HOMMAGE A JANINE BREMOND

L’APSES rend hommage à Janine BREMOND, décédée le 11 janvier 2018. Grand nom de la planète SES, elle était agrégée de sciences sociales, et auteur de nombreux ouvrages sur les SES, dont le 1er manuel « moderne » . On se souvient aussi qu’elle s’est battue aux côtés d’autres collègues « pour défendre un adjectif » (le « sociales »de SES). Henri LANTA et Thierry ROGEL lui rendent hommage.

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Un texte de Thierry Rogel en hommage à Janine Brémond

J’ai rencontré Janine Brémond alors qu’elle venait de créer Liris, sa maison d’édition et qu’elle cherchait de nouveaux auteurs parmi les enseignants. Je lui avais adressé un projet par la poste (projet qui deviendra « Introduction impertinente à la sociologie ») et moins de 24 heures après (les dieux et la poste étaient avec moi) elle me répondit par téléphone en me disant d’emblée : « C’est d’accord, j’édite votre livre ». Je m’attendais à avoir des questionnements, des tâtonnements, à ce qu’elle cherche ce que j’avais vraiment en tête ou dans le ventre, mais non, l’accord fut immédiat. Une confiance d’emblée pleine et entière donc, et un courage évident tant mon petit livre tranchait avec les habitudes du secteur.

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Parmi les directeurs de collection que j’ai rencontrés, certains vous fichent une paix royale, d’autres essaient de vous imposer jusqu’au moindre détail (ou presque) ce que vous devez écrire. Janine avait une autre technique : elle discutait avec vous jusqu’à tomber sur le point qui l’intéressait : « Et là ? Qu’en pensez-vous ? » En fait, elle amenait l’auteur à l’endroit où son texte présentait des fragilités et le laissait corriger de lui-même. Mais elle pouvait aussi refuser catégoriquement un texte. C’est ce qu’elle avait fait en une occasion, trouvant mon texte trop difficile et me soupçonnant d’avoir voulu écrire pour mes collègues plutôt que pour les élèves. Ce qu’elle a dit alors (et que je reproduis de mémoire) a fixé ma ligne de conduite ultérieure : « Vous pouvez toujours essayer de faire aussi bien que les universitaires ; même si vous y arrivez, ils s’en moquent puisqu’ils le font déjà. En revanche, les universitaires attendent de vous que vous fassiez un bon travail pédagogique de professeur de lycée car c’est souvent ce qui pose problème avec les étudiants de première année». C’est là le cœur de notre travail : nous devons évidemment tenir compte des apports des chercheurs (c’est bien pour cela que je les lis ou que je me rends aux stages de l’Apses) mais nous ne sommes pas des « universitaires en plus petit », ce en quoi les programmes actuels tendent à nous transformer. Nous devons aider les élèves à avoir les démarches adéquates (en plus d’acquérir des méthodes ou des savoirs) mais pour cela nous ne devons pas faire une simple « translation » des savoirs savants vers les savoirs enseignés au lycée mais nous devons les réadapter à notre public, éventuellement en transgressant les frontières disciplinaires de l’enseignement supérieur quand cela s’avère judicieux.

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Janine a tant œuvré pour cette approche spécifique des « sciences économiques et sociales » que le meilleur hommage que nous puissions lui rendre, c’est de continuer ce travail et, au-delà de la question de la place des SES dans l’enseignement, continuer à travailler collectivement pour une approche où on ne craint pas d’imbriquer et d’entrecroiser les diverses sciences sociales.

Thierry Rogel, le 20 janvier 2018

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Un texte de Henri LANTA en hommage à Janine Brémond

SES, années 1970, le rôle essentiel de Janine Brémond

C’était en 1965… oui… 2 ans et quelques mois avant le big bang : Marcel Roncayolo , Guy Palmade, Huguette et Louis Bergeron, Jean Ibanès et quelques autres complotaient, 45 rue d’Ulm ou pas loin… les Sciences Economiques et Sociales étaient sur le point de naître1.

