« Continuité pédagogique » : la débrouille des enseignants
Tenus de se convertir du jour au lendemain à l’enseignement à distance, les professeurs ont fait feu de tout bois pour maintenir autant que possible, et malgré les difficultés, le lien avec leurs élèves. Témoignages.
Il leur a fallu faire très vite. Jeudi 12 mars dernier au soir, le président de la République annonce qu’à partir du lundi suivant et « jusqu’à nouvel ordre, les crèches, les écoles, les collèges, les lycées et les universités seront fermés ».
Pas besoin de longs calculs : cela laissait aux enseignants un seul jour, le vendredi, pour parler aux élèves et aux parents de la situation, donner les dernières consignes écrites, se concerter entre collègues et récupérer tout ce qui était nécessaire dans la classe pour assurer la fameuse « continuité pédagogique », dont le ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer avait énoncé le principe… le matin même.
Ne leur restait plus ensuite que le week-end pour prendre leurs marques et tenter au pied levé l’expérience grandeur nature d’un enseignement à distance de masse. Comment se sont-ils débrouillés ?
Branle-bas de combat
Il y a eu tout d’abord un « gros travail effectué pour raccrocher un par un les élèves qui n’étaient pas connectés », explique un directeur d’établissement du Loiret. Profs, mais aussi surveillants voire délégués de classe dans certaines situations, se sont mobilisés pour contacter l’ensemble des familles et s’assurer qu’une relation pédagogique à distance pouvait s’installer.
Il a fallu ensuite, pour beaucoup d’enseignants, se former sur le tas, et en un temps record, aux outils numériques d’enseignement. Les plates-formes officielles, comme les Espaces numériques de travail (ENT), ont été prises d’assaut dans un premier temps, ce qui a conduit à de nombreux dysfonctionnements – et, sans doute, pas mal d’exaspération.
Si certains y sont restés fidèles malgré tout, beaucoup se sont adaptés aux usages des élèves : mailing list, SMS, Snapchat, Whatsapp, Messenger, voire Discord (messagerie très utilisée pour les jeux en ligne), tous les moyens ont été jugés bons pour garder le contact.
Le Cned proposait quant à lui un service de « classe virtuelle », Ma classe à la maison, qui permet de recréer à distance la configuration d’une classe, avec tableau blanc, messagerie et même la possibilité de « lever la main » électroniquement !
« C’est super !, assure Patricia Morini, professeure de sciences économiques et sociales (SES) à Paris. les élèves sont très heureux de se retrouver. On ne met la caméra que pour se dire bonjour et au revoir mais pour le reste, on fait comme en classe, on débat et on travaille à partir de documents et des manuels scolaires. » Elle assure n’avoir que très peu d’absents.
Même son de cloche du côté de Florence Rebeschini, professeure de SES à Clermont dans l’Oise : « Je sens un vrai soulagement car pour eux, se retrouver en classe, c’est revenir à la normalité. » Pas de problèmes de connexion en Picardie, et même présence massive des élèves, à qui le lycée a même prêté des ordinateurs.
Cours particuliers
Sabine Gessain, professeure des écoles dans le XVIIIe arrondissement de Paris, s’est elle aussi assurée dès les premiers jours que les familles disposaient d’ordinateurs connectés à Internet ou de téléphones. Adepte des méthodes actives et coopératives en classe, elle appelle un par un les élèves de sa classe de CP-CE1 à heure fixe chaque jour ou tous les deux jours, selon leurs besoins : « Je continue à travailler en Freinet au téléphone. Je commence toujours par leur demander comment ils vont, s’ils ont quelque chose à me raconter, ce qu’ils souhaitent faire… »
Les élèves écrivent des textes libres, que les parents prennent en photo pour les envoyer à Sabine Gessain, qui les corrige par téléphone. Ils alimentent un blog où, par exemple, le prof de musique a également mis en ligne des chansons et le prof de sport un jeu de l’oie géant. « J’avais déjà l’habitude d’individualiser le suivi en cours afin de ne perdre personne en chemin. Mais en ce moment, ils bénéficient de véritables cours particuliers ! »
Catherine Pradines, professeure des écoles à Auvers-sur-Oise, s’est attachée de son côté à utiliser au maximum les ENT en instaurant une routine : envoi des corrections le jeudi sur le travail donné le lundi et mardi, envoi des corrections le week-end sur le travail donné le jeudi et vendredi. « On trouve nos marques au fur-et-à-mesure », dit-elle, remarquant que les capacités des ENT ont été augmentées et qu’elle a moins de problèmes de connexion.
