Eva Mignot 09/07/2019

Les évolutions des programmes de sciences économiques et sociales dans le secondaire inquiètent les enseignants. La réforme du lycée était au coeur d’une conférence organisée par l’Association française d’économie politique (AFE), le 4 juillet dernier.

Au moment où des professeurs refusaient d’entrer les notes de baccalauréat sur le serveur pour protester contre la réforme du lycée, l’Association française d’économie politique (Afep) organisait son neuvième colloque à Lille du 3 au 5 juillet. L’occasion pour elle de réaffirmer son opposition ferme aux évolutions à venir et notamment au traitement réservé aux sciences économiques et sociales.

Pour l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (Apses), invitée à participer à la conférence « Réforme du lycée et avenir des sciences économiques et sociales. Quels enjeux pour le pluralisme ? », la réponse est dans la question. Les SES sont menacées. Tant dans le contenu des programmes que dans l’existence même de la discipline dans le secondaire.

Avec la nouvelle mouture du baccalauréat et la fin des filières dans la voie générale, les élèves de seconde doivent désormais choisir trois spécialités pour leur année de première. Ils abandonneront l’une d’entre elles en classe de terminale. « Cette réforme présente de vrais enjeux en termes de concurrence entre disciplines », assure Cloé Gobert, représentante de l’Apses. En tant que spécialité, les sciences économiques et sociales seront peut-être délaissées pour d’autres matières telles que « Arts », « Humanités, littératures et cultures étrangères » ou encore « Mathématiques ».

Risque de désaffection des SES

Et cette concurrence n’est pas neutre. La menace de suppression de poste pèse sur les enseignants. Si les lycéens ne sont pas assez nombreux à choisir une discipline, le nombre d’heures attribuées à cette même matière pourrait diminuer pour cause de non ouverture de classe et de fait, des postes risquent de disparaître dans l’établissement concerné. « On sent d’ailleurs réellement des tensions aujourd’hui dans les salles de profs », poursuit-elle.

Les professeurs de sciences économique et sociale s’inquiètent d’autant plus qu’une autre discipline empiète en partie sur leur champ de compétences : la spécialité « Histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques ». « Les sciences politiques font partie de notre qualification disciplinaire. Pourtant, elles sont intégrées dans cette spécialité dispensée par les enseignants d’histoire-géographieOn nous avait dit que les professeurs de SES pourraient intervenir pendant l’année dans cette discipline mais désormais ils sont annoncés comme étant « en soutien » seulement. En plus de la concurrence pour attirer les élèves, nous assistons à une concurrence pour enseigner », estime Cloé Gobert.

Polémique autour des contenus des programmes

« Le problème, c’est que le programme de première est bien moins attrayant que celui de terminale », constate Arthur Jatteau, maître de conférences en économie et sociologie à l’Université de Lille. Or, un aperçu plutôt négatif de la discipline n’encouragera pas les élèves à poursuivre en terminale la spécialité « Sciences économiques et sociales. »

Pour ces professeurs de l’Afep et de l’Apses, le cœur du problème réside bel et bien dans l’esprit et le contenu des programmes, d’ailleurs massivement rejetés par le Conseil supérieur de l’éducation (aucune voix favorable pour ceux de seconde et de première). Comme à chaque réforme, une bataille idéologique s’engage. Et souvent, ce sont l’histoire-géographie et les sciences économiques et sociales qui en font les frais. Malgré la pluralité des théories et des courants de pensée, une seule vision de l’économie transparaîtrait. « Il s’agit ici d’un projet politique et le dessein est de remettre de l’ordre dans l’enseignement des sciences économiques et sociales », confirme Florence Jany-Catrice, présidente de l’Afep.

Alors même que les promoteurs de la réforme se défendent de toute visée idéologique (voirentretien de Philippe Aghion), les sujets des chapitres et leur contenu posent problème, juge l’Apses. « Comment un marché concurrentiel fonctionne-t-il ? »« Comment les marchés imparfaitement concurrentiels fonctionnent-ils ? »« Quelles sont les principales défaillances du marché ? »… La micro-économie y a toute sa place et, selon ces professeurs, l’économie orthodoxe domine. « Dans les nouveaux programmes, il y a un vrai manque de problématisation. Les évaluations portent beaucoup sur la récitation, la résolution graphique et on trouve très peu d’analyse, de sujets débats. Les programmes ne sont pas problématisés, ils sont technicistes, déconnectés des grands enjeux de société, moins pluralistes et moins adaptés aux élèves de lycée », renchérit Cloé Gobert de l’Apses.

