Réponse à la chronique de l’Express du 19 septembre 2012 : "Le système éducatif français pousse à la méfiance à l’égard des entreprises".
La population française manque de connaissances économiques : chacun le sait. Mais c’est devenu un "marronnier" que d’en accuser les professeurs de sciences économiques et sociales des lycées. C’est plutôt l’absence d’un enseignement obligatoire d’économie qui est en cause : c’est seulement depuis la rentrée 2010 que tous les élèves de seconde générale et technologique doivent suivre un enseignement d’économie. Mais il ne s’agit que d’un enseignement "d’exploration" d’1h30 par semaine pendant une seule année et qui n’est pas évalué.
C’est pourtant ce discours que reprend la chronique de Christine Kerdellant dans votre numéro du 19 septembre 2012. Elle cite à l’appui de son propos une étude réalisée par l’IREF, un "think tank libéral" selon ses propres mots. Auteurs de manuels aux Editions Magnard, nous aimerions faire quelques remarques sur l’étude de l’IREF.
Signalons pour commencer que presque tous les manuels de Terminale cités sont des éditions 2007 (ou leur réédition en 2010), liées à l’ancien programme. Pourtant, les éditions 2012, liées à un programme très largement renouvelé, sont disponibles depuis plusieurs mois.
En ce qui concerne les manuels cités de la classe de Première, édition 2011, et conformes au nouveau programme, plusieurs points de l’étude nous paraissent erronés. Les critiques sont entachées d’une mauvaise foi évidente et d’un parti pris idéologique qui fait douter de la qualité scientifique de la critique.
Les auteurs critiquent le fait que les manuels de première n’établissent pas de lien entre certaines notions microéconomique et la notion de dérivée. Or, les élèves n’ont pas encore vue la notion de dérivée en mathématiques. A la place on utilise en SES, en seconde et première, une mesure de la sensibilité d’un variable à une autre, l’élasticité. Une étude sérieuse aurait dû se renseigner sur ce point.
Plus spécifiquement, nous prendrons le cas du manuel de SES Magnard de première, utilisé comme illustration de la page de l’Express, que nous connaissons bien pour avoir participé à sa rédaction.
1- Tout d’abord, l’étude de entreprise n’occupe pas dix pages au maximum
comme c’est affirmé, mais deux chapitres sur onze et le thème de
l’entreprise revient dans de nombreux autres chapitres.
2- La revue Alternatives Economiques est décrite comme ayant un "monopole"
comme source de documents des manuels. Or, cette revue est citée 7 fois en
383 pages ! C’est bien moins que Le Monde par exemple et la plupart des
documents sont tirés de publications académiques, d’économistes reconnus ou
d’organismes comme l’INSEE ou l’OCDE dont on ne peut mettre en doute
l’objectivité.
3- Les auteurs s’offusquent de trouver l’expression "concurrence sauvage"
dans le chapitre 1 (doc. 4 p. 21) mais ils oublient de dire qu’il y un point
d’exclamation à la fin et que c’est le titre d’un document humoristique (une
bande dessinée sur une situation quotidienne au sein de la famille). Il
suffisait de baisser les yeux pour voir que les deux documents suivants sont
un texte qui définit le principe des gains à l’échange et un texte d’A.
Smith.
4- Ils regrettent une définition "désincarnée" de l’entreprise, sans
exemple de biographie d’entrepreneur. Mais la définition citée a été
extraite du lexique de l’ouvrage, qui est bien le lieu de définitions
formelles et non d’exemples. Il y a de très nombreuses entreprises citées
dans l’ouvrage (et même des études de cas sur plusieurs pages) et non
seulement des entreprises fictives, comme c’est affirmé.
5- Sur le chapitre 10 "entreprise, institution et organisation", ils
critiquent le choix du titre sans préciser (ou avoir pris la peine de
chercher) que c’est le titre retenu par le programme officiel. Ils résument
le chapitre à un document (doc. 5 p 303) qui est une série de répartition
des revenus (document tout à fait standard, produit annuellement par
l’INSEE) qui leur semble, à les lire, subversif. Dans ce document, nous
avons pris soin de donner la série de valeur ajoutée depuis 1949 et non
depuis les années 1970 pour bien faire comprendre que le partage oscille
autour d’un équilibre (de deux tiers pour le travail et un tiers pour le
capital) au lieu d’avoir les yeux rivés sur la chute de la part du travail
dans les années 1980. Les auteurs de l’étude passent sous silence le reste
du chapitre dont l’enjeu est justement de comprendre comment une entreprise
peut faire converger l’intérêt des salariés et celui de la direction (par la
négociation de règles ou des dispositifs incitatifs).
6- Sur le chapitre 11 ("action publique et régulation"), les auteurs nous
accusent de faire la promotion des Enfants de Don Quichotte et de la loi sur
le droit opposable au logement (p. 322-323), alors qu’il n’y a que des
documents iconographiques qui décrivent le processus qui mène à la mise du
problème sur l’agenda public et que la caricature (doc. 4) donne au
contraire une vision critique de la loi. L’exemple du droit opposable au
logement est un exemple bien documenté dans la littérature récente en
sciences politiques. Les auteurs de l’étude ne citent rien de postérieur
deux premières pages du chapitre ! Sinon, ils auraient vu que les "faiseurs
de revendication" sont présentés comme des groupes de pression que cherchent
à mobiliser les médias et le débat public pour influencer l’action de
l’Etat : ce n’est en rien une apologie, nous semble-t-il.
Bref... les auteurs de l’étude n’ont manifestement pas passé beaucoup de temps à étudier les manuels cités. Ils présentent des extraits complètement décontextualisés et choisis parmi les nombreux documents de manière partiale pour étayer des idées préconçues. Avec la même stratégie de choix sélectif, on pourrait aussi bien montrer que les manuels de SES promeuvent l’ultra libéralisme.
Dans ces conditions d’absence de sérieux, nous sommes surpris que l’Express prenne pour argent comptant cette soi-disant étude, de 15 pages écrites en gros caractères, même dans le cadre d’une chronique, forcément subjective.
Très cordialement
Nicolas Thibault
Isabelle Waquet