Le stage APSES Droit et justice a eu lieu les 26 et 27 janvier 2023 à la Maison des Associations de Solidarité à Paris. Ce stage de formation à destination des enseignant.e.s de SES, adhérent.e.s ou non à l’APSES, est organisé en partenariat avec J. Couppey Soubeyran (CES- Université Paris 1 Panthéon Sorbonne), dans le cadre du programme « Renforeco ». Yoann Verger (Académie d’Orléans-Tours) a accepté de nous en faire un compte-rendu que voici. Merci à lui !

On est à Paris, il fait gris, froid et le thème c’est « Droit et justice ». Un peu austère ? Hé bien non, car c’est le stage de l’APSES et qu’on est content de retrouver les collègues ! On est accueilli comme l’année dernière à la Maison des Associations, les petites viennoiseries et le café sont dévorés pendant qu’on croise des regards connus et qu’on échange un mot ou deux concernant la manif’ d’hier devant le ministère.

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On commence avec une session sur le genre. Sybille Gollac nous apprend que 66 % des juges sont des femmes, et qu’elles sont 80% chez les juges de moins de 40 ans. Une féminisation du métier qui se concrétiserait par une discrimination des pères lors des divorces ? Pas du tout : les décisions prises concernant les gardes d’enfants (71% sont gardé.e.s par la mère, 17% en garde alternée) correspondent aux demandes des couples. Au contraire, même, les décisions prises par les juges contribuent à la reproduction de l’ordre du genre : les femmes voient leur niveau de vie baisser de 20% après un divorce, les hommes de 3%, et pourtant les pensions pour l’alimentation et l’éducation des enfants sont en baisse (170 euros par mois actuellement) et les prestations compensatoires (25 000 euros en moyenne, elles sont destinées à redresser le niveau de vie de la personne désavantagée lors de la séparation) sont plus souvent refusées… quand le juge est une femme. En fait, les juges femmes présupposent en général que les femmes sont autonomes financièrement et peuvent déléguer facilement les tâches domestiques, à leur image ; leurs préjugés de classes peuvent aussi jouer en les conduisant à demander des pensions faibles pour les hommes de classes populaires, afin qu’ils ne soient pas désincités au travail.

Arthur Vuattoux enchaine et nous présente le paradoxe d’une justice des mineurs qui n’envoie pas les filles en prison, sauf quand elles sont « Roms ». Son analyse des décisions et des dossiers du tribunal des enfants de Paris montre que les filles, « c’est spécifique » : on cherche dans leurs parcours des causes intimes ou sociales ayant pu excuser leurs actes, ce qu’on fait moins pour les garçons. On les « sexualise » en leur demandant par exemple en cas de fugue si elles ont eu des rapports sexuels à cette occasion, ce qui n’est jamais demandé pour les garçons. Résultats, si les filles représentent 17% des mineurs jugés, elles ne représentent que 3% des mineurs emprisonnés. Les filles « Roms » sont une exception : les éducateurs du tribunal, qui doivent en 24h remplir un « recueil de renseignements socio-éducatif » pour chaque mineur jugé, ne recueillent presque rien dans leurs cas, leurs aveux d’avoir subi des violences sexuelles ne sont pas pris en compte, on les « adultifie » car « elles se marient à 15 ans » et elles se retrouvent donc logiquement en prison pour vol, avec des filles ayant fait des actes autrement plus graves.

Une entrée en matière stimulante, qui nous force à reprendre moult café et thé à la pause.

