Un tribune de Guillaume Duval dans Alternatives Economiques:
https://www.alternatives-economiques.fr/enseignement-de-leconomie-victoire-a-pyrrhus-patronat/00090386
Enseignement de l’économie : la victoire à la Pyrrhus du patronat
Sous pression depuis des années déjà, l’enseignement des SES est repris en main par l’académisme néoclassique. Utilisé comme outil pédagogique par certains enseignants, Alternatives Economiques s’est retrouvé associé aux critiques de la droite et du patronat à l’encontre de cette matière.
Alternatives Economiques est né en 1980. Le magazine tire son nom de l’interpellation de Margaret Thatcher, arrivée au pouvoir en 1979 au Royaume-Uni, qui avait l’habitude de défendre sa politique ultralibérale en affirmant que « There is no alternative (TINA) », il n’y a pas d’alternative. Depuis le départ, le projet de notre média consiste, au contraire, à montrer qu’il en existe toujours et que les choix de politique publique en matière économique et sociale dépendent avant tout de valeurs, d’intérêts, d’institutions…
Ce projet éditorial a placé Alternatives Economiques au cœur des débats au sujet de l’enseignement de l’économie, à la fois dans le secondaire et dans le supérieur. Il nous a amenés à suivre pas à pas la normalisation de l’enseignement de sciences économiques et sociales dans le secondaire et l’exclusion progressive de l’économie hétérodoxe de l’enseignement supérieur. Au détriment, dans les deux cas, de l’intérêt et de la qualité de l’enseignement dispensé aux jeunes et donc de la formation économique de la population.
Apporter une vision nuancée et précise
En créant Alternatives Economiques, Denis Clerc, professeur d’économie dans l’enseignement supérieur agricole, entendait en effet combler un manque dans le paysage des années 1970. La presse économique classique – Les Echos, L’Expansion… – était trop complaisante avec le patronat, en raison notamment de son modèle économique très dépendant de la publicité et des abonnements institutionnels d’entreprise. Mais de l’autre côté, la presse de gauche, très influencée à l’époque sur les sujets économiques et sociaux par les différentes tendances issues du marxisme-léninisme, développait une vision le plus souvent simpliste et schématique de l’économie.
L’ambition de Denis Clerc était d’armer les citoyens pour qu’ils comprennent mieux le monde qui les entoure et qu’ils puissent peser davantage sur les choix économiques et sociaux
Denis Clerc entendait montrer qu’on pouvait avoir une vision nuancée et précise des mécanismes économiques à l’œuvre, sans pour autant suivre aveuglément les discours qui servaient les intérêts des puissants. Il s’agissait, se faisant, d’armer les citoyens pour qu’ils comprennent mieux le monde qui les entoure, afin qu’ils puissent peser davantage sur les choix économiques et sociaux qui y sont faits.
Cette volonté pédagogique ancrée dans le réel a rencontré à l’époque l’intérêt de nombreux enseignants de sciences économiques et sociales. Ils ont trouvé dans Alternatives Economiques un outil pour appuyer un enseignement qui, dans les années 1980, entendait partir avant tout de sujets d’actualité pour expliquer aux élèves des mécanismes relevant de la science économique ou de la sociologie, dans une démarche d’enseignement marquée par les idées de l’éducation active.
Un outil pédagogique sans le vouloir
Dans ce contexte, le magazine est devenu un outil fréquemment utilisé par les enseignants en classe, une lecture conseillée aux élèves, et nos textes ont souvent été cités dans les manuels, voire utilisés dans les épreuves du baccalauréat. Ce rôle de support pédagogique pour les élèves du secondaire n’avait pas du tout été anticipé, ni recherché par ceux qui avaient fondé Alternatives Economiques.
Quand cette fonction est devenue manifeste et que la diffusion auprès du public scolaire et des enseignants de SES a pris une place significative dans les ventes d’Alternatives Economiques, cela n’a pas eu cependant d’influence majeure sur le contenu du magazine. Nous n’avons jamais cherché en effet à en faire un journal pour lycéens, comme peut l’être Phosphore ou d’autres titres de ce type. Nous partions de l’idée, qui s’est avérée juste, que c’était en fait le même type de contenu qui pouvait intéresser des enseignants à la recherche de supports d’actualité pour éclairer des notions économiques et sociales avec leurs élèves, et des citoyens désireux de mieux comprendre le monde qui les entoure.
Pressions du patronat
Ce rôle significatif joué dans la périphérie de l’enseignement des SES nous a placé au cœur des polémiques qu’il a suscitées et des pressions exercées par la droite et le patronat pour le normaliser
Ce rôle significatif joué dans la périphérie de l’enseignement des SES nous a cependant placé rapidement au cœur des polémiques qu’il a suscitées et des pressions croissantes exercées par la droite et le patronat pour le normaliser, pour le ramener dans la logique académique classique du « fais tes gammes d’abord » avant de t’occuper de sujets d’actualité, pour séparer les apprentissages en économie et en sociologie, en remettant en cause la logique d’une entrée par des objets d’études.
Une part non négligeable de ces pressions exercées contre les SES était justifiée en effet par le rôle excessif joué, aux yeux de la droite et du patronat, par Alternatives Economiques pour accompagner cet enseignement. Bien que non partidaire, ce magazine ne cache pas sa proximité avec la gauche politique et syndicale dans sa critique des inégalités, des privilèges et d’une logique de tout marché. Nous étions, et nous sommes encore, en particulier, une des bêtes noires de Michel Pébereau, l’ancien PDG de BNP Paribas, et l’un des protagonistes depuis trente ans de la reprise en main des SES pour le compte de la droite et du patronat. Cette offensive a été, à la longue, victorieuse malgré la résistance de l’APSES (Association des professeurs de sciences économiques et sociales) soutenue par la plupart des enseignants.
