Les 50 ans du bac économique et social : 50 années de combat permanent pour son maintien au sein de l’enseignement secondaire français

Bruno Magliulo, Publié le

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C’est par un décret en date du 10 juin 1965 qu’est née, dans le deuxième cycle lycée de l’enseignement secondaire français, la filière « économique et sociale« . La première session du nouveau baccalauréat économique et social (alors appelé « bac B », aujourd’hui devenu le « bac ES ») eut lieu en 1967, il y a pile cinquante années !

Depuis, un total cumulé de 3,5 millions de personnes se sont dotées de ce baccalauréat. Le bac économique et social a donc apporté une grande contribution à ce qu’il est convenu d’appeler « la démocratisation de l’enseignement secondaire« , marquée par la forte extension du taux d’une tranche d’âge parvenant à se doter du baccalauréat. Ce seul chiffre devrait suffire à légitimer la place de cette filière dans les lycées français, et ce d’autant que, tout au long de ces cinquante dernières années,  nombre d’autres pays ont décidé de créer au sein de leur propre enseignement secondaire, des filières identiques ou fortement ressemblantes.

Et pourtant ! Non seulement le processus de création de cette filière – et du nouvel enseignement qui le caractérise : les « sciences économiques et sociales (SES) – fit l’objet de très vives oppositions, mais force est de constater que les cinquante années qui viennent de s’écouler ont été très fréquemment marquées par diverses critiques, attaques, et même parfois tentatives de suppression pure et simple. Dans les années 1990, un recteur alors très en vue se permit de qualifier publiquement cette filière d’ « erreur génétique » (faisant en cela référence à la part sociale de cet enseignement) , en réclamant sa suppression, ou pour le moins sa refonte en profondeur.  Il ne fut fort heureusement pas écouté. Au moment même ou nous écrivons ces lignes, un énième débat oppose une partie des représentants du patronat français et certains de leurs alliés, aux professeurs de sciences économiques et sociales et à leur association  disciplinaire (l’APSES), à propos des programmes de l’enseignement des SES, une nouvelle fois mis en cause dans le cadre de l’Académie des sciences morales et politiques.

Pour la filière « économique et sociale », et l’enseignement des sciences économiques et sociales qui la caractérise, les 50 années que nous célébrons furent  donc loin d’être un « long fleuve tranquille« , et nous faisons hélas le pari que les années qui suivent ne le seront pas plus.

1. 1967 : une naissance dans la douleur, portée par un groupe de « normaliens » sans lesquels le projet n’aurait probablement pas abouti

Pour bien comprendre les motivations de ceux qui, au sein du gouvernement de Georges Pompidou, furent à l’origine de la création de la filière « économique et sociale », il est utile de partir du discours prononcé le 18 mars 1965 à l’Assemblée Nationale par le Ministre de l’Education nationale d’alors : Christian FOUCHET. A cette occasion, il annonçait une réforme future globale du lycée, et précisait que « la nouvelle organisation prévoit une nouvelle section dont l’enseignement caractéristique est celui des sciences sociales et économiques » (…), et d’ajouter que cette section comprendra « un enseignement solide de l’instrument indispensable à ces sciences : les mathématiques et statistiques ».

Peu après, le Ministre confia à Marcel RONCAYOLO, normalien très convaincu du bien fondé de cette nouvelle filière d’études secondaires, le soin « d’inventer cette nouvelle discipline, et de donner un contenu à ces sciences sociales et économiques » ainsi que le déclare Antoine PROST, historien du système éducatif (voir son interview sur le blog  spécialement consacré au 50e anniversaire : http://www.ses50ans.fr/le-blog/ ). Cette réflexion collective aboutit à un document généralement considéré comme étant une sorte de « bible de l’enseignement des SES » : « Les instructions Roncayolo », datées du 12 octobre 1967. Marcel RONCAYOLO eut par la suite l’occasion de préciser que « notre idée était qu’il fallait décloisonner les disciplines. Concernant l’étude de la société, l’enseignement des sciences économiques et sociales ne pouvait être le fruit d’une seule discipline, mais d’une convergence de disciplines » : économie, sociologie, histoire, sciences politiques, philosophie …

Pour mettre ces principes en application, il fut créé une « Commission ALLARD » (du nom de l’Inspecteur Général qui la présidait), chargée d’élaborer les programmes de ce nouvel enseignement. Très vite, on assista à une levée de boucliers de la part des inspecteurs et enseignants de philosophie (surtout), de ceux d’histoire (dans une moindre mesure), au sein et hors de la commission. Ceux-ci voyaient d’un très mauvais œil l’ intrusion des inspecteurs et professeurs de SES sur un terrain qu’ils estimaient comme devant leur être réservé. En particulier, les philosophes firent savoir avec force qu’ « ils déniaient toute valeur à ces sciences humaines, considérant que la philosophie est le fondement des sciences humaines » (texte extrait de l’entretien pré cité accordé par Antoine PROST).