Elle fait néanmoins beaucoup de « logistique, pour répondre aux parents un par un ». Et crée des fiches spécifiques pour un de ses élèves autiste. Elle pense introduire des notions qui n’ont pas encore été vues en travaillant en petit groupe sur Ma Classe à la maison. Mais les nouveaux apprentissages, rappelle-t-elle, exigent des « échanges et des interactions pour pouvoir reprendre ce qu’on a dit, expliquer différemment ».
Des laissés pour compte
Bien sûr, ces situations sont un révélateur de puissantes inégalités. Benoît Teste, secrétaire général de la Fédération syndicale unitaire (FSU) rappelle que « beaucoup d’élèves sont perdus avec les outils numériques, ne comprennent pas bien les consignes à distance, décrochent ». C’est particulièrement le cas, précise-t-il, dans les lycées professionnels.
« Les élèves des filières pro sont les grands oubliés de la continuité pédagogique », confirme Olivier Vincent, enseignant à Marseille, qui fait remarquer que Ma classe à la maison ne comporte même pas de rubrique qui leur soit dédiée. Mécanique, pâtisserie ou autres, « beaucoup d’enseignements basés sur les gestes professionnels, les techniques d’apprentissage des métiers, qui représentent dix à douze heures de cours par semaine dans ces filières, ne peuvent être dématérialisés », rappelle-t-il.
Marie-Laure Henner regrette également que les mises en situation ne puissent avoir lieu pour ses élèves spécialisés en commerce, logistique, accueil-réception-client, comptabilité-gestion.
Ces lycéens sont par ailleurs loin d’être tous à l’aise avec Internet – ou même simplement équipés pour. « Les élèves qui n’étaient pas connectés dès la première semaine étaient évidemment ceux en grande difficulté scolaire qui ne maîtrisent pas les outils numériques, n’ont pas d’ordinateur à la maison, ou alors un ordinateur pour toute la famille, pas d’imprimante », observe Olivier Vincent.
Nombre d’élèves sont également issus d’une immigration récente et doivent s’occuper de leurs petits frères et sœurs pendant que leurs parents travaillent, assure Marie-Laure Henner.
Dis-continuité
Pour faire au mieux et conserver le lien scolaire et social, l’établissement marseillais d’Olivier Vincent a conservé pendant le confinement le mode de suivi des élèves en stage, avec un professeur référent pour trois à quatre lycéens. Lui-même s’appuie par ailleurs sur les manuels qu’il est allé chercher au centre de documentation la veille de l’annonce de la fermeture des écoles, pour les distribuer à ses élèves avec des romans à lire : « le support papier est pour eux très rassurant », dit-il.
Marie-Laure Henner confirme : « ils préfèrent de vrais manuels imprimés. » Un accord a été passé entre l’Education nationale et La Poste, qui permet à chaque professeur d’envoyer à partir de son ordinateur un document numérique, qui est imprimé et livré aux élèves de tous âges et toutes filières n’ayant pas d’équipement informatique.
« On voit bien que les classes sociales ne sont pas solubles dans Internet »
Malgré ces efforts, « on voit bien que les classes sociales ne sont pas solubles dans Internet. », assène Olivier Vincent. Florence Rebeschini, elle, note que « les règles imposées à la maison par les parents sont plus ou moins strictes, plus ou moins favorables à la concentration des jeunes. L’école est un lieu propice au travail, car les élèves sont justement loin de leur domicile, de son ambiance, des disputes familiales éventuelles, et des corvées ménagères. Il y a donc une inégalité énorme dans les conditions de travail, qui ne se résume pas à une plus ou moins bonne connexion numérique ».
