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Chronique

SES au lycée : un enseignement à la casse ?

Gilles Raveaud Maître de conférences à l’Institut d’Études Européennes (Paris 8 – Saint-Denis)

Les Sciences économiques et sociales (SES) « in-dis-so-ciables » les unes des autres, et « in-dis-pen-sables » à la formation du citoyen, c’est ce que l’on a pu entendre lors de la manifestation des enseignants de SES au lycée le 11 avril dernier. « Les SES, c’est capital » (Marx), « les SES, c’est mon habitus » (Bourdieu), « les SES, un avantage absolu » (Smith)… Comme à l’accoutumée, les slogans des enseignants ne manquaient ni d’intelligence ni d’humour.

Leur enseignement a toujours été contesté depuis leur création en… 1967, en raison de leur nature pluridisciplinaire, qui heurte les conceptions disciplinaires, dans tous les sens du terme, de l’institution. De plus, les enseignants de SES revendiquent des formes d’apprentissage plus « actives », laissant place à la découverte par les élèves, et reposant moins qu’ailleurs sur le cours magistral délivré par l’enseignante toute-puissante à des esprits passifs. Une Commission a été créée pour réformer les programmes de SES au lycée, présidée par Philippe Aghion. Or elle présente de nombreux déséquilibres.

Philippe Aghion et l’inculture économique des Français

Ainsi que l’indique Laurent Mauduit dans Mediapart, le Président de cette Commission sera Philippe Aghion, professeur au Collège de France, et proche collaborateur du président de la République. Théoricien reconnu de la croissance, Philippe Aghion est le défenseur de l’idée selon laquelle les inégalités, qu’il estime inévitables en raison des innovations, sont propices au développement économique et sont « temporaires ». Il s’oppose donc sur ces points aux travaux de Thomas Piketty, qui montre que les inégalités ne peuvent se justifier économiquement, qu’elles sont croissantes, et dangereuses pour nos démocraties.

Dans une interview aux Echos, Philippe Aghion a mis en garde contre ce qu’il appelle « l’inculture économique des Français », qui les rendraient perméables à « des raisonnements économiques outrancièrement erronés », comme les bénéfices attendus d’une sortie de l’euro, ou les mérites d’une relance budgétaire. Mais que penser des économistes libéraux qui soutiennent que le durcissement des contrôles sur les chômeurs permet de réduire le chômage, malgré les travaux qui démontrent le contraire ?

Une commission d’hommes, d’économistes et de libéraux

Concernant la composition de la Commission, Philippe Aghion estime qu’il s’agit d’un « groupe diversifié, avec des éclairages et des expériences très complémentaires ». Or la Commission ne comprend aucun représentant des sciences politiques, pourtant l’une des trois matières, certes minoritaires, des SES. Et seulement trois sociologues sur douze ou quatorze membres ! Un véritable camouflet pour une discipline à parité avec l’économie jusqu’à présent dans les programmes.

De plus, la Commission ne comprend aucun économiste hétérodoxe. Tous les membres, en particulier, sont favorables à la croissance économique, sans jamais remettre en cause ses effets négatifs. Enfin, selon Laurent Mauduit, la Commission, comprendrait notamment les économistes Pierre-André Chiappori, professeur à l’Université Columbia (Etats-Unis) et Georges de Ménil, professeur émérite. Or tous deux sont liés à cette étrange institution qu’est l’Académie des sciences morales et politiques (ASMP), présidée en 2017 par Michel Pébereau, l’ancien patron de BNP Paribas, l’un des fondateurs du lobby patronal de la Table ronde des financiers européens (EFRT), et membre de l’Institut de l’Entreprise.

Enseigner ce qui fait débat

En mars 2017, l’Académie avait jugé « néfaste » l’enseignement de SES, sa sociologie étant jugée « compassionnelle », sans doute parce qu’elle n’affirmait pas que chacun avait les mêmes chances de devenir énarque ou polytechnicien, ce qui est pourtant le cas dans notre République de l’égalité des chances !

Dans son communiqué, l’APSES refusait que l’enseignement soit « recentré » sur la micro-économie, où, en effet, le consensus est plus large qu’en macro-économie. Car en micro-économie il est plus facile de raisonner, puisque toutes les difficultés ont été résolues d’avance par des hypothèses délirantes, sur l’offre ou la demande ou la concurrence par exemple. Des hypothèses pourtant démontées dès les années 1970, comme l’explique l’économiste Bernard Guerrien.

Alors qu’en macro-économie, on ne sait pas, c’est vrai. Faut-il baisser les salaires ou les augmenter ? Remonter les taux d’intérêt ou les réduire ? On l’ignore. Tout dépend des pays, des années, des situations. Mais ne serait-ce pas là l’intérêt des choses ? Nos élèves sont-ils si crétines et crétins qu’ils ne puissent pas comprendre qu’il faille opérer certains choix dans certains cas et pas dans d’autres ? N’est-ce pas ce qu’elles et ils font dans leur vie de tous les jours ?

Comme le disait l’APSES : « Curieuse conception de la science et de la démocratie que de considérer qu’il ne faudrait pas enseigner ce qui fait débat ». Parce que des phénomènes économiques et sociaux comme la crise, la lutte contre le chômage, les sources de la croissance, la mondialisation, la préservation de l’environnement sont susceptibles d’interprétations diverses, il faudrait s’abstenir d’étudier ces questions avec les élèves ?