2. Le rôle déterminant d’un groupe de « normaliens »

Pour bien comprendre ce qui, malgré ces vives oppositions,  présida à la naissance de ce nouveau baccalauréat et de l’enseignement des sciences économiques et sociales, il faut remonter à 1929, année durant laquelle un groupe de « normaliens » (étudiants et/ou professeurs de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris) créèrent une revue : « Les Annales d’histoire économique et sociale« .

La ligne éditoriale de cette revue  se voulait favorable au décloisonnement des diverses sciences humaines, et ce à une époque où les professeurs-chercheurs de chacune de ces disciplines composantes (la philosophie, l’histoire, l’économie, les sciences politiques …) prônaient la spécificité de chacun de ces domaines du savoirOr, c’est à deux « normaliens » portés par l’esprit des Annales – Guy PALMADE et Marcel RONCAYOLO –  que fut confié la charge, dans les années 1960, de concevoir une nouvelle filière de baccalauréat, qui viendrait s’ajouter aux traditionnelles filières lettres et sciences, et se caractériserait par une grande ouverture vers les problèmes du monde contemporain.

L’accouchement fut cependant difficile, tant les tenants de la « séparation des disciplines » se firent actifs et vifs opposants. Ce furent principalement les philosophes qui menèrent ce combat, mais aussi les historiens-géographes. Par leurs portes-paroles universitaires, mais aussi par leurs associations de professeurs spécialistes et leurs inspections générales, ils dénièrent toute valeur scientifique à ce qui était à leurs yeux un « savoir bouillie » . Les philosophes furent les plus virulents : à leurs yeux, la philosophie est le fondement même de toute science humaine. Il leur semblait donc aberrant  qu’un enseignement des sciences économiques et sociales puisse être proposé à des lycéens, à côté de celui de philosophie. La sociologie étant alors majoritairement considérée comme une simple branche de la philosophie, il leur était insupportable que soit créé en lycée un enseignement qui fédèrerait les diverses sciences humaines, et serait pas pris en charge par des professeurs non philosophes !

Soucieux de ne pas entrer en conflit avec le puissant lobby des philosophes, le gouvernement décida d’ancrer le nouvel  enseignement non sur la philosophie, mais sur l’économie. Voila pourquoi d’un projet de création d’une filière de « sciences humaines et sociales » on passa à celui d’une filière « économique et sociale ». Ce fut alors à Guy PALMADE et Marcel RONCAYOLO de jouer. Ils furent pour cela mandatés officiellement  pour élaborer un projet d’organisation de cette filière économique et sociale, et concevoir le programme d’une discipline nouvelle : les « sciences économiques et sociales ».

3. De 1967 à nos jours : une filière sans cesse menacée, mais qui a la peau dure

La création de cette filière, au milieu des années 1960, fut donc difficile, et doit beaucoup à ses « pères fondateurs » – Guy PALMADE et Marcel RONCAYOLO – mais aussi au soutien sans faille et durable d’une sorte de « front commun défensif » constitué par les premières promotions de professeurs de SES (avec en fer de lance l’association des professeurs de SES), et de la toute jeune Inspection de cette discipline. Phénomène relativement rare dans notre milieu éducatif :  jusqu’aux années 1980, la solidarité fut absolue entre ces deux groupes, et c’est sans doute ce qui a évité une disparition du fait des attaques répétitives qui se multiplièrent tout au long des années 1970/1990. Sans leur combat partagé, l’enseignement des SES aurait probablement disparu, du moins sous la forme qui était la sienne à ses débuts : une synthèse des sciences humaines, dans laquelle il n’est pas possible de concevoir une analyse économique sans un éclairage social, et vice versa.

Par la suite, le corps enseignant se développant (moins de 500 en 1972, près de 6000 aujourd’hui), l’Inspection des SES devenant progressivement une courroie  de transmission des directives ministérielles … la défense de la filière « économique et sociale », et de l’enseignement des SES, revint plus spécifiquement aux professeurs de SES. Il convient sur ce point de signaler l’intense  travail défensif et offensif de l’APSES (association des professeurs de sciences économiques et sociales), parfois soutenu par certains syndicats d’enseignants. En outre, la vision des « normaliens » des Annales d’histoire économique et sociale ayant gagné certains universitaires, la défense est parfois venue du monde universitaire lui même. A ce sujet, il est intéressant de constater que la communauté des sociologues a toujours fortement soutenu cette filière et son enseignement central, les sciences économiques et sociales. A cet égard, on peut considérer que la généralisation dans le secondaire de l’enseignement des « sciences économiques et sociales », avec son important volet sociologique,  a non seulement créé pour les diplômés en sociologie un important débouché, mais aussi, a directement et indirectement contribué à l’émergence dans les universités d’une discipline qui s’est progressivement détachée de la philosophie : la sociologie, devenue discipline autonome.

