Réforme du lycée : les sciences économiques et sociales sur tous les fronts
La réforme du lycée entreprise au grand galop par le ministère Blanquer bouscule toute l’institution et toutes et tous en son sein. Mais comme souvent, les sciences économiques et sociales paient un tribut particulièrement lourd. Elles sont triplement impactées : structures, contenus d’enseignement, reconnaissance. La résistance s’organise mais la pression fait (re)surgir des divergences.
Avant de voir comment les sciences économiques et sociales sont impactées, il est nécessaire de rappeler les grandes lignes de la réforme du lycée.
Les grandes lignes de la réforme
En classe de seconde, les modifications – qui entreront en vigueur à la rentrée 2019 – sont mineures si ce n’est le passage des SES du statut « d’enseignement d’exploration » (suivi en fait par 9 élèves sur 10) à celui « d’enseignement de tronc commun », mais avec le même horaire riquiqui d’une heure trente hebdomadaire, d’une part, et l’introduction en tronc commun d’une nouvelle discipline « sciences numériques et technologie ». Des options permettent de profiler la poursuite soit vers le général, soit vers le technologique.
En première et en terminale, les séries (L, S, E.S.) d’enseignement général disparaissent. Pas de système totalement optionnel – à la mode britannique – mais un ensemble de matières obligatoires (dont le mathématiques sont exclues, diluées dans un « enseignement scientifique » de 2h hebdo) et des spécialités, dont 3 sont à choisir en première (à raison de 4h hebdomadaire chacune) et deux en terminale (6h hebdo chacune) dans une liste de 12, dont les SES. Une des spécialités de première est donc abandonnée en terminale. Une option supplémentaire peut éventuellement s’y ajouter. Les structures sont sensiblement les mêmes (tronc commun plus spécialités) en enseignement technologique.
La suppression des séries permet de « bourrer les classes » en tronc commun – économie de postes ; la liste des spécialités proposées peut varier selon les établissements et on peut facilement augurer qu’elle sera plus fournie dans les lycées de « centre-ville » que dans les autres.
Autre modification, le renforcement des procédures d’orientation déléguées pour l’essentiel aux professeurs principaux. Ce sont les « attendus » de l’enseignement supérieur – ceux qui pilotent déjà Parcoursup – qui devraient guider, à la fin de la classe de seconde, les choix de spécialité des élèves, laissant prévoir « auto-sélection » précoce et socialement discriminante selon le degré d’information des familles.
Dernier changement, le bac. Loin d’être allégé comme cela était annoncé, il va, en accroissant la part du « contrôle continu » (1/3 de la note finale, principalement sous la forme de partiels), transformer les années de première et terminale en « bachotage continu ». L’évaluation permanente va constituer un « carcan pédagogique » pour les enseignants. La différenciation des bacs selon l’établissement va être renforcée. Bref, comme l’analyse François Jarraudsur le site du Café pédagogique, « En supprimant les références nationales, le ministre de l’éducation nationale fait le choix d’une nouvelle Ecole encore plus inégalitaire que celle d’aujourd’hui ».
Enfin, la réforme du lycée s’accompagne de changements de programmes d’enseignement. Repris en main après la nomination de Jean-Michel Blanquer, le Conseil supérieur des programmes, piloté de façon autoritaire par la philosophe Souad Ayada, a nommé sans concertation les membres des groupes d’experts qui ont dû travailler dans l’urgence – et bien sûr sans bilan préalable de l’existant ! Le fonctionnement du CSP a été vivement critiqué ] par plusieurs de ses anciens membres. La présentation des projets de programmes par les associations de spécialistes et les syndicats s’est déroulée dans des conditions délirantes : projets communiqués sous forme papier une heure avant la réunion (!), interdiction de les reproduire, etc. Par exemple, selon un représentant syndical, le 13 novembre, l’ensemble des organisations syndicales du secondaire étaient conviées au ministère, pour une réunion de deux heures qui a passé en revue les programmes, de seconde et de première, de 5 ou 6 disciplines différentes !
On ne saurait mieux manifester le mépris pour la consultation des « corps intermédiaires », porteurs d’un point de vue qui est le plus proche des acteurs de terrain.
Les conséquences pour les sciences économiques et sociales
Elles résultent à la fois des changements d’organisation des études et des changements de programmes.