Il semblerait même que le programme assène comme des vérités de grands principes économiques. « En économie, il peut y avoir des propositions interprétatives plurielles, des positionnements irréconciliables mais tous légitimes. Cette réforme enterre ce principe. Ce nouveau programme nie l’existence de paradigmes incompatibles et des débats qui traversent les sciences économiques et sociales », déplore Florence Jany-Catrice.

L’économie, une science de l’action ?

« On nous dit qu’il faut construire des esprits critiques et éviter de présenter la sociologie au travers de mécanismes inéluctables. Mais les concepteurs de programme sont incapables de s’appliquer ce principe et c’est aujourd’hui tout le contraire qui se passe avec cette réforme. Les sciences économiques ne sont perçues que comme une science de l’action. On se demande comment cela fonctionne et non pas pourquoi cela fonctionne », poursuit la présidente de l’Afep.

Pour Cloé Gobert, ce changement d’esprit se reflète dans le préambule du programme de sciences économiques et sociales. « Il faut lire entre les lignes », assure-t-elle. En 1967, au moment de l’introduction des SES dans le secondaire, il était écrit que l’objectif de cet enseignement consistait à « assurer la formation d’un esprit ‘expérimental’, fournir les éléments premiers d’une ‘perception’ de ces réalités, développer des habitudes intellectuelles propres à leur analyse » et « qu’inversement, l’enseignement trop précoce de modèles ou de schémas d’explication peut durcir de jeunes esprits et les rendre inaptes à entreprendre ultérieurement des études sérieuses de sciences économiques et sociales. »

Selon le préambule, le programme de 2019 quant à lui, « vise à fournir progressivement les outils nécessaires à la compréhension des phénomènes sociaux et économiques, à différentes échelles (micro et macro) », en partant du principe que « les sciences sociales s’appuient sur des faits établis, des argumentations rigoureuses, des théories validées et non pas sur des valeurs. »

La fin de l’interdisciplinarité ?

Ce n’est pas la première fois que les évolutions de programme sont contestées. « Depuis leur création, les sciences économiques font régulièrement l’objet d’attaques et celle de 2010 avait été telle que le pluralisme avait accusé un net recul. Mais si la charge de 2010 avait été virulente, celle de 2018 est dévastatrice », assure Sophie Jallais, maître de conférence à l’Université Paris I.

La réforme de 2010 avait acté d’un cloisonnement disciplinaire. Celle de 2018 vient le renforcer. Les chapitres d’économie, de sociologie et de sciences politiques sont bien séparés. Les différentes disciplines ne sont réunies qu’au travers des derniers thèmes abordés pendant l’année, susceptibles d’ailleurs de passer à la trappe en cas de retard dans le programme. « Ce qui est susceptible d’arriver, compte tenu de la densité du contenu et de la diminution du nombre d’heures d’enseignement, seulement quatre heures contre cinq actuellement en première ES », explique Cloé Gobert.

Là encore, un choix assumé dans le préambule des programmes. Tandis que celui de 1967 estimait qu’il « serait dangereux d’engager les élèves dans une spécialisation prématurée, alors qu’ils ne possèdent pas les méthodes de travail et de réflexion élémentaires », le programme de 2019 justifie le besoin de distinguer les différentes sciences sociales pour mieux pouvoir les croiser par la suite : « L’approche disciplinaire du programme (économie, sociologie et science politique) a pour objectif que les élèves puissent s’approprier les bases de chaque discipline (objets, démarches et méthodes, problématiques, concepts, mécanismes) avant que les différents regards disciplinaires ne se croisent sur des objets d’étude communs. »

Un point de vue que ne partage pas l’AFEP qui milite pour un regard croisé permanent, sur tous les objets abordés : le marché, le chômage, l’emploi… « Il y a de cela quelques années, nous souhaitions que l’enseignement supérieur s’inspire de l’enseignement des SES dans le secondaire qui proposait ce regard croisé. Nous voulions créer des licences de SES alors qu’il n’y a que des licences d’économie d’une part et de sociologie d’autre part. Mais avec ces réformes, il semblerait que ce soit l’inverse qui se produise : les concepteurs de programmes au lycée ont pris modèle sur l’enseignement supérieur », regrette Arthur Jatteau.

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