4. Une longue et ancienne tradition : le hiatus entre l’enseignement des sciences économiques et sociales et le patronat

Dès les années 1960, alors qu’on en était  aux réflexions générales sur ce qui n’était qu’un projet de création, le patronat fit connaître ses réserves d’abord, son opposition ensuite. Il suffit de relire les compte rendus  de la Commission Allard dans le milieu des années 1960, ceux des audiences accordées par Marcel RONCAYOLO et Guy PALMADE lorsqu’ils consultaient divers représentants de la « société civile », le débat parlementaire qui eut lieu à l’ Assemblée Nationale à l’issue du discours prononcé le 18 mars 1965 par le Ministre FOUCHET annonçant le projet de création de cette nouvelle filière… A chaque fois, immanquablement, les représentants du patronat exprimèrent leurs réserves, et parfois leur franche hostilité.

Ce n’est pas le principe de la création d’une nouvelle filière de baccalauréat, axée sur les réalités du monde contemporain, venant s’ajouter aux deux filières traditionnelles – lettres et sciences – qui leur posaient problème. Avant tout, ils se méfiaient (et se méfient toujours) d’une formation qui ne valorise pas suffisamment à leurs yeux l’économie de marché, les entrepreneurs … En termes parois feutrés, parfois vifs, le patronat a constamment considéré que le volet « social » de cet enseignement devait être supprimé. Quand à son volet économique, les représentants du patronat ont toujours fait savoir qu’ils le trouvaient trop tourné vers les courants de pensée « keynésiennes » (donc des partisans d’une intervention forte de l’Etat). Ils n’ont eu de cesse – aujourd’hui encore – de réclamer une présentation plus positive de l’économie de marché, et du rôle positif des entrepreneurs dans la société. Certains d’entre eux sont allé jusqu’à accuser cette filière, l’ enseignement des SES, et la majorité de ceux qui l’enseignent, d’être « de gauche » .

En fait, le patronat aurait préféré une filière économique tout court , sans le social. A plusieurs reprises tout au long de ces cinquante dernières années, leurs représentants ont fait savoir, parfois avec virulence, qu’à leurs yeux, les programmes de l’enseignement des SES, ses manuels scolaires aussi, manquent de « neutralité », et de ce fait, dispensent une vision du monde économique en général, du monde de l’entreprise en particulier, qui ne serait pas acceptable. Pour eux, en enseignement purement économique serait préférable, surtout s’il fait un place importante à l’économie d’entreprise et aux mérites de l’économie de marché. Or, il suffit de lire les programmes actuels pour constater que ces thèmes sont bel et bien inscrits dans les programmes et que de tels enseignements sont dispensés aux élèves de la filière ES. Sans doute préfèreraient-ils qu’on fasse à ces thèmes une place plus grande et plus valorisante pour le monde de l’entreprise en général, des entrepreneurs en particulier. A cet égard, force est de constater que les enseignements dispensés dans la filière STMG (sciences et technologies du management et de la gestion) leur conviennent fort bien, et que nombre de patrons verraient d’un bon œil une fusion de ces deux filières en un nouveau baccalauréat « économique » qui serait débarrassé de son volet « gauchiste » : le social.  Au moment même ou nous rédigeons ces lignes, une nouvelle offensive de ce genre a lieu, faisant suite à une bonne quarantaine d’autres au cours de cinquante années passées : elle se déroule dans le cadre feutré de l’Académie des sciences morales et politiques .

Conclusion :

Le baccalauréat économique et social et son enseignement phare – les sciences économiques et sociales – sont toujours là, malgré de nombreuses tentatives de les réduire, voire de les supprimer. Pourtant, si on veut bien prendre objectivement en considération le nombre très important de jeunes français qu’ils ont contribué à former (environ 3,5 millions en cinquante ans) , ce qu’est la réalité de ses débouchés dans l’enseignement supérieur, ce que sont devenus ses anciens élèves, l’intérêt toujours grand que manifestent les élèves pour l’enseignement des sciences économiques et sociales, la contribution – forte en vérité – de cette filière au processus de démocratisation de l’enseignement secondaire, l’éveil de centaines de milliers d’adolescents à la citoyenneté… il serait fort malvenu d’en contester l’existence, ou même de vouloir les dénaturer.

 

  • Bruno MAGLIULO
  • Inspecteur d’académie honoraire
  • Ancien professeur de sciences économiques et sociales
  • Auteur, dans la collection L’Etudiant, de « Que faire avec un bac ES ? » (édition 2017 « spéciale 5Oe anniversaire », 30e édition de ce livre)
  • Pour aller plus loin : le blog spécialement dédié au 50e anniversaire de la filière économique et sociale  : https://www.ses50ans.fr/le-blog/
  • A lire : « Les sciences économiques et sociales », ouvrage collectif, Collection grands repères, éditions La Découverte, 2015. Je vous recommande en particulier la très éclairante préface de Stéphane Béaud et Thomas Piketty
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