Y aurait-il un tournant littéraire dans la façon de présenter ses travaux en sociologie ? Gwénaëlle Mainsant nous plonge en plein polar : « il est 22h, la visibilité commence à décliner. De notre planque, Isabelle et moi observons le « gérant » nettoyer le comptoir du bar, pendant que la « mama » parle avec le « boiteux ». Des filles font des allers et venus sur le trottoir. Avec Isabelle, ils sont 4 policiers à surveiller l’hôtel de passe ». Sa plongée dans la police des mœurs nous apprend comment cette dernière a été contrainte d’évoluer avec les transformations conjointes de la prostitution (les prostituées sont plus souvent immigrées, parfois des hommes), du management public (politique du chiffre qui accentue la lutte entre différents services pour le même « gibier de police », mutations qui font perdre les réseaux d’indic) et la féminisation de la police (10% de femmes dans la police, mais souvent dans des positions moins nobles que les hommes – elles ne travaillent pas avec les indics, par exemple). Elle montre aussi comment « l’abolitionnisme sécuritaire » imposé par Nicolas Sarkozy en 2003, avec l’apparition du délit de raccolage « passif », conduit de fait les policiers à faire des arbitrages concrets entre différents actes, à définir ce qui est déviant ou non, et donc à donner réalité à partir de définitions très larges à la prostitution, au proxénétisme, au raccolage.

Tout ça donne envie de faire des enquêtes ethnographiques, et on décide derechef de se focaliser en premier lieu sur les plats africains du déjeuner  – les bananes plantins sont délicieuses.

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De tournant littéraire, il n’en est point question avec Arnaud Philippe, qui ouvre les conférences de l’après-midi. D’un ton précis et rapide, il expose les principaux résultats de son livre La Fabrique du jugement. Par exemple, augmenter la peine maximale augmentera-t-il l’« encouru » (la moyenne des peines pour tel acte répréhensible) ? Non, car l’encouru est souvent très faible par rapport à la peine maximale (6% de la peine maximale généralement, sauf pour les crimes où c’est 40%). Est-ce que les juges voyant au journal de 20h un fait similaire à celui qu’ils ou elles vont juger le lendemain sont influencé.e.s ? Oui, ils et elles donnent 3 mois de plus. Sont-ils ou elles influencé.e.s aussi lorsque le journal parle d’une erreur judiciaire ? Oui, ils et elles donnent des peines moins lourdes. Les juré.e.s tirés au sort sont-ils plus sévères que les professionnel.le.s de la justice ? Non, l’expérience de l’introduction de 2 jurés dans un tribunal correctionnel entre 2012 et 2013 a montré qu’ils jugeaient comme les autres. Il corrobore les faits du matin : pour le même délit, les femmes prennent des peines plus faibles que les hommes, même si on juge un groupe de malfaiteurs et malfaiteuses ayant agi ensemble ; et même si au sein de ce groupe les femmes ont plus d’antécédents. Les juges femmes, elles, sont un peu moins biaisées que les hommes en général, mais jugent plus sévèrement les autres femmes. Un regret enfin : pas moyen d’obtenir les PCS d’origine des juges, pour savoir si la justice de classe se reproduit.

S’en est suivi une session pédagogique où une responsable de la communication de l’INSEE est venue présenter les différents outils disponibles sur le site de l’INSEE pour préparer nos cours. Elle met l’accent sur les innovations récentes mises en place par l’institution: par exemple, elle diffuse de plus en plus de datavisualisations; le blog de l’INSEE permet aux chercheuses et chercheurs de diffuser de l’information de façon un peu moins formatée et institutionnelle : il y a à peu près 2 articles par mois.

La pause café de 16h, avant la dernière table ronde, permet de cerner ceux qui partent déjà, ceux qui n’ont pas encore de solutions d’hébergement pour le soir et ceux qui savent où faire la fête. On peut aussi discuter avec les intervenants, très accessibles et très sympas !

Retour au littéraire, mais façon Zola, pour cette dernière table ronde de la journée consacrée à la prison : c’est réaliste, c’est dur, on est pris aux tripes. Dominique Simonnot nous décrit la vie des 72 000 prisonnier.e.s de France, dont plus de 2000 dorment sur des matelas à même le sol, 21h sur 24 dans une cellule de 6m2 à 3, soit 1 m2 par personne si on enlève l’emprise des meubles. La surpopulation carcérale, c’est aussi des problèmes d’accès au soin, au sport, à la douche, aux promenades… et des problèmes de surveillance, quand un surveillant surveille 50 détenus au lieu de 20, les tensions, les énervements et la violence augmentent. « Ça ne tient que grâce au prisonniers », dixit la direction.

