Lettre au Premier Ministre et au Ministre de l’Education Nationale à propos de "la théorie du genre" à l’école

Le 26 novembre 2013

Monsieur le Premier Ministre, Monsieur le Ministre de l’Education Nationale,

Lors d’une interview au Journal La Croix (édition du 30 septembre), vous avez déclaré à propos de l’introduction d’une « théorie du genre » à l’école :

« De quoi parle-t-on ? S’il s’agit de faire reculer les stéréotypes, je pense que tout le monde sera d’accord. En effet, il reste énormément de progrès à faire en matière d’égalité entre les hommes et les femmes. Ces dernières ont des salaires moins élevés, des progressions de carrière moindres et elles sont moins nombreuses à occuper des postes à responsabilités, y compris dans la haute fonction publique. En revanche, il n’est pas question d’introduire je ne sais quelle idéologie à l’école ! Il n’est pas question d’un temps d’enseignement sur la théorie du genre, pas plus dans les programmes scolaires que dans la formation des enseignants. Le ministre de l’éducation nationale, Vincent Peillon, a été clair là-dessus. L’objectif, c’est la lutte contre les stéréotypes, et cela passe par l’école. Je pense par exemple au partage équilibré des tâches familiales entre les parents. » Vos propos font écho à ceux tenus en mai par le Ministre de l’Education Nationale Vincent Peillon :

« Je suis contre la théorie du genre, je suis pour l’égalité filles/garçons. Si l’idée, c’est qu’il n’y a pas de différences physiologiques, biologiques entre les uns et les autres, je trouve ça absurde. Il n’y a pas de débat sur la théorie du genre, on l’a dit à plusieurs reprises, aucun. Par contre, bien entendu, il faut lutter contre toutes les discriminations, à la fois de race, religieuse, et de l’orientation sexuelle, car elles causent de la souffrance ».

L’ambiguïté de ces propos soulève des interrogations de notre part. S’il est entendu qu’il n’existe pas une « théorie du genre » en sciences sociales, il existe en revanche de nombreux travaux qui, en théorisant le genre, s’attachent à montrer le caractère socialement construit des représentations du masculin et du féminin et les rapports de pouvoir qui produisent les inégalités entre les sexes.

L’approche en termes de genre est, à cet égard, un outil heuristique pour développer l’esprit critique et la réflexion des élèves, que les enseignant-e-s, notamment de Sciences Economiques et Sociales, ont pour mission de former à la citoyenneté. L’approche en termes de genre est, de plus, un vecteur utile pour apprendre à réfléchir au-delà des évidences, au-delà de ce qui s’impose à chacun sur un mode naturel. Enfin ce concept constitue un apport d’analyse aisément modélisable pour déconstruire les stéréotypes racistes, d’âge, de classe, relatifs aux orientations sexuelles contre lesquels vous-même et Vincent Peillon appelez très justement à lutter. Or comment lutter contre les stéréotypes si l’on ne dispose pas des grilles de lecture pour les identifier, les interpréter et au final s’en défaire ?

Plus de quarante années de savoirs scientifiques ont produit des outils et des résultats pour déconstruire ces évidences naturalisées, ces préjugés, ces inégalités et lutter contre. Ils sont une réponse pour penser les processus qui façonnent les représentations du masculin et du féminin ainsi que les inégalités sociales concrètes qui en découlent. Ces recherches et théories sont désormais institutionnalisées dans l‘enseignement supérieur et la recherche en sciences humaines et sociales.

Voilà pourquoi, Monsieur le Premier Ministre, nous tenions à vous faire part de la perplexité qu’ont suscitée vos propos. Nous nous tenons à votre disposition pour en discuter.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Premier Ministre, Monsieur le Ministre, l’expression de notre très haute considération.

Signataires :

Julien Fretel, Président de l’AECSP, Association des Enseignants et Chercheurs en Science Politique Françoise Lafaye, Présidente de l’AFEA, Association Française d’Ethnologie et d’Anthropologie Didier Demazière, Président de l’AFS, Association Française de Sociologie Marjorie Galy, Présidente de l’APSES, Association des Professeurs de SES ARGEF, Association de Recherche pour le Genre en Education et Formation ASES, Association des Sociologues de l’Enseignement Supérieur

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