L’enseignante de SES ajoute que « pour certains élèves, l’école est aussi le lieu où l’on peut prendre un vrai repas à un coût dérisoire, et être au chaud. Ce n’est pas un simple détail ! »
Ces difficultés à assurer la continuité pédagogique ne sont pas réservées aux publics en difficulté. Professeure de SES dans un lycée huppé du centre-ville de Strasbourg, Marjorie Galy a fait un petit sondage auprès des élèves des six classes dont elle s’occupe. Résultat : 22 % des répondants ont une mauvaise connexion Internet ou pas de connexion, 9 % n’ont pas d’espace dédié pour travailler au calme, 4 % n’ont pas accès à un ordinateur et 18 % y ont un accès limité.
Pire : 5 % des répondants n’ont pas de smartphone, ou seulement un smartphone qui marche mal. Près de la moitié des élèves (45 %) estiment en outre avoir trop de cours et de devoirs toutes matières confondues.
Overdose de devoirs
« En tant qu’enseignante, parent et citoyenne, je désapprouve le fait de donner trop de travail aux élèves en ce moment. C’est trop anxiogène », ajoute Marjorie Galy, même si elle sait qu’il s’agit souvent « d’une réaction dictée par la conscience professionnelle ». Florence Rebeschini a même senti que les élèves de sa classe de terminale, « très sérieuse », se sentaient « noyés : ils avaient trop de travail en même temps ».
Cécile, professeur d’espagnol dans un lycée de l’Oise et formatrice académique, voit certains collègues noter les devoirs donnés à distance, signe selon elle que tous « n’ont pas pris la mesure de ce que vivaient les familles ».
Enjoints à assurer la continuité pédagogique, tous les enseignants n’ont pas « compris la même chose », confirme Rachel Harent dans un article paru sur le site des Cahiers pédagogiques.
Benoît Teste (FSU) reconnaît de son côté que beaucoup d’enseignants ont au début « eu du mal à doser les enseignements. Leur volonté de trop bien faire a pu conduire à une forme de surenchère, alors qu’il n’est pas possible d’occuper les élèves huit heures par jour à la maison. » Il constate par ailleurs « une injonction de l’institution à évaluer », qu’il juge inadaptée à la situation. D’autant que tous ceux qui s’interrogent depuis des années sur les devoirs et le travail personnel à la maison voient bien avec cette crise « qu’aucun parent n’a vocation à se transformer en enseignant du jour au lendemain ! », rappelle Rachel Harent.
Au fur et à mesure que le confinement s’étirait, la frénésie du départ a peu à peu cédé du terrain à l’humilité. « A distance, on peut retravailler les notions apprises en classes mais pas en acquérir de nouvelles », rappelle par exemple Benoît Testu.
« Il est impossible de dérouler le programme et enclencher la machine à évaluer habituelle sans créer de l’angoisse, de l’exclusion et du rejet », abonde Olivier Vincent, pour qui l’extra-ordinaire du confinement révèle l’ordinaire de la violence des relations entre familles populaires et institution scolaire . « Notre but est avant tout de maintenir un lien avec un maximum d’élèves », juge modestement Guillaume Caron, professeur de mathématiques à Calais.
Ce qui ne veut pas dire ne plus rien faire – loin de là ! Mais plutôt faire autrement, en puisant matière à apprentissage dans les divers contenus que les élèves peuvent avoir sous la main : partage de musique sur Snapchat, enquête sur les « Fake News » et sur les sources d’information en temps de confinement, création de blogs pour inciter les élèves à produire des textes et des contenus en partant de leur situation concrète… Et beaucoup de vidéos.
Florence Rebeschini a réussi, par exemple à organiser une « sortie » avec le visionnage du film Le feu sacré, suivi d’une discussion avec le réalisateur ! Marjorie Galy a, elle, montré à ses élèves le documentaire Les bonnes conditions, de Julie Gavras, tourné sur une période de treize ans, qui suit, de la classe de seconde jusqu’à la veille de leurs 30 ans, huit jeunes du VIIe arrondissement de Paris. « Certains parents attendaient une évaluation alors que je voulais juste qu’ils regardent le film pour mieux comprendre les déterminismes sociaux », relate l’enseignante.
Une opportunité pour réinventer l’école ?
Et après ? Certains aimeraient que la parenthèse du confinement ne se referme pas trop brutalement, et qu’en fait de « retour à la normale » les innovations sur lesquelles s’appuient les professeurs soient un levier pour, carrément, changer l’école dès la reprise.
