Réforme du lycée : ce qui ne va pas
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Collectif d’enseignants de Sciences économiques et sociales 12/02/2020
La mise en œuvre de la réforme du lycée n’est pas un long fleuve tranquille. Nous reproduisons, avec son accord, le premier bilan qu’en a tiré en décembre dernier une équipe d’enseignants de sciences économiques et sociales d’un établissement du secondaire. Ce travail aborde les difficultés particulières liées aux nouveaux programmes de SES, très académiques et très chargés, mais aussi et surtout les problèmes plus généraux qui résultent de la nouvelle structuration des enseignements. Il montre la multiplicité et la gravité des sujets non ou mal réglés à ce stade.
Des programmes de première spécialité SES trop denses
Programmes très denses, douze chapitres (comprenant souvent plus de cinq objectifs d’apprentissage)… Pour traiter l’intégralité des chapitres, il ne faut consacrer que cinq à dix heures pour chacun, ce qui ne correspond pas aux conditions réalistes pour les assimiler. Par ailleurs, une épreuve en mai raccourcit le temps réel de prise en main du programme.
Le programme comprend de nombreux implicites notionnels ce qui augmente le temps de traitement des différents objectifs, si on considère que le professeur doit effectivement penser à la progressivité des apprentissages. Une plus grande cohérence entre seconde et première, ainsi qu’une meilleure anticipation de l’existence de prérequis pour certains apprentissages auraient été nécessaires.
La présentation formelle du programme donne une impression d’être « faisable », mais cache une grande complexité qui nécessite une surcharge de travail à la fois pour l’enseignant.e et les élèves
Ainsi, comment, par exemple, arriver au coût marginal sans avoir traité l’ensemble des notions de coût sans oublier la notion de recette moyenne/total, etc ? Comment mobiliser des notions nécessaires comme les innovations, la productivité, les économies d’échelle, les rendements décroissants… sans qu’elles soient explicitement dans le programme et donc avec un temps d’apprentissage dédié ?
La présentation formelle du programme donne une impression d’être « faisable », mais cache en réalité de nombreux implicites et une grande complexité qui nécessite une surcharge de travail et de temps à la fois pour l’enseignant.e et les élèves.
Il est impossible de traiter efficacement le contenu du programme et des compétences méthodologiques (les outils statistiques, la préparation à l’argumentation écrite et la préparation de l’oral). Les écarts se creusent entre les élèves.
Comment peuvent-ils découvrir une matière, se laisser du temps pour y développer des compétences et décider en quelques mois après avoir commencé de poursuivre ou d’abandonner cette spécialité ?
Des conditions d’enseignement et de travail stressantes
Au lycée où nous enseignons, des spécialités de SES ont été construites, conformément à la réforme, en mélangeant des parcours différenciés d’élèves. Des groupes de 35 élèves provenant de huit à dix classes différentes sont réunis dans un groupe de spécialité. Il n’a pas été possible de placer dans les emplois du temps des groupes réduits en spécialité, ce qui était initialement prévu.
Dès lors, nous avons rencontré des difficultés à dynamiser un groupe constitué d’élèves ne se connaissant pas, et à construire du lien social (malgré le travail en îlots dans certaines de nos classes). Nous avons parfois pu noter un manque de bienveillance entre les élèves et de confiance de certains d’entre eux, qui nuit à l’apprentissage. Les enseignants de SES ne sont pas que des formateurs disciplinaires, mais aussi des éducateurs à la citoyenneté. Dans un contexte sans lien social construit entre les élèves, cette fonction est mise à mal.
Il existe également des difficultés pour récupérer le travail en cas d’absences, s’entraider hors de la classe : les élèves ont très peu de contacts en dehors de la classe de spécialité.
Nous avons noté des problèmes pour communiquer des informations aux élèves en dehors du cahier de textes, du fait de la désorganisation du groupe classe. Il manque toujours ce qui était possible l’an dernier via l’Espace numérique de Travail (ENT) : un lieu de stockage dédié à un groupe et non lié à l’emploi du temps (comme avec pronote, le logiciel de vie scolaire), malgré les tentatives répétées de notre proviseur auprès de la Région pour une configuration en groupes de spécialité.
Les contraintes des programmes et l’absence de groupes réduits poussent à mettre en œuvre des méthodes d’enseignement très magistrales
Les contraintes des programmes et l’absence de groupes réduits poussent à mettre en œuvre des méthodes d’enseignement très magistrales. Il en résulte une démotivation des élèves les plus en difficultés : peu de participation orale, peu de participation aux activités écrites, y compris en groupe et un décalage par rapport à leurs attentes initiales.
Des situations d’élèves en souffrance, stressés, se multiplient, selon les témoignages de parents et d’élèves. La focalisation sur les notes est permanente, le volume de travail est important dans les spécialités.
Nous avons aussi pu observer un comportement « consommateur » de certains élèves qui, anticipant l’arrêt de la spécialité en fin d’année, ne s’impliquent pas dans l’apprentissage.