Pour le premier aspect, l’incertitude essentielle résulte de l’offre de spécialités des établissements : les SES seront-elles proposées partout ? Le choix sera-t-il « libre » ou devra-t-il se conformer à des « triplettes » (en première) et « doublettes » (en terminale) pré-définies, reconstituant des sortes de séries ? Qui enseignera la nouvelle spécialité « Histoire-géographie, géopolitique et science politique » ? Cette spécialité, « produit d’appel » de part son intitulé, en partie mensonger puisque le contenu en science politique est pour le moins modeste, ne va-t-elle pas produire un « effet Gresham » sur la spécialité SES ?
Mais les plus vives critiques se sont portées sur les programmes.
On s’en doutait au vu de la composition du groupe d’expert (peu de professeurs « de terrain », sur-représentation d’économistes des plus conservateurs – ceux qui entourent Michel Pébereau au sein de l’Académie des sciences morales et politiques) les programmes – en particulier celui de première- privilégient la microéconomie la plus ringarde et aggravent les défauts de ceux de 2010-2011.
S’agissant du projet de programme de seconde outre un chapitre introductif rebutant et dogmatique : « Comment les économistes, les sociologues et les politistes raisonnent-ils et travaillent-ils ? », comme si tous les économistes, etc. pensaient la même chose ( (re)lire le livre de l’Afep : A. Orléan dir., Á quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose ?, Les Liens qui Libèrent 2015), on notera l’absence des classes sociales et du chômage (sauf qu’il résulterait (seulement ?) du manque de formation !).
Le programme de première] concentre les critiques. Parue dans Alternatives économiques, une tribune de Clarisse Guiraud , vice-présidente de l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales en fait une synthèse : pour elle, les programmes sont trop peu problématisés et éloignés des questions de société, ils accentuent une séparation disciplinaire rigide et évacuent le pluralisme au profit des courants les plus orthodoxes, ils sont enfin excessivement techniques et peu formateur intellectuellement.
Le sociologue Pierre Merle, quand à lui, y voit une réforme idéologiqueet estime que ces projets de programmes « évacuent tout simplement les principales questions sociales, environnementales et sociologiques. » Enfin, le SNES, principal syndicat des enseignants du secondaire voit dans ces programmes « le marché partout, mais les débats nulle part », estimant que le contenu des programmes dément l’objectif affiché en préambule « contribuer à la formation civique des élèves grâce à la maîtrise de connaissances qui favorisent la participation au débat public sur les grands enjeux économiques, sociaux et politiques des sociétés contemporaines. »
On est donc bien loin des caractéristiques des SES défendues par Elisabeth Chatel lors des récentes rencontres de l’Idies : viser une meilleure connaissance des problèmes économiques et sociaux que rencontrent nos sociétés au moyen d’une mise en activité intellectuelle des élèves passant par des substituts didactiques de l’observation située et conduite de ces problème.
Réactions
Il s’est trouvé certains pour se déclarer satisfaits des projets de programmes, tel le mystérieux, mais semble-t-il influent, « CDP-SES », qui ne propose que des inflexions à la marge.
Mais, on l’a vu ci-dessus, les réactions des organisations représentatives sont vivement critiques. Une consultation en ligne des enseignants est en cours pour tous les programmes. Mais là encore, la brièveté des délais et les incertitudes sur ce qui sera fait des résultats de cette consultation conduisent à penser qu’il n’y a pas de grand changement à en attendre.
L’heure est donc plutôt à la mobilisation. Dès les premières annonces, l’Apses avait organisé, en avril, un rassemblement à Paris. Dès le début novembre, une pétition émanant de trois professeurs de SES dénonçant, outre ses effets sur les SES, la réforme du lycée et ses effets inégalitaires sur la formation des élèves , a été lancée. Une pétition de l’Apses pour une réécriture des programmes est en ligne qui a recueilli au moment où je rédige ce billet, plus de 4 000 signatures, dont plus de 350 universitaires. Une initiative est annoncée pour le 1er décembre.
La précipitation avec laquelle Jean-Michel Blanquer conduit la réforme du lycée montre que les leçons de la « stratégie du choc » ont été retenues.
Comme toujours, le « plan com » de la réforme argue de l’intérêt des élèves. Et pourtant : des inégalités entre territoires et établissements accrues, un tri (largement social) plus précoce, un bachotage continu en première et terminale, et, s’agissant des SES, des programmes technicistes et dogmatiques, bref inspiré de ceux qui font fuir les étudiants de premier cycle de sciences économiques … où est l’intérêt des élèves ?
Le combat de ceux qui souhaitent un lycée plus démocratique et une place reconnue pour un enseignement de sciences sociales qui soit formateur intellectuellement et pluraliste, est difficile. Il n’est pas perdu d’avance.
Gérard Grosse
15 novembre 2018