« Depuis des décennies, les injonctions à s’emparer du numérique à l’école sont restées sans effets sur la majorité des enseignants. Or, aujourd’hui, nécessité fait loi », constate Fabien Hobart, qui s’occupe du projet Nipédu, de podcasts autour du numérique éducatif. « Nous sommes dans une société numérique ! On ne voit pas au nom de quoi l’école échapperait à ce mouvement. »
Ce d’autant que les technologies numériques permettent, selon lui, de développer une pédagogie plus participative : « De même que Celestin Freinet s’est appuyé sur l’imprimerie, nous pouvons aujourd’hui exploiter le caractère participatif du numérique, qui crée un rapport différent à l’erreur. Au lieu du devoir rendu sur une feuille que l’enseignant corrige, un document partagé, du CE1 à l’enseignement supérieur, permet des avancées progressives alimentées par les propositions des autres élèves… ».
Et pour passer outre les inégalités d’équipement et de compétences, les enseignants peuvent, comme ils le font depuis les débuts du confinement, s’appuyer sur les smartphones « dont sont équipés 90 % des élèves du secondaire », assure Fabien Hobart.
Un enthousiasme que tempère Sylvain Connac, chercheur en sciences de l’éducation à l’université Paul-Valéry à Montpellier. Spécialiste de la coopération en éducation, il a notamment travaillé sur la manière dont les techniques de partage de document permettent aux élèves de s’entraider pour la résolution d’exercices.
Selon lui, « ce que nous sommes en train de vivre ne peut être un modèle d’avenir. Les technologies numériques permettent, c’est vrai, de créer des situations où l’enseignant n’est pas la seule source d’apprentissage. Mais on ne peut réduire l’enseignement à la simple mise à disposition des connaissances : il s’agit également de susciter des questionnements, la curiosité ou le désir d’apprendre. Et cela passe beaucoup par des regards ou des postures des élèves. »
Patricia Morini confirme : « Même si la classe virtuelle permet de se retrouver, on perd en interactivité car on ne voit pas l’attitude corporelle des élèves et leur regard quand ils comprennent ou ne comprennent pas ce qu’on leur explique. Les timides s’expriment encore moins que d’habitude. Rien ne vaut la chaleur du contact humain. »
Comme le rappelle en outre Florence Rebeschini, les enseignants ne sont pas seulement là pour transmettre et évaluer les savoirs : « On parle aux élèves dans toute leur dimension humaine. A force de les voir plusieurs heures par semaine on repère les coquards, les bleus, les regards angoissés quand on évoque les maltraitances familiales, les anorexies, les crises de larmes… Et on peut, en équipe, avec la CPE, l’infirmière, la proviseure et le proviseur-adjoint, en discuter et parfois signaler la situation, ce qui peut être vital pour l’enfant. L’informatique ne peut pas remplacer cela. »
Et après ?
Reste la question complexe des examens. Le bac, on le sait, sera finalement attribué sur la base des notes de contrôle continu. Benoît Teste, lui, aurait préféré une évaluation sur dossier. « Au lieu de se baser uniquement sur les notes des deux premiers trimestres, parfois plus sévères qu’en examen, on aurait pu les nuancer avec les appréciations des enseignants, qui permettent également de valoriser ceux qui, par exemple, au lieu de se reposer sur leurs lauriers, fournissent un réel effort. »
Marjorie Galy estime quant à elle qu’il faudrait, ni plus ni moins, donner le bac à toute la génération, comme en mai 68. « Cela pourrait représenter un bon coup de pouce pour les 8 % de lycéens qui ont du mal à passer le Rubicon du bac ». Et elle ne croit pas que l’abandon de cet examen va démotiver les élèves : « C’est l’occasion de proposer autre chose que travailler sous la contrainte de l’examen », dit-elle.
Au-delà, Benoît Teste réclame ardemment un « plan d’action pour la rentrée de septembre avec des modules de rattrapage et du temps de cours supplémentaires en petits groupes ». Jean-Michel Blanquer a, lui, annoncé des modules de rattrapage dispensés cet été par des enseignants volontaires. Mais Benoît Teste assure qu’ils « manqueront l’objectif visé, car ils ne seront pas suivis par les élèves qui ont le plus décroché. Il faut davantage se concentrer sur des mesures extraordinaires dans la classe ordinaire ». Tout un programme…