Anaïs Henneguelle enchaine. Comme Arnaud Philippe, elle étudie des corrélations et montre que les aménagements de peine semblent mieux fonctionner que la prison pour éviter les récidives. Le bracelet électronique à la place de la prison est donc une bonne chose, mais il est trop souvent utilisé pour faire au contraire de l’extension de peine (on donne un bracelet à quelqu’un qui avait juste de la prison avec sursis). Elle nous apprend aussi que la délinquance est principalement corrélée aux crises économiques.

Jean Bérard prend alors le micro et nous plonge dans les années 70. A l’époque, le féminisme lutte pour la criminalisation des viols, mais aussi contre la prison, à l’instar d’autres mouvements progressistes. La contradiction est patente lorsqu’un violeur prend, pour la première fois, 20 ans de prison : est-ce une victoire ou une défaite ? Le regard de l’historien sur les débats autours de l’emprisonnement permettent de questionner ce qu’on attend de la justice : il faudrait une autre justice, autre chose que renverser la violence.

Car la prison est violente, poursuit Gilles Chantraine, et c’est, dans la plupart des théories de la peine, à dessein : pour Kant, l’Etat doit punir pour compenser le mal causé, la peine doit dissuader efficacement selon Beccaria, il faut dénoncer les crimes, dit Durkheim, et pour cela le criminel doit souffrir. Pourtant la peine pourrait servir à la réhabilitation du criminel. La prison est violente aussi car elle est inégalitaire : la pauvreté pousserait au crime, il faut donc que les peines soient plus importantes si les pauvres deviennent plus pauvres… d’où l’augmentation des peines lors des crises économiques (et donc le lien entre délinquance et crises économiques cité par Anaïs Henneguelle trouve son explication théorique). Les classes supérieures y échappent, elles s’arrangent, dissimulent, se font représenter par des professionnels : la justice a moins de prise sur eux, selon Foucault. De plus, la prison rend pauvre : 70% des prisonniers vivent sous le seuil de pauvreté, seuls 36% des locataires arrivent à garder leur logement durant leur peine de prison et 26% des prisonniers n’ont pas de solution d’hébergement à leur sortie.

On ressasse les chiffres et les idées dans nos têtes, c’est déjà la fin de la journée. On se sépare, les sourires et les éclats de voix se font plus rares dans la maison des associations et chacun part se ressourcer comme il peut avant la journée de demain.

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La journée s’ouvre par une présentation de l’option DGEMC. 3 heures par semaine pour les élèves, et pour les professeurs de SES un vrai espace de liberté, d’innovations pédagogiques et de travail rigoureux avec les élèves sur des objets pas si éloignés de ceux du programme de SES. On découvre ensuite les vidéos disponibles sur Educ’Arte pour appuyer nos cours, et notamment, par exemple, les cours de DGEMC.

 Bruno Deffains nous présente ensuite un large panorama de l’histoire et de l’économie du droit. Il nous parle d’Aristote, qui était pour l’esclavage et contre le travail salarié, du droit romain qui introduit la prescription acquisitive (si vous travaillez une terre inutilisée, elle devient vôtre), de Thomas d’Aquin qui décrivait la manipulation monétaire comme « infâme », d’Adam Smith qui était contre la fixation des prix par le monarque, et pour une fixation par l’offre et la demande, de Jeremy Bentham qui trouvait que la peine de mort avait une désutilité trop importante (tu m’étonnes). Il parle de la différence entre la vision réaliste et instrumentale du droit défendue par exemple par Oliver Wendell Holmes, promoteur du mouvement anti-trust, et la vision positiviste – pure – du droit défendue par exemple par Kelsen. Une école d’économie du droit se développe ensuite à Chicago, et cherche à évaluer l’efficience, en termes d’utilisation des ressources, des différents systèmes de droit. Le système de common law est-il plus efficace que le système de droit civil ? Selon le classement « Doing business » des différents pays par la Banque Mondiale, le système de common law est plus efficace s’il s’agit de maximiser la valeur actionnariale de la firme. Mais s’il s’agit de protéger l’environnement ou de lutter contre les inégalités, les systèmes de droit civil prennent l’avantage.