Ne pas réfléchir et bien gérer son budget

A l’inverse, l’Académie propose des sujets d’étude dans son programme : « comment assurer l’équilibre du budget de la famille ? Est-il possible d’envisager acheter un logement — et comment ? Quels sont les avantages et les inconvénients d’être propriétaire ou locataire ? Pourquoi épargner et comment placer les revenus épargnés ? L’achat d’une voiture constitue-t-il un investissement… ? ».

On pourrait aussi aller au supermarché et apprendre à comparer le prix des produits au kilo… Après tout, pourquoi pas ? Mais sans oublier d’interroger la caissière en lui demandant pourquoi il y a si peu de caissiers, combien elle gagne, et pourquoi son salaire est cinq fois moins élevé que celui du directeur du magasin. Mais ces questions risquent peu de venir à l’esprit de ces académiciens. En effet, ainsi que le notait l’économiste Philippe Askenazy, tandis que, même dans le monde très masculin de l’économie, la direction du Trésor et le Conseil d’analyse économique, sont, ou ont été dirigés par des femmes, la section IV de l’Académie – économie politique, statistiques et finances – n’a désigné, depuis 1832, que des hommes !

Ainsi, dans cette section IV, Pierre-André Chiappori côtoie Denis Kessler (ex-numéro deux du Medef), Bertrand Collomb (ex-patron de Lafarge), Yvon Gattaz (ancien président du Medef), Michel Pébereau, ainsi que Jean Tirole. On est loin du temps où cette Académie, membre de l’Institut, rendait le rapport du Docteur Louis René Villermé (1782-1863) sur le travail des enfants (1840), à l’origine de la première loi interdisant l’emploi d’enfants de moins de 8 ans.

Et que dire de Georges de Ménil (77 ans), figurant, selon Laurent Mauduit, dans la liste des « correspondants » de cette section de l’ASMP, et qui… fait partie de ceux qui ont quitté la France pour les États-Unis en 1981, au lendemain de l’élection de François Mitterrand ?

Les inquiétudes de l’APSES

Pour les représentants de la majorité des enseignants de SES, la nomination des deux membres de l’AMSP « ne peut être qu’une commande politique, ce qui est très inquiétant », comme nous l’a indiqué Erwan Le Nader, son président.

Plus largement, l’APSES demande que « les commissions de programmes soient composées pour moitié d’enseignants de lycée, et que les chercheurs et universitaires reflètent le pluralisme des courants de pensée, ainsi que l’égale dignité entre les différentes sciences sociales composant notre enseignement (économie, sociologie et science politique) ».

De plus, Erwan Le Nader juge « dérisoire » l’horaire d’une heure et demie proposé comme enseignement obligatoire à tous les élèves de seconde, « alors qu’il est indispensable pour comprendre le monde contemporain sur des questions aussi vives que la mondialisation, les inégalités entre femmes et hommes, les questions écologiques liées à la croissance, etc. ».

Le Président de l’APSES redoute également que cet horaire réduit rende impossible l’enseignement des trois disciplines constitutives des SES, conduisant à la disparition de la science politique.

Loin d’être « des râleurs qui ne font aucune proposition », les profs ne manquent pas d’idées. L’APSES, qui réfléchit depuis l’origine de cet enseignement à la pédagogie et qui a multiplié les initiatives innovantes – qui marchent – propose de « mieux faire dialoguer les différentes sciences sociales entre elles, et sortir d’un encyclopédisme néfaste ». Pour cela, il faudra « davantage insister sur les différentes méthodes des sciences sociales, et surtout permettre autant que possible aux élèves de les mettre en œuvre eux-mêmes ».

En marche vers la normalisation ?

L’enseignement de SES, ouvert, pluraliste, pluridisciplinaire, est une merveille de créativité, très original au sein du système d’enseignement public qui est demeuré dramatiquement magistral, mono-disciplinaire, et où l’esprit critique est rare.

Il est en phase avec les résultats des sciences de l’éducation, qui insistent sur l’importance de l’apprentissage actif et sur la capacité de questionnement des enfants dès le plus jeune âge. De même, on sait qu’il est plus efficace de partir de questions – « pourquoi y a-t-il du chômage ? », « qu’est-ce que la mondialisation ? » – plutôt que des concepts – la « loi de l’offre et de la demande » – pour favoriser les apprentissages. De ce fait, cet enseignement est sans doute, parmi l’ensemble des matières enseignées au lycée dans la filière générale, celui qui permet le mieux de développer les compétences professionnelles essentielles des élèves : capacités de synthèse et de réflexion, croisement de différentes sources, lectures de tableaux et graphiques, etc.

Et, évidemment, sans lui, comment comprendre les débats de la dernière élection présidentielle : sortie de l’euro, délocalisations, réforme du marché du travail ? Et ceux d’aujourd’hui sur la SNCF ou sur l’université ? Décidément, pourquoi remplacer cet enseignement essentiel par des cours de macro-économie bien propres, des calculs pour choisir entre louer et acheter ? Ah mon cher Bernard Maris, toi qui les aimais tant les SES, que de mal ils s’apprêtent à nous faire…

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