Ignorant ce qui se tramait, à la Faculté de Droit et de Sciences Economiques, place du Panthéon, Janine Brémond et moi suivions les cours préparant à l’agrégation de Techniques Economiques de Gestion. Au cours de cette préparation, nous avons profité de ceux de Jean Ibanez2, normalien, agrégé d’histoire, docteur en Sciences économiques, au profil très SES (!).

Je ne connais pas les notes ayant permis à Janine d’être reçue mais il ne serait pas surprenant que, pour elle comme pour moi, l’épreuve d’Economie Générale  ait joué un rôle plus « positif » que celle de comptabilité-gestion !

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A la rentrée scolaire 1966, plus de 3 ans avant la première session du Capes de SES3 l’enseignement du programme Roncayolo-Palmade de Sciences Economiques et Sociales a été confié pour l’essentiel à des enseignants maîtres-auxiliaires, mais également à un petit nombre de professeurs d’Histoire-Géographie (dont Huguette Bergeron) et à quelques dizaines de professeurs de Sciences et Techniques Economiques.

Je ne prends aucun risque en affirmant que Janine Brémond faisait partie des enseignants de STE que l’étude approfondie du bilan et des comptes de pertes et profits de l’entreprise ne passionnaient pas et choisissaient, autant que possible, d’enseigner les cours d’Economie générale et d’Economie d’entreprise que comportait la formation des élèves de l’Enseignement Technique.

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Ce sont ces professeurs qui seront administrativement transférés dans le corps des professeurs de Sciences Economiques et Sociales.

Cinq ans après les relations amicales qu’avait créées notre rencontre aux cours de préparation à l’agrégation de TEG, c’est au Centre International d’Etudes Pédagogiques de Sèvres que Janine Brémond et moi avons à nouveau travaillé ensemble.

Une des raisons essentielles de la force, tout au long des années 1970, du projet SES, une des raisons de l’enthousiasme de tous ceux qui ont participé à sa mise en place se trouve, selon moi, dans le fait que les « programmes Roncayolo-Palmade et la pédagogie SES sont les enfants4 des années 1960 ( parmi lesquelles se trouve 1968 !!!) , sont au service d’un objectif de ces années, remarquablement formulé par Marcel Roncayolo (Instructions du 12 octobre 1967 ): « assurer la formation d’un esprit expérimental, fournir les éléments premiers d’une perception de ces réalités, développer des habitudes propres à leur analyse ».

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Certes, la pédagogie active n’est pas née à la fin des années 1960, avec les SES ! Mais, dans l’Education Nationale, c’est en SES que la pédagogie active n’est pas seulement recommandée mais « énergiquement » proposée : le cours de 55 mn durant lequel le professeur parle 52 mn ne paraissait pas le mieux à même « d’assurer la formation d’un esprit expérimental ».

« Les élèves retiennent 20 à 25 % de ce qu’ils écoutent, 35 à 40% de ce qu’ils écoutent et voient, 60% de ce qu’ils font ». 

Voilà ce qui est dit, répété, rabâché lors de chaque stage de Sèvres.

Entièrement d’accord avec la pédagogie SES qu’elle met en œuvre avec ses propres élèves, Janine Brémond accepte les fonctions de conseiller pédagogique dès 1970 (CPR de Paris).

Elle fait également partie des professeurs qui vont animer les stages de Sèvres où viennent se former les promotions successives de Capésiens que l’on retrouvera bientôt à la direction de l’Apses et dans les rues de Paris (et quelques autres!) pour défendre les 2 composantes du projet SES : les programmes et la pédagogie.

Pierre Bourdieu qualifiait la sociologie de sport de combat.

