement, du gouvernement, etc. Prenez l’exemple de la vaccination : la France est championne du monde du scepticisme… L’arrivée d’Emmanuel Macron a toutefois un peu changé la donne. Son élection s’est faite sur le thème de la so­ciété optimiste, progressiste, proeuropéenne. Les Français ont décidé qu’il fallait reprendre en main l’avenir du pays – contre le repli de la candidate du FN. Ils témoignent d’une adhésion assez nouvelle aux réformes pour leur pays, mais ces dernières les inquiètent pour leur destinée personnelle. Les Français sont devenus plus optimistes et confiants sur l’avenir du pays en général, mais plus pessimistes sur leur situation économique personnelle.

Dans ce contexte, vous lancez en France le projet Core, qui veut révolutionner la façon d’enseigner l’économie…

L’une des raisons pour lesquelles l’enseignement de l’économie ne répondait pas aux attentes des citoyens est que l’on ne proposait aucune alternative. Le projet Core (pour Curriculum Open-access Resources in Economics) est un projet international collaboratif qui vise à donner une compréhension et un éclairage différent de l’économie. Ce programme est déjà enseigné dans 130 universités dans le monde et Sciences Po pilote le lancement de la version française. Il a le mérite de considérer que les trente dernières années ont eu lieu. Ne faisons pas comme si la crise ne s’était pas produite, comme si les inégalités ou le réchauffement climatique n’étaient pas un problème, que la révolution numérique était marginale, et enseignons la recherche récente qui permet de répondre à ces enjeux fondamentaux pour nos économies et nos démocraties.

Les différents chapitres s’ouvrent sur des grandes questions, ils mobilisent les données et les théories pour pouvoir y répondre. On y évoque bien sûr les grands auteurs, mais, en plus de leur apport théorique, on les incarne dans des histoires captivantes. Schumpeter a évidemment travaillé sur la création destructrice, mais il avait aussi trois ambitions dans la vie : être le meilleur économiste au monde, mais aussi le meilleur amant et le meilleur cavalier. Il se targuait de dire qu’il n’avait juste pas eu le temps d’être le meilleur cavalier parce que l’automobile était arrivée. On propose aussi une pédagogie innovante avec un e-book interactif composé de vidéos, de quiz, de graphiques interactifs et d’analyse de données pour comprendre les phénomènes économiques. La plateforme, gratuite, est ouverte depuis juin en français à l’ensemble des étudiants et aux enseignants à l’université. Un projet d’adaptation de Core pour l’enseignement secondaire est également en cours en France et pourra être expérimenté à la rentrée dans des lycées partenaires des Conventions Éducation Prioritaire de Sciences Po. ■

Propos recueillis par M. VT

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