Le paradoxe étant que ce succès de la normalisation des SES doit beaucoup au soutien très minoritaire mais très actif, et symboliquement très important, d’un petit groupe d’enseignants du secondaire rassemblés autour d’Alain Beitone. Ils ont en effet soutenu très activement l’action des lobbies patronaux et des gouvernements de droite, au nom d’arguments censés être de gauche sur la pédagogie explicite et les risques qu’il y aurait en termes d’inégalités d’accès au savoir à utiliser une démarche inductive partant de sujets d’actualité.
La recherche d’une meilleure reconnaissance
Mais en réalité la principale motivation de ce groupe d’enseignants, et la raison pour laquelle il a rencontré aussi un certain écho malgré tout au sein du monde enseignant, tient surtout à la recherche d’une meilleure reconnaissance du secondaire par leurs collègues du supérieur. En acceptant de devenir plus académiques, de séparer les dimensions sociologiques et économiques de l’enseignement des SES, on se rapproche en effet des standards universitaires. Certains peuvent espérer que, grâce à cela, les enseignants du supérieur accepteront de regarder d’un peu moins haut leurs collègues du secondaire.
La principale motivation de ce groupe d’enseignants tient surtout à la recherche d’une meilleure reconnaissance du secondaire par leurs collègues du supérieur
En se dotant également d’enseignements aussi académiques et coupés du réel que peuvent l’être ceux de mathématiques, certains enseignants de SES peuvent aussi espérer élever le statut de leur matière pour en faire, elle aussi, une matière d’excellence réservée aux « bons élèves », c’est-à-dire en pratique aux enfants des classes les plus privilégiées.
Les critiques récurrentes subies par l’enseignement de SES ont empêché en tout cas la généralisation de cet enseignement dans le secondaire. Les élèves des filières scientifiques en particulier, qui fournissent l’« élite de la nation » dans tous les domaines, ont continué de sortir du lycée en n’ayant que des notions très sommaires en matière d’économie et de sociologie.
De plus l’académisation croissante de l’enseignement de SES risque de lui faire perdre beaucoup de son attractivité par rapport à la période où la filière B puis ES avait, grâce à sa pédagogie active, fourni au pays des personnalités aussi diverses que Nicolas Sarkozy, Jean-François Copé, Marine Le Pen, Ségolène Royal ou encore Najat Vallaud-Belkacem. Comme quoi la capacité d’embrigadement d’Alternatives Economiques et des professeurs « gauchistes » de SES est très surestimée… Et cela d’autant plus que cette matière a désormais perdu avec la réforme Blanquer du lycée l’étiquette « Sciences politiques » au profit des enseignements d’Histoire-Géographie. Le risque d’une régression à terme vers un enseignement destiné quasi exclusivement à la toute petite minorité de celles et ceux qui se destinent à étudier l’économie dans le supérieur semble sérieux. Un gâchis fantastique.
Le pluralisme toujours plus menacé
Du côté de l’enseignement supérieur, la naissance d’Alternatives Economiques avait accompagné et relayé la montée en puissance de l’école dite de « la régulation » – animée notamment par Robert Boyer et Michel Aglietta – qui défendait l’ancrage de l’économie dans l’ensemble des sciences sociales soulignant l’importance, pour comprendre l’économie, de l’histoire, de la sociologie, de l’analyse des institutions politiques et sociales…
Nous avons malheureusement assisté à la marginalisation croissante des courants de pensée hétérodoxes dans un enseignement supérieur.
Là aussi nous avons malheureusement assisté à la marginalisation croissante des courants de pensée hétérodoxes dans un enseignement supérieur de plus en plus mathématisé et dominé par des approches néoclassiques très pauvres en interdisciplinarité. Et ce, malgré la résistance opposée à ce mouvement par l’Association française d’économie politique créée en 2009 et longtemps présidée par André Orléans. Jusqu’à l’épisode du refus de la création en 2015 d’une nouvelle section au Conseil national des universités, pour garantir un pluralisme de plus en plus menacé.
Certes parallèlement quelques chercheurs de renommée internationale, comme Daniel Cohen ou Thomas Piketty, sont parvenus malgré tout à rompre le consensus néolibéral en replaçant la question des inégalités au cœur du débat public. Il n’empêche : l’enseignement universitaire de l’économie est très largement dominé aujourd’hui par des approches néoclassiques réductrices et rébarbatives. Ce qui a eu aussi comme conséquences une forte perte d’attractivité de ces enseignements et d’effectif de ces filières.
Des effets contraires aux objectifs
C’est tout le paradoxe en effet de cette affaire : la reprise en main de l’enseignement secondaire de SES, comme de l’enseignement supérieur de l’économie, par l’académisme néoclassique, voulue par la droite et le patronat, renforce l’inculture économique des Français, que ces acteurs déplorent pourtant régulièrement, en rendant ces enseignements particulièrement rebutants.
L’académisme croissant de l’enseignement de SES dans le secondaire concourt également à dégrader l’adaptation des jeunes qui sortent de ces filières aux besoins du monde du travail. Celui-ci nécessite en effet de plus en plus que les jeunes disposent de capacités d’initiative et de coopération, des qualités que favorisaient les méthodes d’éducation active en place jusqu’à ces dernières années dans les SES. Sur le terrain de l’enseignement de l’économie, la victoire des lobbies patronaux a donc en pratique des effets parfaitement contraires aux intérêts des entreprises et de l’économie française…