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En refusant de réduire l’économie à la maximisation des fonctions d’utilité (je sais, je sais, je caricature!), en donnant à chaque question du programme ses dimensions historiques, sociologique, économique, science politique…, les Sciences Economiques et Sociales ont été contraintes au « combat » dès 1970, un « combat » qui n’a d’ailleurs jamais cessé.5

Dans ce  combat, « le Hatier », le manuel de Janine Brémond élaboré avec sa sœur Marie-Martine Salort et Robert Jammes, a constitué une « arme » essentielle.

En effet, il fournit les documents sans lesquels la pédagogie-SES  ne peut exister, des documents de toutes sortes – articles de presse, extraits d’ouvrages fondamentaux, dessins humoristiques, photos – permettant d’étudier de façon aussi interdisciplinaire que possible chacune des questions du programme.

Au niveau des manuels scolaires, la pédagogie SES avait besoin d’une « révolution » : c’est ce que Janine Brémond va avoir le « courage » de lancer.

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Pour prendre la mesure de cette révolution, il suffit de comparer le manuel Brémond-Jammes- Salort à celui de J. Ibanès et F. Campuzan, manuel scolaire de grande qualité dans la catégorie « manuel traditionnel ».

Dans un cours traditionnel, les élèves commencent par écouter le professeur en prenant (comme ils peuvent !) des notes, les réponses aux questions et les T.D. venant après.

Le mode d’emploi du manuel traditionnel est en tout point identique : lecture du chapitre-cours magistral écrit par le professeur-auteur, prise de notes puis, en fin de chapitre, questions permettant de vérifier la compréhension du cours et, au mieux, T.D.

La pédagogie-SES propose de faire exactement le contraire : les élèves (évidemment aidés par le professeur) « commencent », travaillent sur documents puis, à partir de ce travail, permettant de prendre en compte des difficultés auquel le professeur n’avait pas pensé, permettant de travailler au rythme des élèves et non faire semblant de traiter n+1 questions, permettant de prendre à part un élève ou un petit groupe d’élèves etc… construction de ce qui doit être retenu, le professeur veillant à la correction de la formulation et apportant sous forme de cours magistral (oui, oui magistral !)6 les connaissances théoriques indispensables.

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« Ne prétendant pas à la fausse modestie »7, je me permets de renvoyer à la préface que Janine m’avait demandé d’écrire.

Tout au long des années 1970, durant lesquelles les SES s’installent, les promotions de Capésiens se forment, l’Apses est créée, les cortèges de professeurs SES défilent…, le projet-SES doit beaucoup à Janine Brémond.

Henri Lanta

1 c’est en 1966-67 que le programme Roncayolo de Seconde est enseigné pour la première fois.

2 La collection de manuels qu’il a dirigée (avec Francis Campuzan, agrégé d’histoire, passé dans le corps des SES) tiendra une place importante au début des années 1970.

3 La création de ce Capes n’a pas été facile. Elle est arrachée au ministre sur le départ, Edgar Faure, par Guy Palmade et Pierre Callet, alors membre de la nébuleuse constituant le Cabinet du Ministre. Preuve de ces difficultés : la première session s’est tenue en novembre-décembre (!) 1969.

4 En 1967, ceux qui font les programmes, M. Roncayolo et G. Palmade, ont 40 ans.

Janine Brémond, et la quasi-totalité des collègues (parmi lesquels je souhaite souligner la place d’Edwige Corcia et d’Albert Cohen), qui vont plus tard contribuer à installer la  pédagogie SES,  ont moins de 30 ans. Je deviens membre de l’I.G. à 29 ans.

5 En ce début d’année 2018, dans le cadre de la réforme du second cycle et du baccalauréat, il devrait connaître un nouvel épisode.

6 Cours magistral mieux accepté et donc plus efficace parce que venant après, au moment où les élèves en éprouvent le besoin pour lier entre elles différentes parties du travail sur documents puisqu’il permet de répondre aux questions que les élèves ont effectivement posées.

7 Qui donc pouvait ne pas prétendre à la fausse modestie sinon le modeste Edgar Faure ?

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