Et qu’est-ce qui est le plus important ? En dehors des bananes plantins du déjeuner, bien sûr ? Un verre de gingembre plus tard et on reprend par une session sur la justice vue par les profanes (nous, quoi). Pourquoi par exemple seulement 56% de la population française a confiance dans la justice, et seulement 46% lorsque les personnes ont déjà eu affaire à un procès ? Camille Herlin-Giret nous parle de son étude auprès de victimes ayant fait des investissements malheureux dans la pierre. Elle évoque leur désenchantement progressif concernant l’efficacité de la justice, au fil de la dégradation des liens avec leurs avocats, de la découverte d’un langage juridique flou et technique et des dédommagements à verser en cas de perte du procès.

Des avocats, il en est aussi question dans l’étude d’Aude Lejeune : la défiance envers cette profession est forte, pourtant les victimes aux procès prud’hommaux, qu’elle a étudié et qui peuvent choisir de se défendre eux-même, ou de se faire représenter par un syndicat ou par un avocat, choisissent aujourd’hui à 85% l’avocat, alors qu’ils n ‘étaient que 30% à faire ce choix dans les années 80. De la remise de soi sans borne à l’avocat de la part des personnes de classes populaires, à la déférence et la coopération des classes moyennes et à la remise de soi sous contrôle des classes aisées, les expériences sont diverses et les désillusions devant les résultats du procès concernent davantage les 2 premières classes, même en cas de victoire au procès : l’avocat avait demandé plus, aurait pu obtenir plus, la confiance est rompue.

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Un café plus tard et commence le temps militant, au cours duquel sont évoqués les enquêtes menées par l’APSES, mesurant la déterioration des conditions de travail des enseignants en SES depuis la réforme de 2019, et le rythme trop soutenu imposé par le bac en mars aux collègues ayant des classes de Terminale. La revendication d’un retour au bac en juin, notamment pour permettre de préparer sereinement les élèves les plus désavantagés scolairement, est rappelée avec force. Cela suffira-t-il à infléchir le ministre ?

 La conférence de cloture est celle de Liora Israël, sur les mouvements sociaux et de leurs usages du droit. Elle nous parle des « cause lawyers » et de leurs stratégie : pour médiatiser sa cause, l’avocat de José Bové l’envoie en prison ! On apprend que les ONG peuvent faire du forum shopping en termes de droit : quand les multinationales détruisant l’environnement ont des filiales partout, il est possible de privilégier l’attaque en justice dans les pays où il y a le plus de chance de gagner. Elle met en garde enfin contre les excès de la judicarisation des causes : le droit prend du temps et de l’argent, on ne maitrise pas la temporalité, les décisions de justice ne vont pas forcément toujours vers plus de progressisme – les décisions prises récemment par la Cour Suprême des Etats-Unis font-elle avancer la société dans le bon sens ? – et les arguments deviennent de plus en plus techniques, ce qui peut faire perdre le caractère populaire du mouvement. Par exemple, une affaire qui arrive devant la cour de cassation, c’est peut-être une victoire, mais cette dernière ne juge pas les faits, juste la manière dont a été interprété le droit – ce qui donne des arrêts au langage abscon et rend difficile la communication auprès des sympathisants profanes. Le droit comme arme est donc à double tranchant pour les mouvements sociaux.

 Est-ce pour cela que dans sa sagesse infinie, l’APSES n’a jamais judiciarisé sa cause ? Une stratégie qui semble payer ces fruits, car on apprend en cloture du stage que l’APSES sera reçue à l’Elysée, bravo à elle !

 Et pour le stage, c’est terminé, on finit la cafetière et on récupère nos sac, c’était bien, on reviendra !

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