Le temps de travail pour préparer deux niveaux est considérable. S’y ajoutent la frustration et des formes de souffrance au travail de l’enseignant.e face à toutes les difficultés listées dans ce document, à atteindre des objectifs d’égalité des chances, d’épanouissement personnalisé et scolaire de tous les élèves.
Nous avons par ailleurs une incertitude sur les heures d’enseignement par matière chaque année, et donc sur la pérennité des postes au sein de notre établissement. Ce qui nous fait craindre une perte de poste.
Manque d’intégration dans les équipes
Il y a en outre un manque d’intégration des professeurs de spécialité au sein d’une équipe : plus de huit à neuf référents professeur principal, et autres enseignants des élèves du groupe, ce qui conduit à des difficultés à échanger sur les situations personnelles des élèves.
Il est impossible d’organiser des projets de sortie scolaire ou du travail interdisciplinaire, car toute sortie perturbe le fonctionnement de dix groupes classes et aucun binôme de professeur n’a plus de cinq ou six élèves en commun.
Les enseignants de spécialité enseignent leur matière et n’assurent aucune fonction de professeur principal, ce qui était une habitude, une demande de leur part. Or, les enseignants de spécialité voient les élèves quatre heures, quand certain.e.s professeur.e.s principaux voient la classe parfois une heure et demie, et pas toujours toutes les semaines.
Au lycée où nous enseignons, les enseignants de SES ne dispensent aucune heure d’éducation morale et civique (EMC) ni d’histoire, géographie, géopolitique et sciences politiques (HGGPSP) malgré leur demande. En outre, ils ne disposent pas d’heures d’accompagnement personnalisé, n’ont aucun groupe réduit, n’ont aucun rôle prévu dans l’orientation…
Perte du lien avec les élèves
Nous perdons le lien avec les élèves : les conditions d’enseignement entraînent une difficulté à créer une réelle relation de confiance avec eux.
Nous éprouvons des difficultés à suivre les élèves, étant donné l’impossibilité d’assister à tous les conseils de classe. Cette année, les collègues à temps plein ont 15 à 17 conseils de classe. En poursuivant sur cette même logique de réforme et de constitution des classes, la mise en œuvre de la spécialité en terminale continuera de faire exploser le nombre de conseils.
Conséquence de l’absence aux conseils, les enseignants de spécialité n’ont aucun retour sur les élèves de leur groupe, ce qui est vraiment problématique pour le suivi des élèves.
Il est grandement difficile de prendre en compte l’hétérogénéité des élèves
Il est grandement difficile de prendre en compte l’hétérogénéité des élèves. Tout comme il est impossible de faire progresser les élèves les plus en difficulté à cause des effectifs trop importants, mais aussi faute de temps de dédoublement ou d’heure d’accompagnement personnel (AP) qui sont totalement inexistants.
Lors de l’accueil des parents, le samedi 14 décembre, les enseignants de SES ont vu jusqu’à 28 familles entre huit heures et treize heures sans arrêt, en étant bien conscients d’avoir manqué certains parents qui avaient beaucoup attendu et qui étaient parties.
Stigmatisation des élèves
Une harmonisation entre les enseignants est nécessaire non seulement sur des sujets comme la progression, mais aussi sur l’approfondissement et le contenu de ce qui sera traité en classe, et qui doit être fait en amont et non en aval, afin d’être adapté au contenu des épreuves d’E3C de fin d’année. Un temps de coordination d’équipe régulier est ainsi indispensable, par exemple avant chaque vacances, afin de prévoir la suite du programme et surtout le détail du contenu de chaque chapitre.
L’évaluation permanente – contrôle contenu, épreuves E3C, anticipation du bac les semaines précédentes et anticipation de l’abandon d’une spécialité – augmente le stress des élèves les plus sérieux avec une focalisation permanente sur les notes, une évaluation qui n’est pas formative.
La préparation du grand oral n’est associée à aucune heure d’enseignement pour les élèves
Il existe un risque de stigmatisation des élèves qui sortiraient d’un établissement jugé moins bon que les autres. Ce comportement déjà présent dans le système actuel pourrait être renforcé par le fonctionnement en contrôle continu local.
A noter également le stress lié au choix initial des spécialités des élèves de seconde qui connaissent mal certaines matières, au flou des attendus des formations sélectives du supérieur et à celui du choix de la spécialité à abandonner en fin de première.
La préparation du grand oral n’est associée à aucune heure d’enseignement pour les élèves : elle est donc impossible en l’état et risque de faire exploser les inégalités entre les élèves. L’argumentation, la rhétorique, la capacité à analyser et traiter un sujet sont socialement marquées. Sans entraînement au long cours, il n’est pas possible de travailler réellement ces compétences.
Travailler l’oral dans un groupe de 35 élèves laisse peu d’entraînement pour chacun : temps de parole limité, impossibilité de passer du temps sur chaque intervention pour analyser les points forts-points faibles et y remédier. Ce temps de préparation entre en conflit avec le travail sur les contenus. Enfin, la participation en classe n’a rien à voir avec une prestation de grand oral. En outre, nous n’en avons encore pas les modalités.